Chaque semaine, Lila-Rose profitait de son jour de congé pour se lever à l’aube et se promener au Fuller Park. Le spectacle d’une nature s’éveillant diffusait en elle un sentiment de sérénité, surtout lorsque la brume s’élevait au-dessus de l’étang.

Pour cette quatrième et avant-dernière année avant son admission en école vétérinaire, la jeune fille se perfectionnait au moyen de stages. Une immersion totale au Westarbor Animal Hospital lui avait permis de rencontrer de nombreux patients, et d’apprendre à gérer son stress face à des cas critiques. Attentif aux besoins de ses employés, le docteur Carlson considérait son apprentie avec autant d’égard qu’un vieux collègue. Il lui avait attribué le jeudi en repos hebdomadaire, jugeant bénéfique une coupure en milieu de semaine.

Depuis quelques jours, la ville s’éveillait sous un voile moiré d’argent. Le givre matinal figeait la nature apprivoisée des parcs, et même les allées pavées scintillaient sous les rayons pâles du soleil. Les saisons du Michigan étaient très marquées : une fois l’hiver installé, le mercure ne dépassait plus le zéro jusqu’au mois de mars. Ce fin manteau, à la blancheur étincelante, habillait le paysage une bonne partie de l’année.

— Eh, Lila ! Attends-moi !

Interrompue alors qu’elle faisait le vide dans sa tête, Lila-Rose s’arrêta et tourna la tête en direction de la voix familière.

— Anjali ?

Son amie l’étreignit chaleureusement, un sourire radieux aux lèvres.

— Vous n’avez pas cours ? s’étonna Lila.
— Non, notre professeur d’histoire de l’art est absent aujourd’hui. Ton cher et tendre est à la cafétéria avec bhaiyya¹.

Native de Bombay, Anjali était la petite sœur de Zaccharias. Ils vivaient sous le même toit depuis plus de quinze ans, et formaient avec leurs parents une famille recomposée aussi atypique que fusionnelle. Toutefois, la jeune hindoue restait très imprégnée par sa langue natale, et quelques tics demeuraient.

En voyant Lila-Rose manquer d’assurance à son retour de Chine, Zaccharias avait eu l’idée de lui présenter Anjali. La pétillante artiste s’était aussitôt prise d’affection pour elle.

— Eh, ce sont de nouvelles chaussures ? Tu les as achetées où ?
— Au DSW, répondit Lila, une jambe fléchie pour montrer ses bottines sous un angle différent.
— Attends, ne bouge plus !

Brandissant son téléphone portable, Anjali s’accroupit pour photographier la paire.

— Voilà… J’ai fait un statut en mentionnant bhaiyya. J’espère qu’il va se souvenir que c’est mon anniversaire bientôt ! s’exclama l’Indienne. Tu veux qu’on aille faire un tour ?

Lila-Rose acquiesça et reprit son chemin. Plutôt habituées à se retrouver pour faire les boutiques ensemble, c’était la première fois que les deux amies se voyaient pour le simple plaisir de se promener. Au-dessus d’elles, le ciel dégagé déclinait l’azur en plusieurs tons pastels, et promettait une belle journée.

Anjali profita du cadre naturel pour dégainer son portable et prendre plusieurs clichés avec Lila. Entre selfies et paysages, elle bombardait les réseaux sociaux de statuts superficiellement essentiels.

Loin de l’image sérieuse et réservée qu’elle affichait la plupart du temps, Lila-Rose se prêtait au jeu et alternait les poses. Pendant qu’elle faisait la belle devant l’objectif, il lui arrivait de faire une grimace, ou de se mettre volontairement en mauvaise posture. L’auto-dérision était un art, et elle le maîtrisait secrètement.

— Oh mon Dieu ! Je peux monter un dossier contre toi avec celle-là ! s’exclama son amie avant de rire aux éclats.

