La fin des leçons ne sonnerait pas avant un bon quart d’heure. Stratégiquement tournés vers les fenêtres, les visages des étudiants semblaient tous empreints de l’ennui coutumier du vendredi après-midi. Des nuages gris plombaient le ciel froid de novembre. Poussées par le vent, les feuilles rouges s’unissaient en une farandole automnale et le bruissement de leurs membranes séchées rompait le silence de la cour.

Au cœur de l’Université du Michigan, seul le département des arts dramatiques échappait à cette détresse. Les voix passionnées des élèves résonnaient jusque dans le couloir et derrière la seule porte entrebâillée, huit apprentis comédiens évoluaient sous le regard impartial de leur professeur. Cette adaptation anglophone de L’Avare suscitait l’engouement général : gestuelle ample, ton excessif. Celui qui tenait le rôle d’Harpagon depuis le début du semestre poussait même le vice en adoptant un accent français. Ce jeune homme, âgé de vingt-quatre ans, était le seul bilingue de toute la troupe.

Bien qu’un peu audacieuse, son initiative ne manqua pas de faire sourire le vieil enseignant.

Une fois l’acte achevé, l’homme applaudit brièvement, marquant ainsi le terme de son cours. Il quitta sa chaise et rejoignit prestement ses élèves.

— Bien, ça commence à prendre forme ! On en reste là pour aujourd’hui. Ceci dit, jeunes gens ! Au risque de me répéter, auquel cas je vous prie de mettre ça sur le compte de mon grand âge, n’oubliez pas qu’il s’agit d’une pièce écrite au dix-septième siècle, rappela l’ancien. Le théâtre de Molière était à la fois classique et baroque, et il représente l’une des plus grandes fiertés de mon héritage artistique. Je ne peux tolérer que vous l’adaptiez de façon moderne. Je vous l’interdis, même !

Les étudiants écoutaient leur maître avec tout le respect qui lui était dû. Au terme d’une brillante carrière de comédien, ce Français avait fait le choix d’enseigner son art sur le sol américain. Parfois un peu sec, mais surtout passionné, il partageait son savoir avec générosité.

— De même, vous n’avez pas d’autre choix que celui de posséder ce territoire que représente la scène. Il faut embrasser le public, l’étreindre, l’étouffer ! Et pour y parvenir, il faut faire preuve de charisme. Comment le charisme se traduit-il ?

Les élèves se regardèrent tour à tour, partagés entre l’amusement et l’embarras.

— Par la confiance en soi ? se risqua l’une des jeunes filles.

Le vieux Henri acquiesça, encourageant ainsi les autres à prendre la parole.

— En étant positif ? Si on n’est pas positif, on n’attire pas le regard.
— Il faut aussi avoir de la conviction.
— En travaillant le langage corporel ?
— Exactement, Jarren, répondit le professeur en levant un index ferme vers le jeune homme.

Il se détourna de ses élèves et progressa sur les planches en ouvrant largement les bras, son visage affrontant les spots aveuglants.

— De l’ardeur, de la force ! Si vous êtes là pour réciter votre texte, allez lisser vos fesses sur les bancs du département d’Histoire ! Là-bas, vous pourrez débiter à vos examinateurs ce qu’on vous aura fait ingurgiter tout au long de l’année. Dès lors que vous posez le pied ici, vous perdez votre identité et vous devenez votre personnage.

Il se tourna vers sa petite troupe et les toisa un instant avant de reprendre :

— Vous avez compris qu’il fallait moduler votre voix à outrance… Mais notre Harpagon a soulevé un détail primordial : le langage corporel. Votre attitude est extrêmement importante ! Levez le menton, portez le regard haut et loin ! Vous devez déformer votre visage quitte à tomber dans l’excès. Même le spectateur du fond doit pouvoir capturer l’émotion que vous transmettez. Si c’est de la nostalgie que vous devez exprimer, ce n’est pas de la tristesse ni du chagrin que les gens doivent percevoir, mais de la nos-tal-gie.

