Nous avons quitté Anabella ce matin. Les hommes se traînent, épuisés par les réjouissances offertes par la terre ferme. Moi-même, j’avoue sentir la fatigue peser sur mes épaules. La mer est calme. Bien que le vent nous soit favorable, il se montre bien mollasson. Nous ne sommes pas pressés.

Nous nous situons dans le sud du golfe ; non loin de la Mer Naweline. Voilà longtemps que nous n’y avons pas mis les pieds. À cette époque, il devrait y avoir des navires marchands. L’Armada concentre son attention sur les grandes routes maritimes. Aller faire quelques pillages sur les côtes nawelines ne devrait pas nous porter préjudice. Au contraire. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas attaquer ailleurs qu’en pleine mer.

Le Déraisonné met donc le cap plein Est. J’entends mon équipage s’agiter et effectuer les manœuvres sous les cris de la terrible quartier-maître. La petite Mac Alistair a décidément beaucoup plus de voix que laisserait entendre son physique menu. De ma cabine, je peux voir sa tête rousse traverser le pont de part et d’autre pour diriger les matelots et vérifier le bon déroulement des manœuvres. Caractère de cochon, mais élément efficace. Elle a toujours vécu en mer et n’était pas à son premier coup d’essai. Elle se montrait aussi impitoyable au combat. Un très très bon élément. Je me féliciterai toujours de l’avoir dénichée avec son frère. Ce dernier est canonnier et un combattant redoutable. Ils ont le sang des clans sidhànéens dans leurs veines et ça se sent.

Je retourne à ma carte pour sélectionner les ports et villages à attaquer.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre VI : Deux Regards, Deux Vérités

La mer demeurait étonnamment calme pour la saison et le nord en général. Seulement de grosses et lentes vagues remuaient de temps à autre le petit bateau. Les embruns étaient glacés et fouettaient les deux jeunes hommes sans sommation. Balram continuait de guider la barque, le col de son manteau remonté jusqu’au nez.  Il ignorait ses tremblements et claquements de dents avec succès. Cependant, ses doigts transis de froid lui étaient péniblement douloureux. Il devrait se trouver de véritables gants. Il enviait les moufles portées par le gamin. De son côté, Lorcas se sentait mal. Chaque bercement du navire lui donnait une terrible nausée. Il avait déjà vomi deux fois sous l’œil moqueur et dégoûté de son compagnon d’infortune. Affalé contre le petit bastingage humide, il laissait son menton reposer juste sur le rebord. Au moins, il était certain de rendre par dessus bord ainsi. Le pirate s’était retenu de tout commentaire à sa surprise et le garçon lui en était reconnaissant. En vérité, ni l’un ni l’autre n’avait parlé depuis que les côtes de Coerleg avaient disparu de leur vision. Avec un grognement douloureux, Lorcas tourna la tête pour observer son kidnappeur naviguer. Il avait la main sûre et n’hésitait jamais sur la direction à prendre. Il s’était contenté de jeter un œil à sa boussole au moment du départ, puis il l’avait laissée dans sa poche. L’adolescent toussa bruyamment, autant pour tenter de dégager ce goût acide qui s’accrochait à sa gorge que d’attirer l’attention du pirate.

« Vomis si ça te démange, lui conseilla Balram sans le regarder. Tu te sentiras pas mieux si tu avales. » 

Écœuré, Lorcas émit un « beurk » sonore. Le brun daigna lui lancer un coup d’œil. Il évalua le teint crayeux du gosse qui semblait avoir perdu toute la fraîcheur de sa jeunesse. Il ne lui restait qu’à espérer qu’il s’habitue au mouvement des vagues.

« Vous êtes sûr que vous allez dans la bonne direction ?

– Évidemment ! cracha Balram, outré qu’on doute de ses capacités. C’est pas difficile. C’est tout droit.

– Et si on passe à côté ?

– Pour passer à côté d’un continent de la taille de Birenze, faut vraiment lui tourner le dos. Même un aveugle le trouverait sans boussole. Birenze fait toute la largueur du golfe. »

Le mépris transpirait à travers chacun de ses mots. Lorcas le sentait et cela lui déplut fortement. Pour se donner de la contenance, il tenta de se redresser. Mais il dut très vite se rebaisser par dessus bord pour vomir.

«Avec tout ce que tu avais déjà dans le ventre, je n’avais pas vraiment besoin de te nourrir. Surtout vu ce que tu en fais. »

Cette fois-ci, Lorcas crut retrouver ses forces, poussé par l’indignation. Il se remit sur ses jambes. Ce qui lui valut un sourcils levé de la part de Balram.

« Vous avez jamais été malade, vous peut-être ?

– Pas le mal de mer en tout cas. » riposta le pirate, le bras posé négligemment sur le gouvernail.

Face à cette réalité, Lorcas préféra se taire. Le pirate semblait tellement à l’aise. Plus que sur terre. À croire qu’il était né sur un bateau et n’avait connu que cela. Face à ce navigateur chevronné, si sûr de lui, le garçon eut du mal à reconnaître le malheureux que son père avait accueilli pour la nuit. Il avait comme une autre aura, une autre prestance. Le vent qui agitait ses longs cheveux noirs ne semblait aucunement le déranger. Le soleil pâle hivernal faisait étinceler son œil bleu qui ressortait plus encore sur sa peau mâte. Il ne se tenait pas du tout de la même manière. Il puait l’arrogance des pirates. Il était chez lui, sur son terrain. Lorcas le détestait et l’enviait pour cela. À quoi ressemblait-il sur les mers, lui ? À une loque. Sur terre ? Juste un gosse parmi les autres. Il mourrait d’envie de bouder sur son sort, mais l’idée d’un comportement aussi puéril le fit rougir.