Lila s’empressa de la rejoindre pour incliner l’écran du téléphone et regarder l’effet de sa dernière mimique. Elle gloussa à son tour et acquiesça :

— Et en plus, je louche … Tu en as pris d’autres un peu moins moches au moins ?

Anjali fit défiler les images et en agrandit une.

— Celle-là est magnifique. J’ai cité Jarren pour qu’il la voit. Parie combien qu’il va cliquer sur « j’aime » ?

L’alarme propre aux notifications se déclencha, comme pour lui donner raison. Quelques secondes plus tard, un autre son spécifia un commentaire lié à la photo.

— Qu’est-ce qu’il raconte ?
— Attends, la page s’affiche lentement… Ah, c’est bhaiyya qui a commenté ! Alors, il a écrit « Et on veut nous faire croire que les Chinois travaillent comme des forçats ? Traîtresse à ta cause, va ! Feignasse ! ».

Lila-Rose éclata de rire. Dès son retour dans le Michigan, elle avait été amenée à côtoyer les amis de Jarren. Zach fut de loin le plus difficile à cerner : l’humour grinçant du beau brun au teint laiteux donnait souvent l’image d’un jeune homme froid et distant. Garrett et Matthew s’étaient donc amusés à rédiger « Le petit guide illustré du Zaccharias R. Tame, à l’usage des jeunes Chinoises fraîchement expatriées ». Depuis, la jeune fille ne se laissait plus désarçonner par le personnage que se composait le guitariste, et le considérait même comme un ami.

— Réponse de ton prince charmant : « Ne l’écoute pas, ma chérie… même feignasse, tu restes la plus belle » avec un petit cœur derrière… oh le sale type !
— Ça se paiera, monsieur Lothamer !

Les deux jeunes filles continuèrent leur promenade.

— Jen a l’air d’aller mieux, fit remarquer Anjali. On aurait dit un zombie la semaine dernière, ça faisait peur.

Lila-Rose opina silencieusement, pinçant un peu les lèvres au souvenir des jours sombres que son petit-ami avait traversés. Elle se reprit et répondit avec un sourire :

— Il lui fallait un peu de temps pour se remettre de son accident, je pense.
— Tu m’étonnes… Le jour où mon pare-choc a câliné une bouche d’incendie à cause du verglas, j’ai mis deux semaines avant de reprendre le volant. Et encore, je ne dépassais pas la seconde !
— Et tu ne te faisais pas klaxonner ?
— Tu crois que c’est pour ça ? Moi qui pensais que c’était parce que je suis belle…

Son téléphone émit une petite mélodie en affichant le nom de Zaccharias, et Anjali s’empressa de répondre.

— Ah, bhaiyya ! Alors ma pointure, c’est.. Comment ça, tu ne m’appelles pas pour ça ?
— Je vais à l’aire de jeu, articula Lila-Rose à voix basse.

Alors que son amie acquiesçait et prenait un autre chemin pour s’isoler, elle se dirigea vers la structure en bois, située à une petite centaine de mètres. Cet assemblage de passerelles, de tunnels et d’escaliers de toutes sortes, connaissait un succès universel auprès des enfants et des jeunes adultes. Si les plus petits adoraient se défouler en escaladant la moindre palissade, les étudiants aimaient tout simplement l’idée de se remémorer les souvenirs d’un âge perdu.

Comme tout le monde, Lila appréciait ce lieu. À chaque fois qu’elle s’y rendait, un sentiment curieux la gagnait, à mi-chemin entre le rêve bienveillant et la douce nostalgie. Elle voulut emprunter une échelle en inox, mais elle se ravisa aussitôt. L’installation destinée à un public plus léger mettait en péril son équilibre.

Un peu honteuse, elle s’assura d’un regard qu’Anjali ne l’avait pas vue abdiquer. Heureusement, celle-ci semblait totalement absorbée par sa conversation avec son frère aîné.