Il conclut cette tirade par un sourire. Sa ferveur et son caractère bourru, longtemps décriés par ses collègues, avaient fait de lui la coqueluche des étudiants. Héritier de la Comédie-Française, Henri Rocard mettait un point d’honneur à attiser la passion du théâtre dans le cœur de ses élèves.

D’une révérence, il annonça la fin du cours et autorisa ses jeunes comédiens à quitter l’estrade. Tous lui rendirent la courbette d’un même mouvement, avant de regrouper leurs affaires dans leurs sacs respectifs.

— Henri ?

Le vénérable de la comédie jeta un regard par-dessus son épaule.

— Ah, Jarren ! Justement, je voulais te demander où tu en étais dans tes auditions.
— J’ai été retenu pour doubler l’ennemi du héros dans une série animée. On apprend au fil des épisodes que le personnage est atteint de schizophrénie, et le travail vocal est intéressant quand il passe d’une identité à une autre. Enfin, ça s’annonce plutôt bien…
— Tu m’as l’air confiant… Enfin, c’est comme ça que l’on apprend à tomber.

Jarren lui retourna un sourire franc. Bien évidemment, Henri ne souhaitait pas le voir échouer, mais un trop-plein d’assurance pouvait s’avérer dangereux, a fortiori aux prémices d’une carrière artistique. C’était justement par sympathie que le Français le mettait en garde.

Pourtant, il n’y avait pas d’inquiétude à se faire au sujet de Jarren Lothamer. Né sous une bonne étoile, ce jeune homme au physique avantageux était un comédien hors pair, et de tels atouts constituaient une base solide pour un avenir prometteur.

La sonnerie retentit à travers tout le bâtiment, et un torrent d’élèves déferla aussitôt dans les couloirs en un vacarme assourdissant.

Glissant les doigts dans ses cheveux bruns pour dégager deux yeux vert-de-gris, Jarren saisit son sac à bandoulière et salua le vieil Henri. Il quitta la salle et suivit le courant étudiant pour sortir de l’établissement. Aussitôt, un vent glacial attaqua sa gorge et il releva frileusement le col de sa veste en rejoignant son groupe d’amis. Il accepta la cigarette proposée, avant de se pencher vers son voisin pour l’allumer.

— Bon, ce soir, je teste une nouvelle marque de cordes pour ma guitare, et Gary vient bosser son solo de basse chez moi, exposa Zaccharias aux deux autres membres. Matt, tes parents sont toujours d’accord pour qu’on répète chez eux demain ?
— Ne t’inquiète pas, assura Matthew avec un sourire. Tu te doutes bien qu’ils ne vont pas me laisser trimbaler quarante kilos de matos dans la voiture pour aller répéter deux heures chez des potes.
— Parfait. Et toi, Jen ?

Jarren acquiesça en exhalant un nuage de fumée grisâtre.

— Je serai là.
— Je croyais qu’on devait aller au cinéma, demain…

Il manqua de s’étouffer et jeta un regard embarrassé par-dessus son épaule. Derrière lui se tenait une jolie petite Chinoise au sourire doux. Pourtant, à la vue de la cigarette, son visage se peignit de contrariété.

— Tu ne m’as pas dit que tu avais arrêté ?
— Désolé Lila…

Il écrasa le mégot dans un cendrier et enlaça tendrement la jeune fille.

— Demain, je t’invite au restaurant, et on se fait un ciné après… Ça te dit ?

Elle lui accorda un sourire avant d’accepter la proposition. Née de parents aristocrates, au même titre que Jarren, Lila-Rose Li-Zhong affectionnait tout particulièrement les sorties distinguées. Alors que l’attitude décontractée du jeune homme ne trahissait pas son statut social, l’allure digne de sa petite-amie laissait moins de doute à ce sujet. Néanmoins, Lila refusait de se plier aux règles implicite de la mondanité. Si ce milieu n’accordait aux femmes qu’un rôle de décoration au bras d’un époux orgueilleux, réduites à s’esclaffer au moindre jeu de mots, la demoiselle était bien trop intelligente et fine pour s’en contenter.

