Quelques minutes plus tard, Noah entra en trombe dans la salle de refuge. Il se dirigea aussitôt vers Lily sans adresser un regard à Victor qui était allongé sur le lit d’à côté.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’un air paniqué.
— Elle a fait un terrible malaise, expliqua Kaël.
Il lui décrivit en détail ce qui lui était arrivé.
— Les Trésors du Temps et ses pouvoirs sont maudits, cracha le jeune Elfe. Si ça continue, elle va mourir…
Noah demeura profondément silencieux, avant d’avouer sur un ton grave :
— Non, il ne s’agit pas d’une malédiction. Si elle commence à être malade, c’est parce que les Trésors du Temps et leurs pouvoirs sont totalement incompatibles avec un Ombre.
Lily et Kaël se regardèrent dans les yeux, et semblèrent enfin comprendre l’origine de ses problèmes.
— Je n’en suis pas totalement certain, poursuivit l’Héliogicien, mais je ne trouve pas d’autre explication à ce phénomène. Plus Lily porte un Trésor du Temps sur elle, plus elle use d’Héliogie, et plus elle exploite les pouvoirs associés à ses Trésors ; alors plus sa santé se dégrade car elle est une Ombre. Les Trésors ont été conçus pour fusionner avec un Humain de la descendance Aurora ou Valtori. Jamais dans l’Histoire un des membres de ces deux familles n’est devenu un Ombre. Depuis combien de temps ta santé se dégrade-t-elle ?
Lily réfléchit à toute vitesse et déclara :
— Depuis que je côtoie Victor et que je suis à proximité de la Montre Gousset en plus de l’Anneau… Mais il n’y a pas que ça ! Comme je te l’ai déjà expliqué, des visions étranges surgissent sans raison dans ma tête. J’en ai eues sept jusqu’à présent. Et depuis la sixième, j’ai terriblement mal au crâne juste après. Ma plus grosse crise est celle que j’ai eue tout à l’heure…
— Mais qu’est-ce que cela signifie ? demanda Kaël, l’air horrifié. Cela veut-il dire qu’elle est condamnée à mourir ?
— Non, affirma Noah. Cela signifie que si elle veut vivre, il faut impérativement qu’elle s’empare du Sablier pour redevenir Humaine à tout jamais.
Lily émit un rire nerveux, avant de lâcher :
— Je ne suis pas prête de le retrouver, il est entre les mains de Sian à l’heure qu’il est ! Je suis certaine de mourir alors…
— Pas si tu te débarrasses de ces foutus Trésors ! beugla Kaël, fou de rage. J’ai l’impression qu’ils apportent plus de problèmes qu’autre chose ! À quoi nous servent-ils, après tout, hein ?
Noah ferma les yeux et fit des gestes avec ses mains afin de temporiser.
— Du calme, Kaël, dit-il. Rien n’est encore perdu. Il nous reste une chance de récupérer le Sablier. Il le faut. Nous n’avons plus le choix.
L’Elfe fulminait, il se retint cependant d’ajouter une remarque cinglante de plus. Noah s’assit sur la chaise à côté de Lily, et leva la tête vers l’Elfe intrépide.
— Kaël, si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais m’entretenir seul avec Lily, déclara l’Héliogicien.
Il hésita un instant, adressa un dernier regard à la jeune femme et s’éclipsa sans dire un mot. Lorsqu’ils furent enfin seuls, Noah s’approcha un peu plus d’elle et confia sur un ton plus bas :
— J’ai eu une réunion avec la Reine et les membres de la Guilde, et nous avons convenu d’un plan B, au cas où les choses dégénèreraient…
— Lequel est-il ?
— Comme tu dois t’en douter… Nos chances de réussite face à l’armée de Sian sont… comment dire… très faibles. Il a réussi à s’allier avec les Hybrides — ce qui était autrefois impensable — puis avec un groupe d’Humains, et les Grands Hommes du Nord… en plus des Ombres et des Ténébreuses. Sian possède la totalité des Trésors de l’Âme, ce qui le rend quasiment invincible. Il a sans doute en sa possession le Sablier. Face à eux, les Elfes sont seuls. Notre armée est constituée de dix mille têtes. Eux, en revanche, sont cent mille d’après nos calculs. Mais je crains que nous sous-estimions leur effectif…
— En somme, nous allons perdre cette Guerre, conclut-elle platement.