Rassurée, Lila-Rose reporta son attention sur l’échelle. Elle se figea soudain en distinguant un individu sur sa gauche. L’homme était tourné vers elle, à seulement quelques centimètres de son visage. Aucun bruit ne l’avait alertée. Son inconscient n’avait même pas perçu le moindre sentiment d’oppression. Elle tenta de déglutir, en vain, consciente de l’insoutenable fixité de ce regard posé sur elle.

Lila-Rose tourna la tête vers l’homme. Ces longs cheveux raides, ces iris d’ambre, ce visage à l’expression si dure… aucun doute, il s’agissait de l’inconnu rencontré devant l’hôpital.

La confrontation dura quelques secondes. Elle s’apprêtait à le repousser lorsque l’inquiétant personnage la saisit brutalement par la gorge. Plus prompt qu’un serpent, il serrait déjà ses longs doigts autour des veines de la jeune fille.

— Où est-il ? gronda l’inconnu d’une voix sourde.

Lila-Rose tentait de s’arracher à l’étreinte de cette main puissante, à la recherche d’air. L’étranger se pressa contre elle, la privant de l’espace nécessaire pour se débattre.

— Où est-il ? répéta-t-il plus lentement, en approchant son visage du sien.

Elle le toisa froidement. Dans un mouvement imparable, l’homme la plaqua au sol et lui enfonça sa rotule dans le sternum. Lila rassembla tout son courage, affrontant le regard de son agresseur, puis articula d’une voix blanche :

— Laissez Jarren tranquille. Il n’a rien à voir avec vous.
— Je ne parle pas de ton partenaire, petite sotte ! Je parle de Rain, tu portes son odeur…

L’Asiatique écarquilla les yeux.

— Pardon ? Mais…
— Lila !

L’homme leva aussitôt la tête. Lâchant un juron en russe, il déguerpit sans demander son reste. Lila-Rose ne bougea plus pendant quelques secondes, le temps de reprendre ses esprits. Lorsqu’elle se redressa sur un coude, Anjali s’accroupit à ses côtés.

— Ça va, tu n’as rien ?

Pas très sûre d’elle, la Chinoise secoua la tête. Elle se leva, un peu vacillante, mais la nausée la terrassa et elle se résigna à s’asseoir sur les marches du toboggan. Sa vue se troublait. Ses mains tremblaient nerveusement. Elle tenta de faire bonne figure en rejetant une mèche de cheveux derrière son épaule.

— Ça va aller…
— Tu plaisantes ? Regarde dans quel état tu es ! s’emporta Anjali. Il est passé où ce malade ? Et c’est qui ce type ?

Lila haussa les épaules, jetant un regard alentour. Le petit bois ne trahissait aucune présence humaine. À présent silencieuse, Anjali fixait la marque rouge des doigts sur la gorge de son amie.

— J’appelle Jen… murmura l’Indienne, choquée.

•••

Ce jeudi promettait de longues heures de tranquillité pour Zaccharias et Jarren. Le matin, ils partageaient le même cours d’histoire de l’art pendant quatre heures. L’absence du professeur concerné par cette matière leur permettait de paresser à la cafétéria autour d’un café.

— Mais si, fais-moi confiance ! insistait Zach. On a quinze minutes, on peut largement caser une troisième chanson.
— On a déjà eu du mal à en choisir deux, nota le chanteur du groupe. Le temps qu’on se décide pour la troisième, Jarren Lothamer Jr. sera en âge de voter.

S’il y avait une chose que le guitariste appréciait tout particulièrement chez son ami, c’était sa façon de briser les clichés de l’aristocratie. Avec son humour et son allure, il était loin de l’étiquette du mec pédant et coincé que Zach lui avait collée avant leur première rencontre.

— Justement, je pensais qu’on pourrait ouvrir sur une chanson déjà connue… Genre le thème du dernier James Bond.
— T’es sérieux ?
— On commence par un standard pour appâter le public, on embraie avec Serene under the rain, et on finit par Proud wrath, pour relancer la soirée.
— Oui, mais le disque est déjà édité…
— Pas grave, ce sera le bonus du concert !