— Tu t’en tires plutôt bien, avoua-t-elle.

Leur réconciliation provoqua les sifflements taquins du groupe.

— Zach, intervint Garrett en soufflant dans ses mains. Si tu veux qu’on répète ce soir, il va falloir que je me mette au chaud avant de me faire amputer les doigts.
— J’ai bien envie d’aller boire un chocolat chaud, avoua Lila-Rose.

L’idée fut accueillie avec enthousiasme. Le groupe traversa la cour et s’engouffra dans la cafétéria, non sans s’attirer les regards courroucés des étudiants à la portée des courants d’air.

— Ah Jen, c’est très gentil à toi de me proposer un cappuccino, s’exclama le guitariste en prenant place à une table.
— Merci, Zach…
— Un café noir pour moi, embraya Gary.
— Un macchiato !

Désigné à l’unanimité, Jarren nota mentalement les boissons réclamées par ses amis et se tourna vers Lila-Rose.

— Un chocolat viennois pour toi, mon cœur ?

L’intéressée acquiesça et le jeune homme se dirigea vers le comptoir. À cette heure, la plupart des étudiants avaient quitté le campus. La commande fut donc enregistrée sans qu’il eût à patienter. Pendant que la serveuse s’affairait à préparer les boissons, il aperçut du coin de l’œil un journal posé sur le comptoir. Il s’agissait de l’A2, un hebdomadaire réputé à Ann Arbor.

— Je peux vous l’emprunter ?

L’employée acquiesça en posant la dernière tasse fumante sur un plateau. Jarren s’en saisit et rejoignit ses amis.

— Merci pour le journal, je t’en demandais pas autant ! s’exclama Zaccharias en le lui arrachant des mains.

Loin de se contenter de ce méfait, il plongea le doigt dans la chantilly généreusement saupoudrée de cacao, et le lécha goulûment.

— Et si tu nous parlais de notre prochaine sortie, au lieu de t’en prendre à ma chantilly ?
— Eh, on bosse dur, à la fac de musique. Alors laisse-moi profiter de mon café et on voit ça après.

Jarren bougonna en dégustant ce qui lui restait de mousse de lait.

— Bon… qu’est-ce qu’on raconte de beau, dans le coin ? commenta Zach en feuilletant.
— On s’en fout ! répliqua Gary qui claquait encore des dents. Y’a rien à grignoter dans ce torchon !
— Rha, vous me saoulez ! C’est bon, j’ai compris, on va parler de la représentation.

Alors qu’il hésitait à coller la tasse contre sa joue pour se réchauffer plus vite, Garrett ne put s’empêcher de ricaner, très fier d’avoir contrarié le guitariste. Ce dernier plia grossièrement l’hebdomadaire, la mine renfrognée, avant de cligner des yeux devant un titre.

— Manistee ? Dis-moi Lil’, c’est pas là-bas que tu as fait un stage vétérinaire avec un garde-forestier ? demanda-t-il à la jeune fille.
— Si, mais ça remonte à l’année dernière déjà. Pourquoi ?
— Ben apparemment, un cerf a attaqué deux randonneurs.
— Alors ça, c’est une histoire d’horreur comme je les aime ! ricana le bassiste. Tu crois qu’il a les yeux rouges et qu’il crache de la fumée par le museau ?
— Mais ferme-la ! gronda le guitariste en faisant mine de l’assommer avec le journal.

Il avait beau jouer le ténébreux de la bande devant ses fans, Zach était plutôt énergique et joyeux de nature, avec ce qu’il fallait de caractère pour dynamiser le groupe. Son partenaire d’instrument à cordes, en revanche, tenait le rôle du râleur aussi bien sur scène que dans la vie courante.