De son côté, Balram ne sembla pas s’être rendu compte des pensées de son matelot improvisé. Les yeux fixés sur les flots, il reprit d’une voix plus douce. Toute la fatigue de son voyage semblait lui revenir à nouveau.

« Suivre la bonne direction n’est pas le problème, disait-il. C’est le chemin qui est difficile. Nous sommes à la limite entre le Golfe d’Urian et de la Mer d’Orient. Cette dernière est en grande partie composée de glace. Même si on la voit pas, elle est juste sous l’eau et peut perforer sans soucis une coque. En plus, en hiver, les tempêtes sont communes dans le Nord. Les conditions sont vraiment dures.

– Des tempêtes ? répéta Lorcas, hésitant.

– Nous ne sommes pas encore totalement en hiver. Mais elles ne vont pas tarder. Il faut qu’on se dépêche pour ne pas tomber en plein dedans. J’ai dû dévier légèrement de notre objectif, avoua t-il. Il faut éviter la Mer d’Orient. Nous arriverons par le sud de Stalinsky puis nous remonterons par les terres vers Drashlendra. Je te lâcherai à la première ville et moi je continuerai à pieds pour atteindre les côtes de l’est. Je refuse de naviguer plus que nécessaire en cette saison. »

Un nouveau silence s’installa entre les deux. Lorcas décida qu’il les détestait ces moments. Ils étaient lourds. Balram regardait partout sauf vers lui. Le garçon avait également remarqué que son mal de mer lui devenait moins pénible quand il parlait. Comme il ne concentrait pas dessus, il avait tendance à l’oublier. Maintenant, il n’avait que pour distraction le mouvement des vagues et le bruit de la mer. Ce qui ne l’aidait pas à se sentir mieux.

À un moment, Balram lâcha le gouvernail. Grâce à une corde inutilisée, il bloqua la barre. Le cap demeurerait le même pour quelques temps, il n’avait pas besoin de rester dessus. Il en profita pour étendre ses bras fatigués et marcher un peu. Il alla vers son sac. Il en sortit sa cape. Elle puait toujours et était lourde d’humidité. Il espérait qu’elle ne soit pas fichue. Il en aurait besoin à Drashlendra. Il la déplia et la secoua. Il s’attira un regard noir de Lorcas qui reçut quelques gouttes. Le pirate n’en tint absolument pas compte et déploya sa cape à côté de la voile. Une fois qu’elle fut bien attachée et enfin en train d’aérer, il eut l’air satisfait. Il fit un tour du navire autant pour se dégourdir les jambes que pour faire un petit inventaire. Les soldats n’avaient rien laissé dedans. Balram se demanda s’il était vraiment utilisé régulièrement. Au moins, il était en bon état.

« Elle est trop fine. »

Il sursauta en entendant le commentaire de Lorcas derrière lui. Le garçon observait la cape pendue d’un œil critique.

« Vous ne supporterez pas l’hiver coerlège avec ça. Encore moins birenzien. J’ai entendu dire qu’il faisait très froid là-bas, poursuit-il.

– Je sais, soupira Balram. Mais je n’ai rien de plus chaud. »

Lorcas haussa les épaules.

« Après, vous pourrez toujours acheter une vraie cape sur place. »

Ou la voler plutôt, pensa Balram. Il n’avait plus un seul sou sur lui. Même un morceau de pain lui était financièrement hors de portée. En quelques pas, il alla se poster à la proue. Il observa la mer qui demeurait clame en dépit des vagues dolentes. Le ciel tournait au grisâtre. Il grimaça. Il ne manquerait plus qu’il pleuve. Il n’y avait pas d’endroit où s’abriter sur le petit bateau. Ce qui servait de cale n’était qu’un renfoncement fermé de la coque. Il n’était pas fait pour les longs voyages. Certes, Birenze n’était pas bien loin de l’archipel de Coerleg. Balram estimait à deux ou trois jours de navigation pour atteindre les côtes de Drashlendra. Si le vent continuait de souffler ainsi peut-être moins. Mais il doutait que le vent leur demeure aussi favorable.

Le gosse s’était à nouveau tu. Ses couleurs ne revenaient pas, mais il avait cessé de vomir. Il semblait moins vert également. Ses yeux marrons fixaient le plancher comme s’il voulait éviter le regard du pirate autant que la vue de la mer. Balram se demanda s’il boudait. Ce qu’il serait en droit de faire. On l’avait enlevé et embarqué sur un bateau. De plus, naviguer aux côtés d’un boucanier devait aller contre ses grands idéaux. Une chose était sûre : cela ne plairait vraiment pas à ses supérieurs de l’Armada. Lorcas y avait-il pensé à sa carrière compromise ? Non, il serait autrement plus véhément. Pour le moment, il se contentait de se taire et de rester dans son coin. Quand il comprendrait qu’on pouvait le taxer de trahison, il risquait de devenir plus difficile à maintenir en place jusqu’à Birenze.

