Durant les semaines qui suivirent, on dénombra de plus en plus de cas identiques à celui de l’indienne -connue plus tard comme le patient zéro. Les médias ont bien tenté de les passer sous silence pour éviter l’affolement général, mais c’était sans compter sur internet. Ça arrivait partout, aux quatre coins du monde. Les gens ne parlaient plus que de ça et les plus folles théories circulaient. Notre gouvernement, lui, restait obstinément silencieux. Malgré tout, la vie continua à l’identique. Personne ne s’alarma outre mesure, on avait toute confiance en les autorités compétentes pour enrayer le phénomène. On se disait que c’était encore une de ces maladies, qui surgissait brusquement, pour disparaître quelques temps plus tard tout aussi subitement. Des gens mourraient mais après tout, la mort frappait chaque jour plus ou moins près de chez-nous. C’était la vie. Ce n’était pas notre problème ; jusqu’à ce que ça le soit.

Le matin de « l’incident » je m’apprêtais à démarrer ma journée, comme toute autre journée. Assise à la table du petit-déjeuner je buvais mon café en compagnie de mon frère, qui avait successivement le nez plongé dans ses céréales et son portable. Mon père lisait le journal, une habitude archaïque selon moi à l’heure de la libre circulation de l’information et ma mère se faisait infuser un thé d’une main, tout en croquant dans sa tartine beurrée de l’autre. Nous entretenions notre silence habituel, jusqu’à ce que mon frère ne le brise.

— Whaou ! Regardez ça ! C’est oufissime !

Le bras tendu dans ma direction il avait tourné son portable vers moi pour que je puisse voir la vidéo qui tournait sur son écran. Un homme dans la cinquantaine se jetait sur une pauvre femme dans la rue, toutes dents dehors, avant de recevoir une déferlante de balles de la part des forces de polices Allemandes.

— Lucas éteins-moi ça s’il-te-plaît. le rabroua notre mère en arrivant derrière-moi. On n’a pas besoin de voir ça.

— Mais ça prend de l’ampleur ! Y’a deux mois on n’en voyait qu’en Inde ou en Asie mais maintenant ils sont aussi en Europe !

— Lucas, l’admonesta notre père qui était un homme de peu de mots mais de mots qui impactaient profondément. Ecoute ta mère.

En ronchonnant ce dernier obéit et reprit sa mastication de blé soufflé tandis qu’intérieurement, je ne pouvais que convenir avec lui de la propagation alarmante de ces cas de violences démentes. J’avais cette boule d’angoisse dans le ventre, depuis le jour où j’avais vu cette femme à la télévision au lycée, que je ne parvenais pas déloger. Comme un pressentiment. Un avertissement funeste de ce qui allait advenir. Nous poursuivîmes notre petit-déjeuner dans un mutisme de pensée profonde et j’étais en train d’essuyer ma tasse après l’avoir lavée lorsque les premiers cris se firent entendre dans notre quartier. De choc, je perdis l’emprise que j’avais sur la céramique et elle alla se briser dans l’évier tandis que mon père quittait d’un bond son fauteuil, les yeux braqués sur notre porte d’entrée, son journal oublié. Les cris devinrent rapidement des hurlements et comme attirés par eux, nous nous déplaçâmes en direction des fenêtres.

— Restez ici, nous ordonna papa en s’approchant de la porte devant laquelle il hésita quelques instants, la main enroulée autour de la poignée, qu’il finit par tourner. Il entrouvrit à peine le battant pour jeter un œil à l’extérieur tandis que ma mère et mon frère se pressait derrière une fenêtre du salon et que j’allais me tenir derrière celle de la cuisine, de laquelle j’écartai précautionneusement le rideau blanc. Ce que je vis me glaça le sang.

Madame Jacquemin, notre gentille voisine de quatre-vingt-un an que j’avais toujours connue et qui avait l’habitude de me garder lorsque j’étais enfant, avait les dents plantées dans le bras de notre facteur qui s’époumonait de douleur. Son fils, George, gisait au milieu de la rue, la gorge arrachée et le corps encore agité de soubresauts. Le pauvre homme en bleu et jaune avait beau se débattre, la vieille dame -encore vêtue de sa chemise de nuit, à présent maculée d’hémoglobine- avait les ongles enfoncés si profondément dans sa chair qu’il était impossible pour lui de se libérer de son emprise surhumainement forte. Malgré les décibels poussées par le livreur du courrier je pouvais tout de même entendre les râles rauques que poussait mon ancienne baby-sitter alors qu’elle fixait le vide devant elle, les yeux injectés de sang et les pupilles opaques, inanimées.

