30 jours auparavant

Le docteur Russo reparut le lendemain, en début de soirée. Nous avions passé une nuit particulièrement inconfortable mais j’avais fait en sorte qu’au moins Lucas puisse se reposer en trouvant un banc, dans une zone peu fréquentée, sur lequel je lui avais dit de se coucher. Il avait calé sa tête sur mes genoux et mis ses écouteurs, avant de sombrer. Il avait pu profiter d’un repos de plusieurs heures avant que je ne doive le sortir du sommeil pour pouvoir aller aux toilettes, à six heures tapantes, à cause d’une envie pressante. Je m’étais moi-même endormie à un moment donné, très peu de temps, mais suffisamment pour me réveiller avec une méchante raideur musculaire au niveau de la nuque. Des heures plus tard, je ne m’en étais toujours pas débarrassée.

J’avais reconduit Lucas dans la chambre de notre mère et m’étais renseignée sur l’état de cette dernière auprès de notre père, avant de déposer un baiser sur son front brûlant et d’aller me soulager. Avant de retourner auprès de ma famille j’étais passée à la cafétéria de l’hôpital où je nous avais pris de quoi petit-déjeuner. J’avais particulièrement apprécié mon café. Puis, nous avions passé le reste de la journée dans une attente qui ne semblait jamais finir mais dont l’issue, pourtant, était inéluctable.

Lorsque le docteur Russo franchit la porte, donc, nous étions loin d’être au meilleur de notre forme. L’épuisement, le chagrin et nos nerfs effilochés expliquaient à eux seuls ce qu’il se produisit ensuite. Toutefois, je n’y étais pas préparée. Le médecin se rendit au chevet de chaque patient, en commençant par la fillette de l’autre côté de la pièce, jusqu’à arriver auprès de ma mère. Nous nous levâmes de nos assises respectives et nous écartâmes du lit immédiatement pour ne pas lui faire obstacle. Il s’affaira autour d’elle quelques instants, vérifiant ses constantes, son pouls et sa chaleur corporelle avec une efficacité clinique. Il se serait vite éclipsé si mon père ne l’avait pas interpellé.

— Qu’est-ce qui se passe dans cet hôpital ?

En oyant la question Russo se raidit instantanément, avant d’efforcer son corps à évacuer une partie de cette raideur. Il éloigna sa paume du front de ma mère -où elle était posée- avec une lenteur calculée. Puis, il se racla la gorge avant de repositionner -inutilement- ses lunettes à épaisse monture noire sur son nez. Enfin, il prit la parole, sans jamais nous regarder.

— L’état de votre femme à empiré, je suis désolé. Il n’y a rien de plus que je puisse faire. Excusez-moi.

L’homme battit immédiatement en retraite après ces quelques mots et se dirigea vers la sortie mais fût intercepté par mon père qui l’empoigna par le biceps, avant de le projeter contre une paroi et de lui faire barrage avec son corps. Ce fût fulgurant. Brutal. Quant à moi, je sursautai, les yeux écarquillés, et fis un pas en arrière avant de me rigidifier par instinct. Comme pour ne pas attirer l’attention d’un grand prédateur en chasse. Un instant plus tard, lorsque je posai mon regard sur Lucas, ce fût pour le voir arborer une expression identique à la mienne ; peut-être même encore plus horrifiée car il n’avait encore jamais assisté à ce genre de comportement de la part de notre père, contrairement à moi. Dans la pièce, tous les occupants s’étaient tus. On aurait entendu une mouche voler.

— Je vous ai posé une question. Que. Se. Passe-t’il. Dans. Cet. Hôpital ?

Le médecin déglutit bruyamment mais n’appela pas à l’aide, sans doute trop effrayé par la réaction potentielle de mon paternel, qui montrait déjà pratiquement les dents à l’idée d’être à nouveau défié. Le silence dura si longtemps que je crus que le bon docteur ne répondrait pas, mais je fus finalement détrompée.

— Nous avons reçu des ordres. Nous devons avoir évacué tout le personnel soignant d’ici quarante-huit heures au plus tard.

— Des ordres ? De qui ?

— De l’Etat-Major des armées ?

— Vous me le dites ou vous demandez ?

— On n’en sait rien, en fait. Ça fait des semaines qu’on a plus reçu de directives du gouvernement. On suit simplement les ordres que nous donnent les militaires stationnés ici, babilla Russo qui après avoir commencé à parler ne semblait plus pouvoir s’arrêter.

— Où est-ce qu’ils vous évacuent ?

— On ne sait pas non plus. Quelque part, en sécurité. Dans une zone sécurisée.

— Et les malades ? m’entendis-je demander, sans pouvoir me réfréner. Qu’est-ce que vous faites des malades ?

Un nouveau silence, assourdissant, me répondit. Et j’avais ma réponse.

Soudain, nous entendîmes une brusque inspiration sifflante se faire connaître dans notre dos, déchirant l’extrême tension qui s’était installée et nous nous retournâmes comme un seul homme. Ma mère, que mon père avait dû sangler quelques heures auparavant tant elle était agitée, commença à se contorsionner de plus belle dans ses liens, sans jamais se réveiller. Son nez se mit à saigner. Elle étouffait. Puis, son corps se souleva d’un seul coup de la couche imbibée de sueur et retomba brutalement après un instant en apesanteur. Elle cracha une gerbe de sang, puis se mit à convulser. Il y eut comme une suspension dans l’écoulement du temps, durant laquelle nous demeurâmes interdits. Tout l’air semblait avoir été brusquement aspiré hors de la pièce. Nous ne respirions plus. Et puis, en un instant, l’enfer se déchaîna.

Lucas l’appela dans un cri et papa le repoussa en arrière lorsqu’il fit mine d’avancer vers elle. Je contournai le lit d’un bond, avant de réaliser m’être déplacée, pour me saisir de mon frère qui se débattit immédiatement pour m’échapper, mais peu importe les coups qu’il me donnait, je refusai de lâcher prise. Avec la plus grande difficulté du monde je le tirai en arrière, jusqu’à passer le seuil de la chambre. Je refusai qu’il assiste à ça. Car je savais, sans comprendre d’où me venait cette certitude, que le moment était venu. Pour ma part, la dernière fois que je vis ma mère, elle était maintenue de force contre ses draps souillés par son époux qui ne cessait de répéter son nom, d’une voix fêlée qui trahissait son émotion, comme un disque rayé, tandis que le docteur Russo qui s’était remis de ses émotions commençait à s’affairer autour d’elle avec une précipitation pratiquée.

Une fois dans le couloir, quand je jugeai que nous nous étions suffisamment éloignés, je permis à Lucas de s’affaisser jusqu’à-ce que nous soyons tous deux agenouillés contre le lino froid. C’était comme si toutes ses forces l’avaient subitement abandonné. Il avait cessé de ruer contre moi mais je restai ceinturée autour de lui, comme pour ramasser simultanément les morceaux de nos deux cœurs en train de se briser. Un sanglot lui échappa, puis, un reniflement et soudain, il hurla.

Intérieurement, je hurlai avec lui.

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