Balram ne tentait aucunement de se mettre à sa place. Il n’avait jamais eu d’envies de justice. Seulement de vengeance. Plus personne à protéger ni terre. Quant aux aspirations utopiques, cela n’avait jamais été son truc. Il s’était longtemps contenté de survivre. La seule âme dont il aurait souhaité prendre soin était morte. Quant à ces idées de bien et de mal, il ne s’y était pas attardé. Une fois, alors qu’il était enfant, le capitaine de son premier bateau pirate lui avait déclaré que tout dépendait de la cause défendue par le plus puissant pour décider de ces choses justes bonnes à manipuler les peuples. Mais le blond coerlège semblait avoir placé ses idées et sa vision du monde au sommet de ses préoccupations. Peut-être même dirigeaient-elles sa vie ? Balram décida de ne jamais se laisser guider par de telles opinions. Il se sentirait prisonnier dans un pseudo destin façonné de jugements plus ou moins imposés. Il voulait demeurer libre de toute attache. Pouvoir changer d’avis et aller où bon lui semblerait quand bon lui semblerait. Cela devait être une chose de sédentaire. Cet étrange besoin d’attaches pour les ancrer dans la vie ; à l’image de leur précieuse terre natale.

Ses yeux se perdirent sur la mer grise et froide. Il était loin des eaux turquoises et du soleil brûlant qui l’avaient bercé enfant. Comment aurait-il vécu, lui, s’il était né au nord ? Cela aurait-il changé quelque chose ? Il y avait beaucoup de pirates qui étaient nés au nord du Golfe. Des sidhànéens ou des birenziens pour la plupart. Il devait avouer que ceux qu’il avait connu se montraient d’excellents navigateurs. Une fois affronté les tempêtes et les icebergs du Continent des Glaces, les houles du sud doivent paraître bien misérables. Derrière lui, la cape claquait doucement contre la voile.

Lorcas laissait aussi son regard errer sur l’horizon. Il n’y avait pas grand-chose à voir sur le petit bateau et il se refusait d’avoir plus de contacts avec le pirate que nécessaire. Mais le mouvement des vagues le ramenait inexorablement vers son malaise. Il repoussa un haut-le-cœur et se détourna du paysage nuageux. Il se recroquevilla sur lui-même en respirant profondément pour calmer son estomac mis à rude épreuve. C’était officiel : il détestait la mer. Revenu à Valenc, il faudrait qu’il s’arrange pour obtenir un poste uniquement sur la base et ne plus remettre un pied sur un navire. Mais que se passerait-il lorsqu’il parviendrait à retourner sur Coerleg ?

Il s’était fait enlever par un pirate qu’il avait fait rentrer dans la ville et que son père avait hébergé. Après avoir mis toute la base en état d’urgence pour réparer sa bêtise, il avait permis à ce pirate de s’enfuir ; avec lui. Et maintenant, il voguait tranquillement à ses côtés. S’il osait revenir sans Elkano mis aux fers, il allait avoir tous les supérieurs sur son dos. Sa carrière s’en retrouvait grandement compromise. Pourvu qu’il ne soit pas condamné à demeurer jusqu’à la retraire agent d’entretien. Déjà que ce mal de mer éloignait son désir de voyage de lui. Il secoua la tête. Il ne devait pas se laisser abattre aussi facilement. Il était un soldat de l’Armada. Tout le monde l’avait vu être pris en otage. Lui, un simple bleu qui n’avait même pas fini sa formation, s’était retrouvé seul pour assurer la sécurité du port. C’était les autres qui étaient en faute sur ce coup-là. Sans compter qu’il était sur le point de livrer Balram au moment où Erec et les autres l’avaient distrait. Oui, le sergent comprendrait son échec. Il serait forcément pardonné. Il lui faudrait un peu de temps, voilà tout. Il trouverait le moyen de réparer ses erreurs et de remettre sur les rails ses projets professionnels.

Un éclat de rire résonna à deux mètres de lui. Les reins appuyés négligemment sur le bastingage avant, son kidnappeur se tordait de rire ; presque la larme à l’œil. Lorcas rougit violemment en s’apercevant qu’il avait parlé à voix haute. Ou plutôt marmonné dans sa barbe, mais vu le peu d’espace sur ce bateau tout s’entendait. Voulant se donner une contenance, il se redressa et lorgna son compagnon de route.

« Qu’est-ce qui vous fait rire comme une baleine ? » lança t-il d’une voix qu’il espérait assurée et ferme.

Il ignorait si c’était son ton ou ses mots, mais le fou rire sembla s’intensifier. Le pirate s’étouffa même un peu et se mit à tousser. Petit à petit, le rire s’atténua enfin, même si les épaules tremblaient encore un peu.
 
« Tu crois vraiment que ta chère et précieuse Armada va donner une valeur à ta parole ou aux circonstances ? s’esclaffa Balram quand il eut parvenu à calmer son hilarité. Quiconque navigue avec un pirate est un pirate. Tu seras jeté au trou pour trahison.

– Vous croyez vraiment qu’ils condamnent aussi facilement ? Je n’ai aucun antécédent. J’estime avoir été une bonne recrue. Je n’avais aucun intérêt à vous suivre. De plus, il y a des témoins qui ont vu la prise d’otage.

– De simples soldats. Coerlèges pour la plupart. Ce ne sont pas eux qui pourront sauver ta peau. Surtout si tes supérieurs témoignent contre toi.

– Et pourquoi feront-ils une telle chose ?