Ces évènements la dépassaient complètement. Elle ne savait plus quoi penser ou espérer, et était totalement désorientée. Pour couronner le tout, elle tenait à peine debout. Lily réalisa soudain qu’elle devait maintenant se préparer à mourir, mais surtout, à voir mourir toutes les personnes dont elle était attachée sur Zénith.
— Nous allons certainement perdre cette Guerre, révéla-t-il d’un regard plus noir que jamais. La situation est d’une gravité sans précédent. Jamais les Elfes se sont retrouvés dans une telle situation, seuls contre tous.
Silence.
L’atmosphère était pesante et le soleil se couchait inexorablement. Un Crépuscule des plus sombres les menaçait.
— Mais il nous reste une ultime alternative. Nous te chargeons d’une dernière mission : celle de la dernière chance, révéla-t-il finalement.
Noah marqua une pause, avant de poursuivre :
— Ce n’est pas seulement la vie des Elfes qui est en jeu. Si Sian parvient à ses fins, il trouvera l’Ambre. Et alors, il emmènera avec lui son armée sur la Terre, comme il lui a toujours promis. Si cela arrivait, ce ne serait pas seulement l’apocalypse sur Zénith, mais aussi sur ta planète. Écoute-moi bien à présent…
La jeune femme le dévisageait avec grande attention. Il se tut un instant, et continua :
— Si ce scénario venait à se produire, et que tu parvenais à t’emparer du Sablier, il faudrait que tu accomplisses un ultime voyage… seule.
— Un voyage ?
— Dans le temps.
Silence.
— Dans le passé, plus précisément… pour changer le courant de l’Histoire. Tu comprends ?
— Dans le passé ? répéta-t-elle, stupéfaite. Quand bien même j’avais le Sablier sur moi, comment pourrais-je choisir le nombre de jours ou d’années que je remonterais et… comment pourrais-je changer les choses ?
— Il faudrait, dans l’idéal, que tu retournes à l’époque de Sian Valtori où il n’a pas encore quitté les Elfes, afin de comprendre ce qui l’a poussé à nous trahir, pour mieux l’arrêter dans ses sombres projets.
Lily comprenais parfaitement ce qu’il lui demandait d’effectuer. Néanmoins, c’était illusoire.
— Je veux bien mais, comment dire… Votre plan me semble totalement utopique. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais interférer dans ses projets… à moins de le tuer, et alors de me sacrifier moi-même.
— Je n’ai jamais envisagé cela ! protesta-t-il.
— Ne vous inquiétez pas, je suis prête à le faire vous savez, avoua-t-elle sans détour. Vous venez à l’instant de me révéler que les Elfes sont en danger de mort, qu’Aurora est menacée d’être détruite, et l’Ambre d’être volée. Mais surtout, vous venez de m’avouer que ma mère, mon frère et mon amie, ainsi que les Terriens sont en danger de mort. Croyez-vous sincèrement que je vais rester là, les bras croisés, alors que je suis sans doute la seule à pouvoir faire quelque chose grâce au Sablier ?
Noah s’affaissa un peu plus sur sa chaise, le visage décomposé et les yeux larmoyants. Jamais elle ne l’avait vu aussi bouleversé. Cette vision la désarçonna immédiatement.
— Je vous jure, Noah, que si je parviens à m’emparer du Sablier, je voyagerais à une époque avant cette Guerre, et je tuerais Sian sans sourciller, sans hésiter, sans douter ne serait-ce qu’une seconde. Je le tuerais, Noah. Vous entendez ? Je l’anéantirais même si je dois y perdre la vie.
Jamais Lily n’avait été aussi sincère et déterminée. À cet instant, elle ne ressentait plus aucune peur et cela en était presque jouissif. Elle se sentit soudain capable de tout, même de l’impossible.
— J’espère seulement que tu parviendras à l’arrêter sans à devoir te sacrifier.
— À quoi bon ? dit-elle. Nous sommes tous condamnés. Comme vous venez très bien de le dire, il s’agit de la mission de dernière chance. Je suis prête à donner ma vie pour que Zénith comme la Terre ne connaissent pas une telle hécatombe.
— Lily ? demanda soudain une voix brisée.
La jeune femme et Noah sursautèrent aussitôt, et tournèrent la tête vers l’endroit où fut provenue cette mystérieuse voix : celle de Victor !
