La matinée touchait à sa fin quand Asphyx, dragon et fier détenteur d’une princesse qui de surcroît avait survécu jusque-là, jugea sage d’aller pêcher quelques poissons avant que la faim gagnant son invitée humaine ne la rendît insupportable. Il était fort bienvenu que le ruisseau longeant sa grotte formât, à deux pas de là, une retenue d’eau gorgée de truites et saumons bien gras. Doté d’une vue perçante et d’une queue se terminant en un dard effilé et vif, Asphyx en fit une collecte fort aisée.
Il s’arrêta un instant sur le seuil de sa caverne et y fit griller de son souffle igné sa pêche embrochée qui frétillait encore. Un antre de dragon sentant le poisson eût été fort déplaisant et malséant.
Il lui en rapportait trois bien charnus car la pauvresse lui semblait par trop frêle et malingre. Mais comme elle savait lui rappeler fort à propos : « Je ne suis pas décharnée mais mince et svelte ! », et cela semblait être la norme pour les jeunes femmes humaines, d’après ses dires. Elle ne manquerait pas cette fois-ci non plus, de le sermonner vertement quant à la quantité invraisemblable de nourriture qu’il voulait la voir ingurgiter. « Pour me faire gaver de la sorte, il faudrait que je fusse une vulgaire oie ! » clamait-elle invariablement en perchant dans les aigus ses derniers mots. Il était heureux en ces sombres circonstances que la nature ait doté les dragons d’une patience légendaire. Et l’heur d’avoir enfin Sa Princesse lui faisait oublier toutes ces vétilles dérisoires.
Tout absorbé dans ses pensées, il n’en perçut pas moins ses côtes qui le lancèrent fougueusement, signe ô combien indiscutable que l’on faisait usage de magie dans les parages, ou plus rarement qu’il allait se mettre à pleuvoir. Et cette prise de conscience lui valut le réflexe opportun d’éviter un pan de falaise entier s’étant étrangement décroché de la paroi. C’eût pu être interprété comme un accident des plus futiles et on ne peut plus normal, mais depuis qu’il avait été blessé aux côtes droites, en sa tendre jeunesse, il pouvait sentir lorsque la magie rodait autour de lui.
Or donc un nouvel assaillant venait pour le défaire de Sa Princesse. Qui pis est, un sorcier suffisamment rusé pour maquiller ses attaques sous les traits d’incidents naturels.
— Je te sais dissimulé, magicien ! Tu ne m’auras pas par surprise avec d’aussi médiocres tours de passe-passe. Présente-toi donc à moi que je te rôtisse comme il se doit.
Un sorcier que l’on traitait de magicien ! Il ne pourrait manquer de réagir à l’insulte.
Prompte et enflammée fut la réponse puisqu’une boule ardente fila droit sur le museau d’Asphyx. Tout rusé sorcier qu’il était, il n’en était pas moins aussi étourdi et imprudent que tout rampant de son espèce lorsque l’on échauffait suffisamment son amour-propre. Preuve en était cette déraisonnée réaction.
— Envoyer du feu à un dragon ? Voilà qui est pour le moins singulier, mais ce n’est pas désagréable, ça chatouille même.
Feignant de fureter du regard à travers la végétation pour trouver sa cache, il poursuivit :
— Oh, mes plus plates excuses si c’est là tout ce que vous savez de la magie, Ô noble sorcier. Ce n’est point un art aisé à appréhender.
Cette fois, zigzagant entre les troncs massifs, ce fut un éclair qui déchira l’air d’un grondement de tonnerre. Mais en un claquement d’ailes, Asphyx avait esquivé. Et de se ruer sur son adversaire la mâchoire béante. Un second éclair d’un bleu plus éblouissant encore le frappa en plein vol, qu’il encaissa pour atteindre l’ennemi.
Mais d’ennemi, il ne mordit que la poussière. Un mur de roche avait jaillit de terre aux pieds du mage pour faire barrière à l’agresseur.
Tout compte fait, il n’avait guère usurpé son titre de sorcier, il semblait même plutôt redoutable. En plus d’être malin, il était prompt à réagir et disposait de maintes techniques.
Le dragon cracha les derniers gravillons et restes de boue amère qui collaient encore à ses crocs, puis se campant fermement au sol, il se propulsa contre ce rempart rocheux l’épaule en avant. Celui-ci vola en éclats, mais il ne trouva personne derrière. Son obsession pour les cachettes l’irritait déjà ! Mais il devait se contenir, il aimait cette forêt et ne voulait lui faire aucun mal, ce qui se révélait ardu avec sa taille dans une sylve si épaisse.
Les arbres, eux, ne s’encombrèrent pas de tant de principes quand ils lui churent subitement sur le dos par douzaines. Ce sorcier sournois retournait son amie sylvestre contre lui-même, ce qu’Asphyx ne pouvait tolérer ! N’écoutant que son courroux grandissant, il jaillit du tas de bois déraciné, un large chêne entre les griffes. Et d’envoyer aussitôt cette massue improvisée au-devant de l’ensorceleur.