– Sais pas, répondit ironiquement le pirate. Peut-être pour sauver leur propre peau. Je doute qu’ils aient une grande perspective de carrière en se trouvant à Valenc. »

Lorcas allait protester avec véhémence quand le passé du Commandant Oustralos lui revint en mémoire. Son affectation sur l’archipel de Coerleg n’était après tout qu’une punition pour son échec de Port-Saint-Pierre. Trouverait-il quelque intérêt de déclarer le jeune soldat comme traître ? Il pourrait mettre la responsabilité de cette nouvelle déconvenue sur ses épaules à lui et donc s’en défaire. Oustralos serait-il capable d’une telle ignominie ? Car en ce cas, c’était plus que la carrière de Lorcas qui s’en retrouvait compromise, mais sa vie. Une trahison doublée d’une désertion, il le paierait très cher.

Le garçon déglutit difficilement comme s’il sentait déjà la corde serrer son cou. Non, jamais un commandant de l’Armada ferait preuve d’aussi peu d’honneur. Il était un otage, toute la base devait le savoir à l’heure qu’il est. Peut-être même le croyait-on mort ? Son cœur se serra en pensant à son père. L’avait-on mis au courant de la disparition de son unique enfant ? Lui qui s’était montré si fier quand son fils avait enfilé l’uniforme de l’armée de la Fédération.

Balram eut un sourire mauvais débordant d’arrogance. Il devinait sans mal le genre de pensées qui tempêtaient sous cette tête blonde.

« Aurait-on quelques doutes sur la valeur de ses supérieurs, soldat ?

– Non, cracha sans hésitation Lorcas. Jamais ils ne se conduiront comme cela. C’est une façon de faire de pirate.

– Ah, certes. J’oubliais. L’Armada alias les nobles chevaliers en armure blanche et les horribles méchants pirates. Un conte vieux comme le monde.

– Un conte ? répéta Lorcas, acide. Essayerez-vous de me faire croire que les pirates sont en vérité les pauvres et innocentes victimes ? »

Le gamin retrouvait sa répartie et sa confiance aveugle en son monde fait de noir et de blanc. Balram se sentit esquisser un rictus amusé. S’il avait rendu si vite les armes, cela aurait été ennuyeux. Ils avaient encore de la route à faire. Il fallait bien s’occuper. De plus, certains soupçons lui brûlaient la langue.

« Oh, non ! s’écria t-il dans un éclat de rire aussi bref que sec. Les pirates sont tous de sacrés salops. Je ne le nie pas. Nous sommes bien du genre à kidnapper des enfants pour s’emparer d’un vieux bateau de pêche et poursuivre nos rêves de trésors perdus.

– Je ne suis pas un enfant ! protesta Lorcas d’une moue boudeuse.

– À d’autres, grinça l’autre. Môme ou pas, ça ne change rien à ce que je suis. Car c’est ainsi que tu me vois, hein ? Comme le dernier des enfoirés ? »

Il ne reçut pas de réponse. Mais le regard noir du gamin disait tout. Certainement qu’il n’osait pas lui cracher le fond de ses pensées par crainte de représailles. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Balram de s’en prendre à lui pour une telle raison. Il connaissait mieux que lui la nature profonde des pirates. Il les fréquentait depuis sa plus tendre enfance. Profitant du silence de son passager, il poursuivit sur le même ton :

« Quant à cette oie blanche d’Armada, elle ne vaut pas mieux quand elle s’y met. Après tout, elle n’est que l’âme damnée de la Fédération d’Urian.

– Vous osez comparer des hommes qui se battent au péril de leur vie pour défendre les populations à des pirates ?

– Pas pour défendre des populations, corrigea Balram en faisant quelques pas. Pour défendre le commerce. À la base, tout n’est fait que pour faciliter et améliorer les échanges commerciaux entre les pays. C’est pour le fric qu’ils font ça et rien d’autre. Nous retrouvons au passage la même motivation que ces ordures de pirates.

– La Fédération a changé le visage du Golfe d’Urian. » reprit Lorcas en se relevant. Debout, il dépassait de quelques centimètres Balram. « Des pays ont évolué, la médecine s’est améliorée. Grâce aux échanges entre les pays, ils se sont entraidés et se sont trouvés des intérêts communs. Il y a beaucoup moins de guerres et la vie est meilleure.

– Je suppose que c’est ce qu’il était écrit sur la plaquette de l’Armada. Quant aux guerres, je peux t’en citer pas mal qui ont eu lieu ces dernières années ou en ce moment même. Genre, les clans à Sidhàn, la guerre civile à Basraz, ou celle d’Eminghal. J’ai entendu dire qu’elle s’était montrée particulièrement meurtrière…

– Ces pays ne font pas partis de la Fédération, le coupa Lorcas, goguenard.

– Ah, et les attaques de Por-Parcal sur les Îles Ushên ? Eux, ils font partis de la Fédération. Quant à l’amélioration des conditions de vie, parle en aux esclaves parqués comme des animaux à Corosis, Perolis ou encore à La Mesrie. Ils seront certainement très intéressés.

– Je n’ai jamais dit que le système était parfait, souffla à mi-voix Lorcas, penaud.

– Non et heureusement ! Sinon, tu serais purement et simplement encore plus idiot et naïf que je l’aurais cru.

– Je ne suis ni idiot ni naïf !