Jarren se massa les tempes en se remémorant le thème évoqué par le leader du groupe. C’était jouable, mais il ne voulait pas reconnaître trop vite l’excellente idée de Zaccharias. Le tempérament mégalomane du guitariste n’avait pas besoin d’être conforté par une réponse trop enthousiaste.

— Faut y réfléchir…
— On me la fait pas, Jen… Je vois d’ici tes cordes vocales se trémousser d’envie.

Le téléphone de Jarren se mit à vibrer sur la table.

— Je trémousse ce que je veux, rétorqua-t-il avant de regarder son écran. Tiens ?

Il décrocha, un peu surpris.

— Oui, Anjali ?

Son sourire s’effaça brusquement et d’un bond, il quitta sa chaise.

— Vous êtes où ? … Ne bougez pas, j’arrive, trancha-t-il avant de quitter la cafétéria.
— Bah, attends-moi !

Zaccharias s’élança à la poursuite de son ami et accéléra pour le rattraper. Une fois à sa hauteur, il se cala sur un rythme que rien ne semblait pouvoir freiner. Jarren ne prenait même pas la peine de suivre les allées aménagées autour du campus. Il courait directement à travers le gazon, veillant tout juste à ne pas bousculer les étudiants sur son chemin.

— Bon sang ! Mais tu vas me dire ce qui se passe ?

Peu sportif malgré une carrure sèche et musclée, le musicien sentait ses poumons brûler sous l’effort violent auquel il se soumettait.

— Lila s’est fait agresser ! lâcha son ami en allongeant ses foulées.

Il fallut redoubler d’efforts pour suivre la cadence, mais cette information ôta tous les symptômes douloureux de Zach. Puisant dans ses ressources, il talonna Jarren de près.

Les deux jeunes gens pulvérisèrent tous les records sur la distance qui séparait le campus du parc, qu’ils atteignirent, essoufflés, en deux fois moins de temps que la moyenne.

Lorsque l’aire de jeux fut visible, la voix de Jarren couvrit le bruit de leur foulées.

— Lila !

Soulagé de la voir lever la tête dans sa direction, Jarren s’arrêta malgré lui au milieu de la pelouse. Après cette montée d’angoisse tout au long de sa course effrénée, la pression retombait d’un coup. Il se pencha en avant, les mains sur les genoux, totalement vidé de ses forces et à bout de souffle.

Derrière lui, Zach n’en menait pas large. Lui aussi courbé, il toussait et peinait à retrouver une respiration normale. Il vit du coin de l’œil son ami se redresser et parcourir les derniers mètres.

— Que… que s’est-il… passé ? demanda-t-il, à bout de souffle.
— Je… je ne sais pas… j’étais au téléphone avec bhaiyya, bégaya Anjali.

Occultant la réponse, Jarren contemplait les traces qui marquaient la peau fragile de sa petite-amie. Celle-ci lui adressa un sourire misérable avant de fermer les yeux, submergée par l’émotion.

— Tout va bien, Jen. Je n’ai rien.

Le jeune homme la serra entre ses bras, sans un mot. Rassurée par cette étreinte, Lila ferma les yeux et se blottit contre lui. Elle n’avait jamais été la cible d’une agression auparavant, et elle peinait à réaliser ce qui lui était arrivé. Étrangement, c’était davantage la furtivité de l’homme qui l’avait affectée, plutôt que l’atteinte physique en elle-même.

— Je… je suis désolée, balbutia Anjali.

Zaccharias entoura d’un bras les épaules de sa petite sœur.

— Tu ne pouvais pas prévoir, répondit doucement Jarren. Par contre, on va aller au poste de police…

Lila redressa la tête et quitta son étreinte.