Il l’atteignit enfin, même si l’autre eut le temps de dresser un bouclier d’air en guise d’amortisseur. Ce qui ne le prévint pas de percuter à quelques bonds de là, la dure roche qui bordait le ruisseau.
Le voyant inconscient, mollement étalé entre poussière et eau chantante, Asphyx jubilait en son for intérieur. Il broierait ce prétentieux entre ses crocs. De plus près, le magicien apparaissait bien étrange. Il se distinguait à bien des égards de Sa Princesse ainsi que de la plupart des rampants qu’il avait encontrés jusqu’alors. Une peau cuivrée et des yeux bridés, étaient-ce là les marques d’un sorcier ? Il s’avouait bien pitoyable de n’en avoir combattu auparavant pour y porter réponse.
Son flan dextre le lança derechef, mais il ne put esquiver cette fois. Une pluie de pieux gelés jaillit du ruisseau, glissant pour la plupart sur l’armure d’écailles du dragon. Mais le peu qui s’y planta lui arracha, outre quelques giclées de sang, un furieux rugissement. Le sorcier esquissa un sourire. Et une déflagration de propulser Asphyx à brûle-pourpoint vers les cieux, où il y dessina un bel arc de fumée.
Celui-ci se maudit d’être tombé si lamentablement dans le piège d’un simple rampant. Une colère noire le consumait. Une ire sourde à toute douleur et raison. Ses ailes claquèrent furieusement dans l’air, et déjà il vomissait ses flammes qui noyèrent la forêt de lueurs incandescentes.
Il lui fallut arriver au bord de l’asphyxie pour qu’il cessât, se laissant choir vers le probable cadavre calciné. Accoutumé à la résistance peu commune de son adversaire, il ne fut point surpris lorsqu’il vit se dresser au milieu du brasier une silhouette chancelante. Un nuage de vapeur s’en élevait. Il avait donc trouvé quelque procédé de survie en usant d’eau. Mais à ouïr ses plaisants geignements, ce n’avait été ni aisé ni agréable.
Cet humain ne savait visiblement pas se résigner. Levant une main tremblante vers son ennemi qui venait d’atterrir lourdement, il menaçait d’user de son pouvoir. Pour toute réponse, Asphyx fouetta l’air de sa queue, plantant son dard dans la paume ainsi tendue. Celle-ci éclata comme un fruit trop mûr lorsque l’aiguillon de sa queue s’hérissa de piquants acérés. Il n’était pas peu fier de cette faculté, très prisée chez les dragons. Les dégâts intérieurs ainsi causés pouvaient être redoutables.
— Tu ne prendras pas ombrage que je t’allège de ta dextre, rampant ? Je t’ai bien observé et ai noté que tu ne te sers que d’icelle pour faire usage de tes sorts.
Asphyx se prit d’une confusion feinte pour poursuivre :
— Mes excuses. Que tu ne te servais, voulus-je dire.
Surmontant avec peine l’insoutenable douleur, le sorcier pressait son moignon sanguinolent de sa main restante, tentant maladroitement de cautériser la plaie béante. Le responsable ne lui laissa pas le soin d’en finir, lui envoyant sa patte griffue sur le côté.
Le lancé était d’une remarquable précision, puisque l’humain atterrit – passablement démembré – sur le seuil de sa grotte. Mais Asphyx se savait avantagé par sa pratique de la chasse dite de la catapulte. Un art draconique subtil consistant à frapper vigoureusement sa proie en direction de son antre depuis la forêt. Les plus entraînés faisaient même rouler d’un coup de griffe les plus gros bovidés égarés jusqu’au fond de leur demeure. Lui, cependant, n’en était pas encore là.
Très certainement mue par un puissant appétit en cette heure tardive de la matinée, la princesse pointa timidement son fin minois hors de la caverne ombrageuse.
— Oh, mais il s’agit là du sorcier de Père ! soliloqua-t-elle.
Elle s’avança pour lui porter secours. De fait, le sang qui lui sourdait d’entre les lèvres mêlé à la poussière du sol ne l’aidait guère à s’exprimer clairement.
— Là, sur le côté vous serez mieux, je n’entends rien à vos propos inintelligibles.
— Meu… mé… merci.
Le sang ne s’écoulant plus hors de sa bouche, il était contraint de l’avaler s’il voulait émettre mieux que d’épais gargouillis, qui eussent été fort disgracieux aux oreilles nobles de la princesse.
— À propos de Père justement, se porte-t-il bien? Je n’ai point eu l’heur de le voir ces temps-ci.
— Ou… oui… mais il désespère de vous revoir.
— Ah, oui, certes. Et vous Tao, comment cela va-t-il ?
— Je… mou… mourant, ce me semble…
— Oh ! Comme c’est regrettable. Père vous portait en haute estime.