Insensible à la scène de ménage entre les deux musiciens, et surtout peu coutumière de l’humour occidental, Lila-Rose semblait perplexe.

— Bah, il avait peut-être la rage ? supposa Matt.
— À Manistee ? C’est peu probable, commenta Lila. La rage se transmet par morsure, et il n’y a plus de gros prédateurs depuis longtemps.
— De toute façon, le garde-forestier a l’air de dire qu’ils se sont trop approchés du harem, trancha Zach, avant de faire craquer ses phalanges. Bon ! Je ne voudrais pas paraître insistant, mais il faut qu’on parle de notre prochaine prestation.
— Quelle mauvaise foi… ne put s’empêcher de glisser Gary.

Cette fois-ci, le journal s’abattit sur sa tête avant d’être posé sur le rebord de la fenêtre.

Les quatre étudiants avaient obtenu un petit créneau pour une représentation dans un bar très prisé des étudiants. Le gérant de l’établissement organisait une soirée afin de mettre à l’honneur les jeunes groupes. Le programme assez serré ne leur cédait qu’un petit quart d’heure, et il devenait urgent pour Paranography de choisir les chansons les plus susceptibles de plaire au public.

Gary récupéra leur maquette que Lila-Rose ôtait de son sac. D’un commun accord, le groupe comptait sur le regard neuf de la jeune fille pour définir les morceaux les plus accrocheurs.

— Bon, on récapitule avant que je m’embrouille… interrompit Matthew en extirpant un petit carnet de sa poche. La troisième et la huitième, c’est ce que tu proposes ?

L’étudiante en médecine animale acquiesça avant de porter la tasse de chocolat chaud à ses lèvres.

— Vous toucherez un maximum d’étudiants avec ces deux-là. Serene under the rain est plutôt calme, mais le refrain est très riche en émotions. Et avec Proud wrath, vous relancerez l’ambiance de la soirée.

Le batteur griffonna quelques notes en vidant d’un trait son café. La chaleur des boissons commençait à faire effet, et l’idée d’affronter la bise cinglante jusqu’au parking n’enchantait personne. Encore moins Lila, contrainte d’emprunter les transports en commun pour ses trajets entre l’Université et son domicile. Se mêler aux gens de condition plus humble ne la dérangeait aucunement. En vérité, c’était plutôt l’attente à l’arrêt de bus, dans le froid, qu’elle trouvait contraignante.

— Je te dépose chez toi ? proposa gentiment Jarren.

Il ne faisait aucun doute qu’avec un véhicule personnel, le chemin pour arriver au pavillon des Li-Zhong était bien plus rapide.

— Mais… ce n’est pas ce soir que tu devais rentrer chez tes parents ? fit remarquer la jeune fille.

Le visage de son petit-ami sembla se décomposer l’espace d’une seconde.

— Ne me dis pas que tu avais oublié…

S’il avait toutes les qualités pour être un ami généreux et à l’écoute de son entourage, ce garçon qu’elle aimait par-dessus tout restait incroyablement tête en l’air, et détaché de toutes contraintes.

— Tes parents habitent où, Jen ? demanda Matt, avachi sur la table.
— À Grand Haven…

Les trois instrumentistes se connaissaient depuis l’école élémentaire, mais Jarren était l’électron libre venu se greffer un peu par hasard sur cet atome musical. Zach en était le noyau et quand le premier chanteur avait annoncé son départ pour l’Université de Cleveland, le chef de la bande s’était mis en quête d’un remplaçant. Il avait arpenté les couloirs du département de musique mais les rares étudiants répondant à ses exigences avaient décliné sa proposition.