— Ce n’est vraiment pas utile, Jen… Je vais bien, et il ne m’a rien volé.
— Ouais enfin… tu t’es fait agresser, rappela Zach en faisant une moue bizarre.
— Il m’a confondue avec quelqu’un d’autre, c’est pour ça qu’il est parti aussi vite… assura Lila-Rose. Jen… je sais que tu n’es pas d’accord, mais j’ai juste envie de boire un chocolat chaud et de penser à autre chose.

La mine assombrie, le jeune homme gardait le silence.

— C’est pas sérieux, Lil’… soupira Zach. On va pas laisser un taré se promener dans la nature. T’imagines s’il s’en prend à d’autres personnes ?

Anjali leva les yeux vers son frère aîné.

— Je n’ai pas vu son visage, commença-t-elle. Mais il avait des cheveux châtains. Ils étaient très longs et raides. C’est pas très courant pour un homme… La police pourrait en tirer quelque chose, non ?

Jarren tiqua à ces mots et dévisagea un peu plus Lila. Prise au piège par son regard insistant, elle acquiesça à la question silencieuse. Sans un mot, le jeune homme serra un poing et se détourna du groupe pour dissimuler sa colère. Les lèvres pincées, il balaya ses mèches brunes trempées de sueur qui encombraient son champ de vision. Bien évidemment, plus aucune trace de l’homme en question dans les parages.

— Jen, s’il te plaît, murmura Lila-Rose.

Il n’y avait plus de doute possible. Si la jeune fille affirmait que son agresseur s’était trompé de cible, c’était la preuve qu’elle avait reconnu l’individu décrit par Jarren auprès de ses sauveteurs.

Il se tourna vers Zach et lui glissa discrètement :

— Pas la peine d’insister pour le moment… Je vais régler ça en privé avec Lila.

Zach échangea un regard surpris avec Anjali. Aucun ne s’était attendu à un tel repli de la part de Jarren, réputé pour être un petit-ami particulièrement attentif au bien-être de sa Chinoise. Dérouté par cette réaction inhabituelle, le guitariste acquiesça silencieusement.

— Bon, et si on retournait à la cafétéria ? proposa-t-il en prenant sa soeur cadette par les épaules, avant de jeter un regard lourd de reproche à son ami. Et en marchant, cette fois… J’ai fait mon quota d’efforts pour tout un mois.

Jarren hocha simplement la tête et prit la direction du campus. En chemin, il entrelaça ses doigts à ceux de Lila, lui glissant un sourire doux pour la rassurer. Ce geste, banalisé en Occident, ne faisait pas partie des coutumes de la Lila-Rose. Mais pour cette fois, elle l’accepta et pressa ses doigts autour de la main du jeune homme.

Finalement, se laisser aller, ce n’était pas si mal.

•••

— Tu sais, je trouve les sièges de ta nouvelle voiture beaucoup plus confortables, taquina Lila Chinoise en suspendant son caban sur le porte-manteau.

Jarren se mordit la lèvre en souriant, incapable de répartie face à tant de mesquinerie. Il avait toujours été très fier de sa Pontiac Torrent. Bien que soigneusement entretenue, la Chevrolet empruntée à sa mère n’était plus de première jeunesse, et il n’avait pas la même satisfaction au volant.

Comme tous les jeudis, Lila-Rose s’apprêtait à passer la soirée chez son petit-ami. Et comme tous les jeudis, la question du dîner avait été soulevée pendant le trajet. Même arrivés à destination, les deux jeunes gens n’avaient toujours pas fait leur choix.

— Il n’est que quatre heures, on a encore le temps d’y réfléchir… Mais pour être honnête, je n’ai pas très envie de pizza, confia-t-elle.
— Anjali nous avait conseillé le Madras Masala, ça te dit ? Il me semble qu’on peut se faire livrer.

Alors qu’elle s’installait sur le canapé, Lila hocha vivement la tête, le regard brillant de gourmandise.

— Je prends ça pour un oui, conclut Jarren en souriant.

Il la rejoignit après un détour par le réfrigérateur. Une bouteille de jus d’orange à la main, il s’installa sur le fauteuil face à elle. Perdue dans la contemplation du premier verre qui se remplissait, Lila-Rose ne réagit pas immédiatement lorsque Jarren le lui tendit.