Elle scruta la lisière de la forêt d’un regard soucieux. Le sorcier s’en avisant, s’empressa de l’inciter à agir, se sentant investi d’une énergie nouvelle.
— Mais je réalise que vous êtes libérée de vos entraves !
Il ne savait quel miracle avait pu se produire pour qu’il en fût de la sorte, mais ainsi il aurait été la diversion qui lui rendrait la liberté.
— Ce monstre est probablement encore assez loin ! Vous pouvez lui échapper en fuyant sur l’instant !
Voyant qu’elle ne bougeait pas, assurément pétrifiée d’effroi, il ajouta :
— C’est là votre chance Princesse, hâtez-vous !
Il sentait ses forces l’abandonner grièvement, parler avec tant de vigueur finissait de l’achever.
— Oh, mais vous n’y êtes point ! J’attends qu’Asphyx me porte mon petit-déjeuner. Imaginez-vous, Tao, que je meurs de faim !
D’abord interdit, il se ressaisit pour répliquer :
— Vous mangerez plus tard Princesse ! L’heure est à l’évasion !
— L’évasion ? Mais vous n’y pensez pas ! Je me divertis ici comme jamais auparavant. Et vous connaissez Père ? Un brin trop autoritaire, bien que je le prise énormément.
— Mais ce monstre va…
— Vous voulez parler d’Asphyx, le coupa-t-elle. Vous vous méprenez, il est doux comme un agneau. Enfin ne lui dites pas, il pourrait mal l’interpréter, finit-elle en murmurant.
Elle lui présenta sa noble main parée de moult bijoux pesants.
— Voyez, il sait combler l’essentiel de mes besoins.
Il avait subi maintes brûlures, plaies, fractures et sans oublier sa main amputée, mais ce furent ces simples paroles qui parvinrent à l’anéantir pour de bon.
— Me dites-vous que je serais mort en vain, puisque vous ne désirez point que l’on vous sauve ? Mais plutôt assouvir vos caprices juvéniles auprès d’un… d’un dragon ?!
Scarlett parut consternée qu’on osât lui répondre ainsi.
— Mort en vin ? Qu’est-ce à dire que cela ?! Sachez que les demoiselles de haut lignage comme le mien ne se soucient guère de ce genre de breuvage rougeaud !
Et celle-ci de lui tourner ostensiblement le dos pour lui faire montre de son profond désaccord.
Ponctuant son lourd atterrissage d’une secousse, qui fit incidemment choir Sa Princesse, Asphyx rejoignit enfin sa victime d’humain. Contre toute attente, les os de ses jambes encore solidaires par endroit purent se briser sous le poids du dragon.
Décidément bruyant, le sorcier émit un dernier hurlement déchirant.
— Ah ! Que de nuisance, Tao, il suffit ! Asphyx, faîtes que ce rustre personnage se retire instamment. Il m’importune !
Le dragon ne comptait de toute façon pas en rester là, et croqua ce magicien malappris d’une bouchée. Ce fut à peine s’il le sentit glisser dans sa gorge. D’où l’importance d’attendrir les viandes avant consommation.
— Ce gêneur n’encombre plus les lieux ma mie. Tournez-vous donc que je vous ausculte, vous avez encore chu semble-t-il.
Outrée elle s’exécuta vivement.
— C’est de votre fait cette fois ! Vous vous êtes presque posé sur moi, avec la délicatesse d’un orque en rut !
Puis oubliant quelque peu son infinie détresse, elle réalisa l’état d’Asphyx :
— Par le serpent cornu ! Vous êtes tout meurtri ! Vous vous êtes donc querellés tous les deux ?
— Nul besoin de blasphémer ! Ce n’est point grave, à peine des égratignures. Je ne puis cependant souffrir plus longtemps de vous voir ainsi mutilée mon aimée.
Effleurant ses frêles épaules de ses larges pattes griffues, il usa de son pouvoir pour guérir les fines écorchures que l’on pouvait discerner de-ci de-là. Il lui fallait déployer tous les moyens imaginables pour annihiler de si ignominieuses blessures !
— Là, vous êtes aussi belle et vigoureuse qu’il se doit, ma douceur.
Et de fait, elle se sentait en forme comme jamais. Son ventre poussa malgré tout une plainte tonitruante.
— J’entends là votre requête Ma Princesse. Je m’en retourne à la pêche, cependant je vous garde à l’œil.
Elle n’eut point le temps de riposter quelque refus, qu’elle trônait sur Asphyx, à califourchon à la base de son cou. Il fallait bien admettre qu’aujourd’hui les sorciers se montraient exagérément téméraires. Aussi quelques mesures de prudences n’étaient pas superflues.

Il est fort malavisé
Et prétentieux, le sorcier
Qui se veut rivaliser
Dans cet art qu’est la magie
Avec – c’est pure folie –
Sa céleste seigneurie.

Adage du sage

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