– Si tu ne l’étais pas, tu saurais que ta chère Armada prépare une guerre qui sera très sanglante.

– Nous ne faisons pas la guerre, continua de protester Lorcas. Nous ne faisons que combattre les pirates et assurer la paix. » 

À cette phrase, seul un éclat de rire lui répondit. Ayant du mal à conserver son équilibre sur le sol en mouvement, Lorcas se résigna à se rasseoir. Balram, appuyé au mât à présent, le regardait avec un mélange de moquerie et de pitié. Comme on regardait un enfant qui venait de sortir une énormité due à son ignorance. Il ne le prenait aucunement au sérieux. Quand il reprit la parole, sa voix était si mielleuse qu’elle écœura l’adolescent.

« Pourquoi la Fédération a proposé à Coerleg de la rejoindre ? Quel intérêt trouvait-elle à cette alliance ? »

Lorcas dut prendre quelques temps pour réfléchir. Il ne s’était jamais posé la question. Quand le Grand Duc en avait l’annonce, il n’avait vu que les nombreux avantages qu’en retirait l’archipel. Il ne s’était jamais demandé ceux de la Fédération. Ils ne possédaient pas de richesses ou produits particuliers. Le bois, le charbon et autres qu’ils produisaient se retrouvaient ailleurs. Notamment à Birenze dont tout le continent adhérait à la Fédération. Il répondit avec autant d’assurance qu’il put :

« Nous sommes sur une route stratégique pour les échanges commerciaux entre Birenze et les Terres d’Ædan. De plus, Birenze avait déjà des liens commerciaux avec Valenc.  

– Un endroit stratégique, ça oui, ricanait Balram. Mais pas celui que tu crois. Qu’il y a t-il à quelques heures de navigation de Coerleg ? reprit-il d’une voix sarcastique.

– Heu… Eminghal ? » hasarda Lorcas qui connaissait pourtant parfaitement la réponse.

Cette réponse qui faisait trembler toute l’archipel depuis plus de quatre cent ans. Cette réponse qui avait poussé Coerleg à se couper du monde. Cette réponse qui avait bâti des murailles démesurées autour de Valenc.

« Sidhàn. » corrigea inutilement Balram.

Avec désinvolture, il quitta le mât et retourna à la poupe du bateau. Il dénoua la corde qui retenait le gouvernail. Il jeta un coup d’œil au soleil et il décala légèrement la barre sur la droite. Il conserva ce nouveau cap.

« On a un peu trop tiré à l’ouest, déclara t-il à mi-ton.

– Où voulez-vous en venir, bordel ? » demanda Lorcas, la voix tendue.

Le pirate comprenait sans mal qu’il ne parlait pas de la direction.

« Que la Fédération et Sidhàn vont entrer en guerre. L’Armada place ses pions. Ils ont besoin d’un endroit stratégique où ils peuvent retirer leurs troupes tout en continuant de faire pression sur l’ennemi. Coerleg est ce point stratégique. Jamais Eminghal ne leur aurait permis d’entrer sur leurs terres et encore moins de passer le lac Harz. Il était inutile de leur proposer d’intégrer la Fédération. Du coup, ils se sont tournés vers Coerleg. Qui, en cas de retraire, est plus pratique pour retourner sur le golfe. À Valenc, ils ont un excellent poste de surveillance. Voilà pourquoi la Fédération a fait cette proposition à tes îles et s’est empressée de créer une base navale. Ainsi qu’un recrutement sinon tu ne porterait pas cet uniforme.

– Pourquoi attaqueraient-ils Sidhàn ?

– Parce qu’ils en rêvent depuis toujours. Pourquoi maintenant ? Je ne sais pas. Je ne fais pas parti des gros bonnets de l’Armada.

– Et à partir de cette décision, articula lentement Lorcas, vous déclarez que l’Armada ne vaut pas mieux que les pirates. Sidhàn est un danger pour le Golfe d’Urian.

– Que cette guerre soit justifiée ou non ne me concerne pas. Par contre, la manière dont ils ont l’air de vouloir la mener devrait te concerner.

– En tant que soldat de l’Armada ? À vous entendre, j’ai été déclaré traître. Alors, ça ne devrait plus me concerner.

– Non, en tant que coerlège. »

Lorcas releva la tête. Il ne saisissait vraiment pas les sous-entendus de Balram. Pourquoi lui racontait-il tout ça ? Comment pouvait-il le savoir ? Lui disait-il que le Grand Duc avait vendu ses îles en tant que simple position stratégique pour une prochaine guerre ? Les coerlèges détestaient autant qu’ils craignaient les sidhanéens. Depuis quatre cent ans, ils tremblaient à la vue de leurs vieux ennemis si proches d’eux. Une guerre pour enfin mettre à bas la puissance maritime des clans ne saurait que remporter l’adhésion des insulaires. Mais il y avait certainement quelque chose de plus derrière. Ou du moins le pensait le pirate. Sinon, pour mettre à mal sa vision de l’Armada, son argumentaire était bien léger. Comme s’il craignait le discours de Balram, Lorcas posa une question détournée.

« Comment est-ce que vous pouvez savoir de telles choses ?

– Il suffit d’observer et de déduire, répliqua Balram avec mépris. Les tensions entre Sidhàn et la Fédération qui ne cessent de croître. Le soudain intérêt de cette dernière pour tes îles de péquenots. L’installation stratégique de la base navale de Valenc. La position de Sidhàn par rapport aux nouveaux alliés de la Fédération. Les origines de ton peuple – que j’ai apprises sur place.