Le fils de Sian Valtori était assis sur le lit d’à côté, les yeux plissés et la main sur la tête. Il venait à l’instant, et sous leur nez, de se réveiller après un coma de plusieurs semaines.
— GARDES ! IL S’EST RÉVEILLÉ ! hurla Noah, soudainement paniqué.
Tout se déroula trop vite, Lily n’eut pas le temps d’effectuer le moindre le geste, ni même Victor. Les gardes se jetaient déjà sur lui et le neutralisaient. La jeune femme se leva d’un bond, catastrophée.
— Noah… Qu… qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi avez-vous appelé les gardes ?
Le visage de l’Héliogicien se transforma, il était impassible dorénavant. Ses yeux étaient ternes et fuyants. Il évitait de croiser le regard déconfit et suppliant de sa protégée. Les gardes embarquèrent Victor qui ne pouvait plus parler car on venait de lui coudre les lèvres grâce à l’Héliogie. Les Elfes quittèrent les lieux en tenant fermement — trop fermement — le bras de son frère, suivis de près par Noah. Folle de rage, Lily les suivit à la trace et s’écria :
— Qu’est-ce que vous allez lui faire ? Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie ! Il est innocent !
Comme seule réponse, Noah ordonna d’un ton cassant :
— Va-t’en, Lily. Cela ne te concerne plus maintenant. La vie d’un peuple est en jeu, nous ne pouvons plus attendre.
La jeune femme accéléra le pas afin de maintenir la cadence, d’un air agité, et s’emporta :
— Comment ça, ça ne me concerne plus ? Il s’agit de mon frère, bon sang ! Croyez-moi si je vous dis qu’il n’a rien à voir avec les plans de Sian !
— Qu’est-ce que tu peux être naïve, balança-t-il sur un ton rabaissant.
Ils étaient déjà arrivés au parvis de la Tour Royale. Ils pénétrèrent dans la demeure et se dirigèrent prestement vers la salle de réunion. Les Héliogiciens étaient réunis. La Reine trônait au bout de la table ovale et semblait débiter un discours des plus graves et solennels. Lily stoppa sa course au seuil de la pièce, et regarda, pétrifiée, son frère qui était neutralisé au milieu d’eux.
— Ah ! Ce barbare s’est enfin décidé à nous faire face ! cracha la Reine sur un ton haineux.
Victor se contenta de geindre en lui adressant des yeux noirs et menaçants. Ils ne pouvaient plus parler car il n’avait plus de bouche. Il se tint droit néanmoins, et resta digne. Il soutint le regard de la puissante Reine avec insolence. Lily ressentait presque du plaisir et de la fierté face au comportement de Victor vis à vis d’Éléna, qu’elle affectionnait de moins en moins.
L’Elfe majestueuse s’avança d’un pas félin vers sa proie, suivie par les pans gracieux de sa soyeuse robe rouge rubis. Ses longs cheveux raides et noirs vacillaient au rythme de ses pas assurés. Son visage pointu était dignement relevé, et ses yeux d’un bleu pâle dardaient l’ennemi avec suffisance. Elle leva sa main et attrapa les deux joues de Victor avec ses doigts longs et fins, afin de le forcer à la regarder plus profondément.
— Nous allons enfin connaître les plans de ta pourriture de père ! cracha-t-elle avec véhémence. Mais j’ai beau essayer lire tes pensées, je n’y parviens pas. Sian a dû t’enseigner certaines techniques de défense. Ainsi, je vais devoir recourir à d’autres méthodes…
— Il ne sait rien ! s’écria Lily, au bord de la crise de nerf.
— TAIS-TOI ! hurla la Reine d’une voix cristalline. Toi, tu n’es pas objective, alors FERME-LA !
Aurora fut médusée par l’arrogance de l’Elfe. Cette dernière glissa sa main sur la poitrine de Victor, resserra ses doigts sur la Montre Gousset, et l’arracha de son cou d’un geste de la main.
— Ceci retourne à son véritable possesseur, dit-elle froidement, se dirigeant vers Lily pour lui rendre le second Trésor du Temps.
Elle ne protesta pas et récupéra le bijou sous le regard attentif des membres de la Guilde.
— Ainsi, Victor ne pourra plus se réveiller sur la Terre et nous échapper, poursuivit la Reine. Son corps va même disparaître de la Terre tant qu’il ne possède pas un Trésor sur lui.