Puis un soir, pour se donner bonne conscience, il avait assisté à la représentation théâtrale de sa sœur. Lorsque l’un des comédiens fut amené à interpréter a cappella une chanson écrite en vieil anglais, l’oreille du musicien détecta un talent à exploiter. À la fin de la pièce, Zach s’était empressé de le rejoindre afin de le convertir à son projet artistique. La proposition fut acceptée et Jarren intégra le groupe.

Les débuts avaient été houleux, les deux autres membres faisant preuve d’une réelle animosité envers ce nouveau chanteur, imposé par le guitariste. Perturbé par cet accueil hostile, Jarren avait connu quelques difficultés d’intégration. Au prix d’un travail autodidacte sur ses cordes vocales, il s’était appliqué pour travailler et développer sa voix dans un registre qui ne lui était pas familier. Cet effort sincère lui valut finalement le respect de Garrett et Matthew.

— Je comprends mieux pourquoi tu as ton petit appartement dans le coin, murmura Zach pensivement. Il va falloir que tu commences à t’inquiéter, mon vieux. T’en as pour plus de deux heures de route…

Jarren glissa un petit coup d’œil à sa bien-aimée, visiblement embarrassé de ne pas pouvoir faire un détour pour la déposer chez elle.

— Tu ferais mieux de te dépêcher, confirma la jeune fille avec un sourire amusé. Si demain soir, je ne suis pas chez mes parents, vérifie juste que le froid ne m’a pas congelée à l’arrêt de bus.

Jarren ne put réprimer un sourire, bon perdant face aux taquineries de Lila. Il déposa sur sa joue un baiser tendre, puis se leva avec un soupir.

— Eh ben, quelle motivation ! s’exclama Gary.
— Bon courage dans le froid, glissa Matt en ricanant.

Sous des encouragements à peine moqueurs, il empoigna son sac et se dirigea vers la sortie, ne manquant pas de récolter les regards excédés des étudiants lorsqu’il ouvrit la porte.

La cour était à présent déserte. Jouant avec ses clés de voiture, Jarren regagna son véhicule sur le parking. Il s’agissait d’une Pontiac Torrent que son père lui avait cédée. Bien qu’âgée d’une dizaine d’année, elle était parfaitement entretenue et même sur de longs trajets, le plaisir de conduire restait entier. Après un dernier regard vers l’université et le ciel menaçant, il prit place sur son siège et observa les premières gouttes rouler sur le pare-brise. Une tempête était prévue sur la ville mais en se dirigeant vers Grand Haven, il avait des chances d’échapper à la dépression.

Il fit démarrer la voiture et roula en direction du nord-ouest.

Cette route était plutôt agréable à faire. Une fois sorti du campus, Jarren suivait une voie secondaire qui l’immergeait au cœur de la réserve naturelle de Reichert. Il traversait ensuite la ville de Lansing et débouchait sur des champs d’exploitations agricoles parsemés de zones boisées jusqu’à Grand Haven.

Ce soir-là, l’astre du jour s’était couché sans témoin, étouffé par la masse grise recouvrant l’immensité du ciel. Le jeune homme alluma ses feux de brouillard qui révélèrent des volutes éparses sur l’asphalte. L’atmosphère chargée d’humidité ne tarderait plus à transformer ces fantômes de la nature en un panneau blanc dangereux à la conduite.

Le téléphone vibra sur le siège passager et Jarren le porta à son oreille. Il reconnut la voix de sa mère, et dans le mélange d’anglais et de français qu’ils avaient coutume de pratiquer, il tenta de la rassurer :

Allô ?… Oui, je suis en route, maman… Je suis parti avec un peu de retard… Je serai là dans deux heures.