– Venez-en à votre fichue conclusion qu’on en finisse, capitula le garçon.

– Tes chefs, c’est qui ? D’où ils viennent ? »

Lorcas sursauta, surpris par la question. Il supposa que Balram faisait allusion aux gradés qui dirigeaient la base navale. Intrigué, mais une boule d’angoisse dans le ventre, il répondit d’un ton morne.

« C’est le Commandant Oustralos qui dirige la base. Il est originaire de Corosis, je crois. Les autres travaillaient déjà avec lui avant. Je pourrai pas dire leur pays natal à tous.

– Ils ne sont pas coerlèges ?

– Non ! Ils sont venus avec quelques uns de leurs hommes et ils ont recruté sur place.

– Beaucoup ?

– Beaucoup quoi ?

– Ils ont beaucoup recruté ? Sur toute la base, tu dirais combien de coerlèges recrutés au dernier moment ?

– Heu…, réfléchit intensément Lorcas en comptant rapidement. Trois soldats sur quatre.

– C’est énorme, commenta Balram avec un sourire inquiétant. Qu’est-ce qu’il faisait avant d’arriver à Valenc ton Oustralos ? »

Le malaise devenait vraiment énorme. Lorcas savait exactement que Oustralos avait été mis à pied avec ses hommes après le fiasco à Port-Saint-Pierre contre Mac Logan. Il se souvenait de toute la rage et l’impuissance qui avaient animé le sergent quand, un verre de trop dans le nez, il parlait de son commandant. Il se souvenait de mots tel que « rejetés », « procès », « carrière foutue »… Oustralos et les siens n’auraient jamais dû revenir au sein de l’Armada et pourtant on leur avait confié une nouvelle base. Une base quasiment uniquement composée que de bleus recrutés sur place ou d’incompétents. Avec une guerre qui semblait se profiler à l’horizon.

« On est en première ligne. » réalisa Lorcas de manière presque inaudible.

Mais le pirate avait une bonne oreille. Il sourit en entendant la conclusion du garçon. La même que la sienne.

« Bien sûr, siffla Balram, l’œil brillant. Parfaite petite chair à canon pour occuper Sidhàn. Car ne crois pas que les clans se laisseront faire. Peut-être commencent-ils déjà à préparer une offensive. Et où iront-ils ?

– Ils vont attaquer Valenc, lâcha la voix blanche du jeune Kerdarec.

– Exactement ! Et pendant que tes petits copains, et certainement les îles Coerleg en entier, se feront massacrés, l’Armada attaquera Sidhàn par le nord à partir de Birenze et par l’est. Car comme par hasard, Hasgarr est entré dans la Fédération l’année dernière. Les sidhànéens seront bloqués de tous les côtés. Seul le Sud ne sera pas aux mains de l’Armada. Mais jamais Eminghal ne les laissera fuir par leurs terres. Ils refuseront de se mêler de ce conflit. De plus, ils trouveront sûrement quelques intérêts à voir Sidhàn tomber. Ces deux pays se détestent tellement que le Dieu Ædan a dû créer un lac gigantesque pour les séparer. Sidhàn sera complètement assiégée sur ses propres terres.

– Le Grand Duc espérait que la protection de la Fédération ferait cesser les attaques sidhànéennes sur nos côtes, expliqua Lorcas soudain éteint. Mais résultat on ne sera qu’un appât. Une distraction.

– Bienvenue dans le monde cruel et ironique de la politique internationale, petit. »

Lorcas détourna le regard. Toutes les suppositions du pirate semblaient concorder. Peut-être trop bien. Comment les petites îles Coerleg pouvaient s’être retrouvées dans une telle machination ? Et l’Armada qu’il admirait depuis que les marchands birenziens lui en avaient parlé aurait donc comme projet de faire de lui et des siens de la chair à canon ? L’eau dansait mollement sous lui. Mais ce n’était plus la mer qui le rendait malade. Il ne parvenait pas à oublier ses espoirs quand le Grand Duc avait fait annoncer l’adhésion de l’archipel à la Fédération d’Urian. Ses rêves de voyage, d’ouverture sur un monde inconnu. Ainsi, la piraterie et l’esclavage ne seraient pas les seuls maux à éradiquer. Il ne contredisait pas la nécessite d’une guerre contre Sidhàn. Les coerlèges seraient même les premiers à la demander. Mais pourquoi pour éliminer une menace fallait-il sacrifier des innocents ? Reprochait-on leurs origines sidhànéennes à la population coerlège ? Ou étaient-ils seulement au mauvais endroit au mauvais moment ?

Le garçon secoua la tête. Un monde entier ne pouvait s’écrouler par la seule force des mots d’un pirate. Il jeta un œil à celui du bateau. Balram ne lui portait même plus d’attention. Il regardait la mer, peut-être même sans la voir. Il savait que les flibustiers étaient des voleurs, des arnaqueurs. Sur quelques éléments et la paranoïa naturelle des coerlèges, il voulait le retourner contre l’Armada pour pouvoir continuer à l’utiliser. Ou simplement le plaisir d’avoir brisé ses rêves et ses espoirs. Il refusait de tomber dans un tel piège. Il avait une morale, un univers, des valeurs, des croyances et des souhaits depuis toujours. Il les garderait jusqu’au bout et ne se laisserait pas aussi facilement manipuler. Il replanta son regard sur Balram. Il se releva. Il n’était plus malade.