— Pardon, balbutia-t-elle, en se reprenant.
— Je t’en prie…

Il apprécia une première gorgée et en profita pour glisser un coup d’œil à sa petite-amie. Malgré l’insistance de son entourage, elle avait refusé de faire une déposition au poste de police. Ce choix avait fortement contrarié Jarren, mais à la demande de Lila, plus personne n’avait évoqué sa mésaventure dans le parc. Le petit groupe s’était donc posé à la cafétéria, pour se détendre le reste de la journée.

À présent qu’ils se retrouvaient tous les deux dans l’intimité, quelque chose rongeait la jeune fille. Peut-être était-ce le bon moment pour Jarren de revenir sur les détails de l’agression ? Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir le dialogue, Lila le précéda et se confia :

— C’était lui, Jen, l’homme que tu as vu dans la ruelle. De longs cheveux, un accent russe… c’est comme ça que tu l’as décrit, n’est-ce pas ?

Jarren fronça les sourcils.

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ? J’aurai dû insister pour qu’on aille porter plainte. Bon sang, Lila !

Il reposa son verre et s’accouda sur ses genoux pour se masser les tempes. Il sentait son sang bouillir sous la colère naissante.

— En fait, je l’avais déjà croisé.
— Quand ça ?
— À l’hôpital, sur le parking. Tu venais de partir. Je l’avais trouvé bizarre mais je ne pensais vraiment pas le revoir un jour… C’est pour ça que je ne t’en ai pas parlé. Mais quand tu l’as décrit à Rain, la semaine dernière, je me suis sentie mal à l’aise.

Le jeune homme pâlit brusquement, avant de s’emporter :

— Pourquoi tu ne m’as rien dit, à ce moment-là ?

Jarren détourna la tête un instant, puis se leva pour camoufler ses tremblements. C’était injuste d’en vouloir à sa petite-amie, pourtant il fulminait de rage.

— Jen… souffla la jeune fille en se levant pour tenter de l’apaiser. Je ne sais pas si je dois interpréter son agression de façon personnelle… Il m’a clairement dit qu’il cherchait Rain.

Le jeune homme lui retourna un regard où se mêlaient doute et curiosité.

— Ah oui ? Alors explique-moi pourquoi il s’en est pris à toi… rétorqua-t-il d’un ton acerbe.

Lila crispa un peu les lèvres, fâchée de voir son petit-ami s’emporter contre elle. Bien que discrète, la mimique rappela aussitôt Jarren à l’ordre. Il reprit sa place sur le canapé, honteux, et soupira :

— Désolé… j’ai vraiment eu peur pour toi, ce matin.
— J’ai eu peur aussi, Jen… avoua-t-elle tout bas.

Elle goûta au jus d’orange et ferma les yeux de satisfaction. Après avoir bu plusieurs thés et chocolats chauds à la cafétéria, elle ne s’était pas rendue compte à quel point un verre bien frais pouvait la revigorer. D’autant qu’elle se trouvait chez Jarren. Frileux de nature, et adepte du t-shirt ou de la chemise légère, le jeune homme prenait soin de chauffer son studio dès le début du mois de novembre. Même si les températures extérieures tombaient en-dessous de zéro, l’appartement conservait une chaleur d’environ vingt-cinq degrés.

— Pourquoi il nous tourne autour, si c’est Rain qu’il recherche ? demanda-t-il d’un ton maussade.
— Je ne sais pas. Et je ne suis pas certaine de vouloir le savoir, en fait…

Jarren secoua la tête. Lui non plus n’avait aucune envie d’être davantage mêlé à cette affaire.

— Il… Il a dit que je portais…

Lila-Rose s’interrompit, gênée, avant de baisser les yeux :

— … l’odeur de Rain.
— L’odeur de Rain ?
— C’est ridicule, s’offusqua la Chinoise. Si encore vous portiez le même parfum, je comprendrais qu’il ait confondu.