— Marie appelle les secours ! intervint mon père, le premier à se remettre de l’horreur qui se déroulait sous nos yeux et ma mère s’empressa de s’exécuter, le regard hagard. Elle alla se saisir du premier téléphone sur lequel elle put poser la main, avant de se mettre à composer un numéro avec difficulté, tant elle tremblait. Éloignez-vous des fenêtres tous les deux ! s’exclama ensuite papa dans la foulée à l’attention de Lucas et moi et nous prîmes une étape en arrière instinctivement. Puis il se dirigea à grandes enjambés vers notre buffet qu’il ouvrit d’un mouvement expert avant de dévoiler un compartiment secret duquel il extirpa un pistolet. Les yeux écarquillés je le regardai faire demi-tour et se diriger vers la porte alors que ma mère, en ligne avec les secours, bafouilla en le voyant s’apprêter à sortir.

— Jérôme !

Son appel désespéré n’obtint ni réponse ni réaction de mon père qui franchit le seuil de la maison en claquant la porte derrière lui. Nous nous précipitâmes tous les trois aux fenêtres d’un mouvement commun pour garder un œil sur lui, sonnés par la tournure des événements. J’avais toujours su que mon père avait été dans l’armée de terre avant de retourner à la vie civile peu après ma naissance, pour bosser comme agent de sécurité dans le privé. Il m’avait dit un jour qu’il avait abandonné l’uniforme afin de m’offrir une vie stable, pour que je puisse avoir une maison dans laquelle grandir et que je puisse me faire des amis, comme les autres enfants. Mais je n’avais jamais vraiment réalisé qu’il avait été un soldat jadis et que cette part de lui ne l’avait jamais quittée, avant ce jour.

Nous le regardâmes s’approcher à grandes enjambées de Madame Jacquemin et de sa pauvre victime, le bras levé, canon pointé sur elle et tirer une première fois sans la moindre hésitation. Lorsque la balle l’atteint au niveau du bassin l’octogénaire desserra enfin la mâchoire et le facteur s’écroula au sol en convulsant. Puis elle se mit à courir vers mon père, comme désarticulée, en poussant un hurlement strident. Il tira trois coups successifs qui l’atteignirent en pleine poitrine mais elle continua sa course, comme si elle ne sentait rien. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à deux mètres de lui il se stoppa et équilibra sa prise sur son arme en y enveloppant une seconde main avant de tirer une nouvelle fois. Je vis, comme au ralenti, la balle traverser le crâne de la vieille femme qui fût projetée en arrière par le contrecoup de l’énergie cinétique déployée. Elle s’écroula au sol, vaporisé de sang et de matière grise. J’eus vaguement conscience que ma mère vomissait bruyamment non loin de moi, mais mon esprit était comme enveloppé dans un bruit blanc, semblable à du coton.

Par la suite, après un effort herculéen pour détourner le regard de la vision macabre que m’offrait le corps sans vie de Madame Jacquemin, je notai lointainement la présence de nos autres voisins sur leurs porches, visages crispés par l’horreur. Puis, l’arrivée en fanfare de la police et des pompiers. J’assistai, comme détachée de ce qui se déroulait sous mes yeux, à la prise en charge de notre facteur par des médecins et le regardai disparaître dans une ambulance qui détala à vive allure vers l’hôpital le plus proche, sirènes rugissantes. Le corps du malheureux George fût rapidement emballé dans un de ces sacs mortuaires que je n’avais jusque-là vu que dans les films, avant de disparaître lui aussi. Et j’observai mon père, ainsi que les autres habitants de la rue, être auditionnés par les policiers qui cherchaient à comprendre ce qu’il s’était produit exactement. On recouvra madame Jacquemin d’une espèce de bâche noire pour que, plus tard, du personnel de la veille sanitaire vienne la récupérer. Puis j’assistai à une longue étreinte de réconfort partagée entre mes parents, après que mon père nous ait rejoints à l’intérieur de la maison. Et enfin, je fus à mon tour enveloppée dans les bras forts de mon père, en compagnie du reste de ma famille. Nous restâmes ainsi un long moment, à nous étreindre sans rien dire avant que papa n’ouvre soudain la bouche pour nous promettre que tout allait s’arranger.

Même en étant en état de choc, je perçus le mensonge, sans parvenir à savoir s’il nous était réellement destiné ou si mon père cherchait à se convaincre lui-même.

Je n’allais pas à l’école de toute la semaine après ça.

Note de l’auteure :

Alors, qu’avez-vous pensé de ce nouveau chapitre ? Les personnages vous plaisent-ils ? L’histoire vous emballe-t-elle ? Dites-moi tout ! 🙂

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