« D’où pouvez-vous prétendre que vos suppositions sont possibles ? Qu’est-ce qui peut vous faire croire qu’une telle chose peut se faire ?

– Je connais le monde et particulièrement l’être humain, gamin. Ce qui me permet de penser comme ça ? Mon expérience. Ce que tu n’as pas, boucle d’or.

– Ce que je sais moi, c’est que vous avez intérêt à me mentir pour que je ne me retourne pas contre vous. Vous espérez en me mentant de me faire retourner ma veste en votre faveur.

– Pense ce que tu veux, mon petit. »

Encore une fois, Balram se détourna. N’accordait-il aucune importance à Lorcas ? Désagréablement, le garçon avait juste l’impression qu’on le privait du dernier mot avec un mépris qui l’offensait.

« Je pense surtout que vous n’êtes qu’un sale menteur et un manipulateur. Mon père n’aurait jamais dû vous ouvrir notre porte. Je sais ce que vous avez fait. Les personnes que vous avez tuées. Sans compter, le simple fait d’être un pirate fait de vous un criminel de la pire espèce. Et vos tristes origines ne vous rattrapent en rien. Si vous ne m’avez pas raconté de cracs sur votre mère. Ce qui est encore à vérifier.

– Ah, sourit Balram en se tournant vers Lorcas. J’avais oublié. Les horribles méchants pirates à l’origine même de la misère sur terre. Quant à ma mère, regarde ma gueule et réfléchis. Elkano est un nom typique de La Mesrie et je doute de rentrer dans les cases de leur ethnie.

– J’en ai rien à faire d’où vous venez. Ce sont vos actes qui importent. La piraterie est un fléau à éliminer.

– Et c’est reparti pour le lavage de cerveau, soupira le criminel. Tu sais, il doit bien exister des qualités à incomber aux pirates.

– Ça, j’en doute. Vous êtes des voleurs et des meurtriers.

– Mais trois quart des techniques de navigation et des grandes découvertes viennent des pirates qui à force de pousser les limites que les autres n’osent franchir sont parvenu à aller plus loin. Sais-tu que pendant des siècles, les pays en dehors du Golfe étaient totalement inconnus ? En franchissant le Delta de Méphistari ou le Détroit de Mim, les pirates ont pu permettre notamment à Chalice de développer son commerce et de faire de grandes découvertes industrielles ou médicales. On a été les premiers il y a six siècles à transporter des marchandises d’un continent à un autre. Ça a alors crée des liens commerciaux, diversifié les produits. Sans compter l’impact culturel. On aide à l’économie. Si on veut aller plus loin, j’avais un capitaine qui se plaisait à dire que les pirates évitaient la consanguinité puisqu’ils engrossent des femmes d’un bout à l’autre du Golfe. J’avoue que sur ce coup là, je ne participe pas des masses, mais j’en connais plein qui doivent avoir un paquet de bâtards dans différents ports.

– Vous racontez n’importe quoi !

– On crée même des emplois et des amitiés entre les pays. L’Armada, elle a été crée grâce à qui, hein ? Grâce aux pirates. Sans les sales types comme moi, tu serais encore chez ton père à couper du bois et à creuser pour trouver du charbon.

– Bientôt, vous me direz que la guerre est une bonne chose aussi ?

– Techniquement, elle aussi, elle donne du travail. Entre l’armement, les soldats, la reconstruction, les blessés à soigner et j’en passe. Ce qui relance l’économie si on gagne. Elle rééquilibre la démographie, évite la surpopulation. La guerre fait voyager ; la preuve avec toi. Elle permet l’ouverture à de nouvelles cultures.

– En les massacrant ?

– Il faut bien un premier contact. Je n’ai jamais dit que c’était parfait. Et surtout, on voit la vraie nature des gens quand ils ont une arme entre les mains. Leurs bons côtés comme leurs mauvais.

– Des innocents meurent à cause de la guerre. Ce que vous me racontez est immoral.

– Ne me lance pas sur la morale. Et je t’ai déjà dit que ça évitait la surpopulation.

– La surpopulation, n’importe quoi ! Quand un village entier se fait massacrer à cause d’une guerre ou parce qu’une bande de pirates ont décidé d’y faire une escale, vous allez me dire qu’ils l’avaient cherché ? Car j’ai l’impression que c’est sur ce terrain que vous voulez m’emmener. »

Balram eut la décence de ne pas répondre tout de suite. Il observa le jeune garçon, un pli entre les yeux. Son visage avait perdu toute trace d’ironie. Il était dur et sombre. À cette vue, Lorcas ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. Il se rassit, comme un signe de soumission instinctif. Avec des gestes rapides et précis, le pirate bloqua à nouveau la barre. En quelques secondes, il se glissa en face de son passager forcé. Il s’assit, les yeux dans les yeux. Sûr de ses mots, il parla d’un ton grave :

« Je te l’ai dit, gamin, je connais la nature humaine. Les gens gentils n’ont pas ce qu’ils méritent. Et les ordures non plus. Car il y a quelque chose qui est au dessus de nous.

– Les Dieux ? Ils n’y sont pour rien là-dedans.

– Non, la nature. Comme chez les animaux. Sais-tu comment la nature régule la vie ?

– Je ne comprends pas.