Il raccrocha et détourna brièvement les yeux pour reposer l’appareil. À peine eût-il reporté son regard sur la route qu’une autre vibration l’alerta d’un message. Il s’agissait d’une photo de Lila, assise sur le siège du passager, ceinture bouclée. Elle lui tirait la langue en une mimique espiègle, et un texte illustrait l’image :

« Papa est venu me chercher. Sois prudent ! »

Jarren sourit, amusé. Parfois, quand ils s’envoyaient des messages, il se remémorait l’époque de leur séparation. Loin de s’oublier, les deux jeunes héritiers s’étaient juré de garder contact par courrier. Ni les kilomètres, ni les années, n’avaient été un obstacle à leurs lettres. Ce qui avait freiné ces échanges, c’était la pudeur de l’adolescence, aussi inévitable qu’insidieuse.

Au dix-huitième anniversaire de Lila-Rose, Jarren avait finalement osé prendre le téléphone. Après trois années sans s’écrire, et plusieurs mois à chercher un prétexte, il avait profité de ce jour symbolique de la majorité civile pour appeler la jeune fille. Le souvenir d’un ton aigu et impérieux s’était évanoui au moment où la jeune adulte avait répondu à l’appel, d’une voix devenue douce et marquée par sa langue natale.

En entendant son ami se présenter, le timbre grave avait impressionné la jeune fille qui s’était mise à bégayer. Ce jour-là, leur amitié avait amorcé un tournant décisif.

Perdu dans ses pensées, Jarren en oubliait sa conduite, devenue machinale. Un frisson lui parcourut l’échine et le ramena à la réalité.

C’est alors qu’entre les nappes de brouillard, une silhouette se dessina à la lueur des phares. Dans un réflexe prompt, l’étudiant freina brutalement et la Pontiac glissa sur le revêtement humide de l’asphalte.

La bête quitta sa position statique pour s’élancer vers la voiture. Elle bondit sur le capot, les babines retroussées et les pupilles rétrécies. Saisi par l’effroi, le jeune homme braqua vers la gauche. La voiture coupa la route et versa dans la forêt qu’elle surplombait. Sa course prit fin contre un tronc, au bout de la pente.

Le choc violent secoua l’arbre de ses racines à son sommet. Étourdi, Jarren ouvrit les yeux et posa une main tremblante sur le volant. Il ne put soutenir plus longtemps le poids de sa tête et la reposa sur son avant-bras. D’un regard sur le côté, il observa le rétroviseur latéral qui renvoyait l’image de la bête, restée en contre-haut près de la route.

Au lieu de fuir comme l’aurait dicté son instinct, l’animal quitta le bas-côté et descendit droit sur sa cible. Son attitude désinvolte évoquait la sérénité d’un prédateur sûr de lui, pendant que ses yeux jaunes fixaient Jarren, sans jamais ciller.

S’arrêtant un instant, le loup releva fièrement son encolure. Le brouillard avait orné son épaisse fourrure grise d’une fine parure de perles de pluie. Rejetant la tête en arrière, il lança un appel aux siens qui résonna dans la nuit. Le hurlement primitif couvrit les murmures de la forêt quelques secondes, imposant ensuite un silence pesant.

Jarren ne put retenir un frisson tandis que des réponses s’élevaient au loin. Le loup reprit sa descente vers le tout-terrain accidenté. La meute ne tarderait plus à se manifester.

Le jeune homme tenta de retirer la ceinture qui le maintenait au siège. Vidé de toute énergie malgré la peur, il ne trouvait plus la force nécessaire pour se libérer. L’animal sauvage n’était plus qu’à une vingtaine de foulées, et Jarren le contemplait, incapable de réagir.

Un bruit de cavalcade attira brusquement l’attention du loup. Surgissant de nulle part, une silhouette fendit l’air et dépassa en trombe le prédateur. Dans un dérapage contrôlé, le sauveteur inespéré s’interposa.

Ce revirement de situation fut de trop pour Jarren. Sa vision se troubla et il se frotta les yeux contre sa manche. En relevant la tête, les contours semblaient de plus en plus flous, les bruits ambiants s’étouffaient progressivement et ses paupières devenaient plus lourdes que du plomb. Malgré l’incertitude qui planait au-dessus de lui, le jeune homme sombra dans l’inconscience.

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