Éléna effectua un geste bref de la main en direction du visage de son prisonnier, et la bouche de ce dernier se reforma aussitôt.
— Maintenant, parle ! ordonna-t-elle avec autorité. Que prépare ton père ?
En guise de réponse, Victor cracha au visage de l’Elfe. Cette dernière devint rouge de colère, avant de s’écrier :
— EMMENEZ-LE À LA SALLE D’INTERROGATOIRE ! TORTUREZ-LE AFIN QU’IL CRACHE CE QU’IL A À DIRE ! ET CELA JUSQU’À SON DERNIER SOUFFLE !
— NON ! hurla Lily, désemparée. NE LUI FAITES PAS DE MAL !
Trois grands Elfes forcèrent Victor à avancer vers la sortie, accompagnés des Héliogiciens, de Noah et d’Éléna. Ils ignoraient tous, sans exception, l’agitation de la jeune Ombre. Lily ressentit soudain le poids du second Trésor, qui se rajoutait à celui de l’Anneau.
Le soleil était au zénith, l’Ambre étincelante, et Lily était inondée de lumière.
Elle sentit une chaleur enivrante s’emparer d’elle, peu à peu, lentement et progressivement. Plus sa colère montait, plus ces sensations s’intensifiaient. Malgré sa condition d’Ombre, son cœur se mit à palpiter dans sa poitrine, les pulsations s’accélérèrent : il battait d’une telle puissance à présent qu’elle craignit qu’il explose sur-le-champ. Ses lèvres rougirent, ses pupilles se dilatèrent, sa peau rosit et ses joues s’empourprèrent. Brusquement, ses mains s’illuminèrent et les hélioctrons fusionnèrent avec chaque cellule de son corps.
Quand soudain, une onde de choc émana d’elle et s’approcha de proche en proche des membres de la Guilde. Ils furent aussitôt projetés dans les airs, ainsi que la Reine. Une fraction de seconde plus tard, des flammes gigantesques se formèrent dans la grande salle de réunion et embrasa la table en bois massif.
L’instant d’après, prise de vertiges, Lily s’écroula, et un flot de sang jaillit de son nez et de sa bouche, inondant le sol immaculé. Ses Trésors étaient si ardents que la chaîne était d’un rouge vif, laissant des marques impressionnantes sur sa nuque et sa poitrine ; comme si elle était marquée au fer rouge. Peu de temps après, des gardes s’emparèrent d’elle.
— LÂCHEZ-MOI ! hurla-t-elle, furibonde.
— Tu es trop dangereuse ! s’écria Noah.
L’Héliogicien et les deux gardes accompagnèrent Lily dans les cachots de la ville, au fin fond d’une caverne. Les lieux étaient sombres, lugubres et humides. Ils ouvrirent une cellule, y jetèrent la jeune femme — car elle se débattait violemment — et l’enfermèrent hâtivement.
Sous terre, à l’abri du soleil, Lily était incapable de pratiquer l’Héliogie, d’utiliser ses Trésors ou même de retourner sur Terre. Aussitôt emprisonnée, la jeune Ombre se jeta sur les barreaux et hurla :
— VOUS ALLEZ ME TORTURER MOI AUSSI ?
Noah était toujours impassible, mais ses yeux trahirent un profond désespoir pendant un bref instant.
— J’ai pris la décision de t’enfermer ici afin que tu te rafraichisses un peu les idées ! Tu aurais pu nous tuer, tout à l’heure ! Tu sous-estimes tes pouvoirs. La colère et la haine que tu ressens te font perdre l’esprit et te poussent à commettre des actes que tu regretteras ! L’Héliogie doit se pratiquer avec sagesse.
— En torturant mon frère, vous ne valez pas mieux que les Ombres ! beugla-t-elle.
Noah lui tourna le dos en direction de la sortie, s’arrêta un instant, se retourna à moitié et dit sur un ton calme :
— Profite de ta cellule pour méditer et te reposer. Tu en as bien besoin. Concernant Victor… n’oublie jamais qu’il a été élevé par Sian Valtori, quelque soit votre lien de sang. Nous t’avions demandée de récolter des informations, pas de t’attacher à lui…
Sur ces mots, il partit pour de bon, laissant Lily seule avec ses démons intérieurs.
— VA TE FAIRE FOUTRE NOAH ! hurla-t-elle.
Mais il ne l’entendit pas.

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