– Qui survie ? Qui meurt ? Ce qui décide de tout ça, ça s’appelle la sélection naturelle. Ceux qui ne peuvent pas s’en sortir meurent. Point final.

– La loi du plus fort ? L’être humain est largement plus évolué qu’une meute de loups. On est plus régi par la loi de la jungle et autre trucs dans ce genre-là.

– Oh, si. Sauf que c’est plus complexe que la loi du plus fort. Certes, face à plus costaud que soi on meure. Mais aussi si on est pas assez malin, pas assez chanceux. Ça ne tient parfois qu’au hasard. Il n’y a pas forcément de logique ou de justice dans la survie.

– Alors, c’est ça votre excuse pour vos meurtres ? La sélection naturelle ?

– Si j’ai tué ces types, c’est pour des raisons personnelles et je ne te les dirai pas. Mais si je suis parvenu à les tuer, c’est parce que j’ai été le plus fort, le plus malin ou le plus chanceux. C’est tout. Je n’excuse rien. À part que tuer son prochain fait parti de la nature humaine.

– Ah, ça non ! protesta Lorcas, outragé. Ce n’est pas naturel de tuer. S’amuser à se massacrer les uns les autres, c’est le contraire. L’Homme est fait pour vivre en groupe. Pas pour s’entre-tuer.

– Les loups aussi vivent en meute. Mais quand la famine frappe, ils préfèrent s’entre-tuer pour survivre.

– Sauf que l’Homme a une conscience et une morale. On ne laisse pas les autres mourir sous seul prétexte qu’ils ont moins de chance. Alors, les tuer encore moins.

– Oh, la conscience et la morale ! C’est la nouvelle devise de l’Armada ? Les gens tuent d’autres gens, c’est la réalité. Tu crois que tes petits-copains soldats ne m’auraient pas tiré une balle dans la tête s’ils avaient eu l’occasion. Quant aux fameuses personnes qui ne laissent pas les autres mourir… Va falloir que tu me donnes des exemples, que tu développes. Je ne connais pas ça.

– Ah, ça oui ! J’imagine que sur les mers, c’est chacun pour soi ? railla Lorcas.

– Dans le mille, Boucle d’Or !

– Alors, sachez que les gens civilisés, eux, s’entraident. Par exemple en donnant à un mendiant de quoi se nourrir…

– Je comprendrai jamais les gens qui mendient, le coupa Balram. Comment peut-on manquer à ce point de fierté et de dignité pour s’humilier ainsi devant les autres ? Je préférai crever plutôt que d’attendre qu’une petite vieille ait pitié de moi.

– La pitié ! La charité ! Ne sont-ce pas les preuves que l’être humain est au dessus de toutes vos théories sur sa nature mauvaise ? Des gens se battent pour en sauver d’autres !

– Moi, j’appelle ça de l’égoïsme ou de l’égocentrisme.

– QUOI ? s’insurgea Lorcas qui avait de plus en plus de mal à se contenir. Comment porter attention aux autres sans rien demander en échange peut être vu comme de l’égoïsme ? C’est même la définition inverse !

– Pourquoi les gens aident les autres ?

– Par gentillesse.

– Qu’est-ce que ça leur apporte ?

– Tout le monde n’agit pas par calcul.

– Si. Car en donnant un peu de sous à l’insecte se nommant mendiant, l’autre va remercier. La populace voit le geste. En faisant la charité, on s’attend à ce que l’autre nous renvoie quelque chose. C’est un échange. On se sent flatté, supérieur au mendiants et à ceux qui l’ignorent. Ça nous met en valeur. Certains en ont besoin pour donner un sens quelconque à leur vie ou pour s’en vanter. D’autres espèrent cumuler des points auprès de quelques dieux bizarres après la mort ou dans leur futur. La charité, la générosité et tout ce bazar ne sont qu’une forme d’égoïsme et d’égocentrisme qui ont besoin de s’appuyer sur une personne plus faible que soi pour exister. »

Le visage de Lorcas avait perdu de son indignation. À présent, il était aussi lisse que neutre. Seules quelques lueurs de pitié brillaient dans ses yeux tandis qu’il dévisageait Balram.

« Vous savez quoi ? fit-il doucement. J’ai pitié de vous. Je n’ose même pas imaginer ce que vous avez vu ou vécu pour avoir autant perdu confiance en la nature humaine. Les gens bons qui ont des élans de solidarité ou le sens du sacrifice, ça existe. Par exemple, mon père vous a nourri et logé sans rien vous demander. Sans que personne ne le sache. Je crois en ces gens bons. C’est pour eux que je me bats. C’est pour un monde où les gens comme ceux que vous avez connu ne fasse plus souffrir personne. Pour que plus jamais personne ne se retrouve à penser comme vous.

– C’est pour ça que tu t’es engagé dans l’Armada ?

– Vous allez me dire que j’ai besoin d’autrui pour me recentrer sur moi-même ou une connerie dans ce genre-là ?

– Tu te bats pour ton rêve, pour les tiens, pour ton futur, pour ta vision des choses. Donc, par égoïsme en somme. Voir même avec une jolie dose d’égocentrisme.

– Si c’est cela être égoïste, alors oui je le suis. » conclut calmement Lorcas.

Il se releva avec précautions et contourna le pirate pour rejoindre la proue. Le silence qui s’abattait sur le navire était plus lourd que du plomb.

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