— Parce que tu te souviens de son parfum une semaine après, toi ? s’étonna Jarren.

La jeune fille sourit :

— Quand il m’a tendu la tasse, j’ai senti une odeur de rose. J’ai du mal à t’imaginer avec une fragrance aussi fleurie… Mais je peux t’acheter le même pour Noël, si tu insistes.

Jarren se mit à rire. Entendre Lila plaisanter lui faisait un bien fou. Nul doute que le fait d’avoir pu se confier l’avait-elle réconfortée. Lui-même se sentait soulagé de connaître la vérité : il n’avait plus à spéculer sur les événements survenus au petit matin.

— Je vais prévenir Rain, déclara-t-il soudainement.

Gagnée par un sentiment d’insécurité, la jeune fille haussa une épaule maladroite.

— Ça ne me rassure pas vraiment, mais… oui, tu devrais. Il t’a sauvé la vie…
— Si déjà on ne prévient pas la police, il faut au moins en parler à Louis. Il saura certainement quoi faire…

Il était inutile de se bercer d’illusions. L’étranger s’était plusieurs fois confronté à Jarren et Lila en l’espace de deux semaines. Pourtant, cette implication non désirée du couple ne susciterait aucune empathie de la part de Louis. En revanche, évoquer le danger que Rain encourait pouvait inciter l’Eurasien à résoudre le conflit au plus vite. D’autant que l’inconnu prétendait ne s’intéresser qu’au petit Japonais.

Pensif, Jarren consulta la liste de ses contacts. En s’achetant un nouveau téléphone portable, il avait ajouté le numéro de Louis et Rain, sans jamais s’imaginer qu’il aurait à le recomposer un jour. Un simple réflexe, pour s’assurer qu’il n’oublierait jamais ce que l’étrange duo avait fait pour lui.

La tonalité résonna inlassablement dans son oreille, une fois l’appel en cours. Il raccrocha au bout d’une vingtaine de secondes, quand il constata qu’aucune messagerie ne s’enclenchait.

— Ils sont peut-être en train de manger…
— Il n’est même pas quatre heures et demie, souligna Lila en consultant sa montre. Cela me paraît tôt, même pour des Japonais. Ils sont peut-être absents, tout simplement ?

Le jeune homme acquiesça lentement.

— Mmh… tu as sans doute raison, reconnut-il à contrecœur. On fait quoi ? On va chez eux et on glisse un mot dans leur boîte aux lettres ? Je n’ai pas envie de laisser à ce gars le temps de les retrouver…

Un peu hésitante, Lila-Rose hocha doucement la tête. Elle avait déjà refusé de faire une déposition au commissariat : il était impensable qu’elle se défilât une nouvelle fois. Et cela, même si elle souhaitait passer une soirée tranquille aux côtés de son amoureux.

— Allons-y, avant qu’il ne soit trop tard, déclara-t-elle en se levant.

Un sourire aux lèvres, Jarren récupéra ses clés de voiture posées sur le buffet, et revêtit son blouson laissé à l’entrée. Lorsqu’il ouvrit la porte, Lila sentit aussitôt les courants d’air froid dans le couloir de l’immeuble. Avec un regard chargé de reproches, elle enfonça son bonnet sur sa tête.

— Courage, soupira-t-elle pour reprendre contenance. Pense au poulet tikka qu’il t’a promis ce soir…

La touche d’humour soutira un rire tendre au jeune homme qui fermait la porte à clé. D’un geste décidé, Lila-Rose jeta par-dessus son épaule les deux longues oreilles en peluche qui ornaient son couvre-chef, puis s’accrocha au bras de son petit-ami le temps de regagner la voiture. Malgré son appréhension, elle se sentait concernée par cette histoire. Il était hors de question de se défiler, et encore moins laisser Jarren s’en charger seul.


1. Bhaiyya : « grand frère » en Hindi.

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