49 jours auparavant

Il y avait des soldats armés qui gardaient le camion, il y a peu de temps encore chargé de transporter de la terre ou autres déchets de construction, pleins à craquer de vivres à notre intention. Autour de nous se pressait une petite cinquantaine de personnes, d’autres habitants de la ville que pour la plupart je n’avais jamais vu auparavant, ou auxquels je n’avais pas prêté attention. Deux hommes, assis dans la benne de l’engin, se dépêchèrent d’en ouvrir la plate-forme à peine le camion se mit à l’arrêt, et l’un d’eux sauta à terre avec l’aisance d’un habitué. Deux soldats vinrent se tenir devant lui immédiatement, pour contenir le mouvement de foule qui se fit connaître et ils demandèrent aux gens de se mettre en ligne. Il fallut quelques minutes pour que tout le monde obtempère, papa et moi compris, mais finalement les militaires parvinrent à garder la situation sous contrôle. Ensuite, l’homme dans la benne commença à la décharger en passant les cartons emballés dans du cellophane à son collègue au sol, qui lui-même les remit à leurs destinataires une fois qu’ils avaient justifié du nombre de bouches à nourrir.

La queue avança lentement et je dus revoir à la hausse mon estimation du temps qu’il nous faudrait pour rentrer à la maison. Ce train de pensée m’empêchait de m’attarder sur le souvenir de ce que j’avais vu plus tôt, mais à peine. Finalement, nous arrivâmes au devant de la file, alors que derrière nous cette dernière ne cessait de s’allonger de retardataires qui venaient récupérer de quoi manger pour la semaine.

— Cartes d’identité, exigea l’un des soldats et mon père – qui avait en mains celles de tout notre famille – les lui tendit. L’homme en uniforme se chargea ensuite de les transmettre à celui qui s’occupait de nous ravitailler, debout derrière lui à l’abri. Celui-ci s’attarda sur nos papiers avant de se saisir d’un bloc-notes, sur lequel il inscrivit nos noms, puis remit nos cartes au militaire qui nous les rendit. Je compris que c’était pour s’assurer que nous ne puissions pas resquiller en venant deux fois réclamer notre ration, afin que tout le monde ait sa part. Enfin, un carton nous fût donné et nous quittâmes la queue.

Nous nous éloignâmes de quelques mètres avant que papa ne sorte un couteau de sa poche, dont il fit jaillir la lame rétractable, avant de commencer à ouvrir notre dû. Il se déchargea de son sac et me demanda de l’ouvrir, avant de me faire passer conserve après converse pour que je le remplisse. Il n’y avait rien à boire, car nous avions encore l’eau courante dans la ville, contrairement à d’autres. Le carton se vida rapidement et nous reprîmes la route en sens inverse, après l’avoir jeté dans une poubelle – les vieilles habitudes avaient la vie dure. A ma montre, je constatai qu’il s’était écoulé presque deux heures depuis notre départ de la maison.

Sur le chemin du retour nous gardâmes la conversation au minimum et marchâmes à un rythme soutenu. Lorsque nous dépassâmes le lieu où plus tôt brûlaient des cadavres, il n’y avait plus personne et le feu était mourant, déployant vers le ciel une épaisse fumée noire. L’odeur était toujours aussi pestilentielle. Je regardai rapidement de l’autre côté de la rue pour échapper au moins à la vue de la pile de corps noircis. Nous avançâmes un tantinet plus vite encore pour fuir la scène.

Nous n’étions qu’à quelques pâtés de maisons de la nôtre lorsque l’attaque se produisit. A nouveau profondément plongée dans mes pensées, ruminant mon après-midi et songeant aux mauvais rêves que j’allais sans aucun doute faire cette nuit, je ne vis rien venir. Je fus projetée au sol avant d’avoir compris que quelqu’un s’était jeté sur moi et j’atterris douloureusement sur mon poignet gauche. La douleur, foudroyante, me sortit de ma stupeur. Mon cri de peine se répercuta bruyamment dans la rue vide et je n’entendis pas immédiatement mon agresseur me parler, ni même ne sentit tout de suite la lame appuyée contre ma gorge. En revanche, je perçus très bien être rudement remise sur mes pieds et plaquée contre un corps, secoué de tremblements dont je ne pouvais que supposer l’origine. Le mouvement accrût ma douleur et ma main droite vint instinctivement recouvrir mon poignet blessé, alors même qu’un nouveau cri m’échappait. La barbe de l’homme que je ne pouvais voir me râpait désagréablement le front à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, frénétique.

— Donne-la-moi ! Donne-la-moi !

Je mis quelques secondes avant de réaliser que mon attaquant ne s’adressait pas à moi, mais à mon père, et que j’étais l’otage qui lui servait de moyen de pression. Il ne me vint pas non plus à l’esprit tout de suite que ce qu’il exigeait d’obtenir était notre nourriture nouvellement acquise. Papa, en revanche, n’éprouva aucune de mes difficultés. Son arme à feu – que j’ignorai qu’il avait emportée jusque-là – pointée sur le front de mon agresseur, mon père arborait une expression que je ne lui avais jamais vue. Ce n’était pas du calme. Ça n’avait strictement rien à voir avec de la frayeur. C’était bien au delà de la colère.

Il était livide.

Pour la première fois de ma vie, j’éprouvai de la peur envers lui. Un geignement terrifié, incontrôlable, m’échappa et je ne sus pas si c’était en réaction à la menace tangible et brûlante que je voyais luire dans les yeux si familiers de mon père, ou parce que j’étais sous la menace d’un couteau et que je souffrais. Tout ce que je savais, c’est que j’aurais reculé de quelques pas si j’avais pu. Derrière-moi, l’homme ne cessait de répéter les mêmes trois mots, comme un disque rayé, de plus en plus hiératique à mesure que les secondes s’égrainaient et que papa ne réagissait pas. Je crus que nous ne désamorcerions jamais la situation, jusqu’à ce que mon agresseur ne perdre patience – ou peut-être était-ce le dernier fil de raison qui lui restait – et ne me pousse sur le côté en brandissant son arme. Puis, il se jeta sur mon père en poussant un hurlement sauvage. Celui-ci l’accueillit d’une balle, logée directement dans son genoux droit. L’homme débraillé s’écroula au sol en gémissant, sa lame oubliée. Des deux mains il agrippa son membre blessé, comme pour tenter de stopper l’écoulement du flot d’hémoglobine qui en jaillissait.

L’esprit embrumé, ma première pensée fût de me dire que j’étais heureuse de ne jamais avoir craint la vue du sang, ou je me serais évanouie à présent. Et lorsque, une fois le danger écarté, mon père se dirigea vers moi à grandes enjambées, je me retins de justesse de prendre du recul pour échapper à son touché. Raide comme une planche, je l’autorisai à inspecter mon cou. Quand il fût rassuré par l’absence d’entaille, il tendit la main pour examiner mon poignet, mais rétracta son geste au dernier moment, en prenant conscience qu’il valait mieux qu’il n’y touche pas. Quelque chose d’étranger se mut sur son visage et il jeta un regard oblique sur mon agresseur, qui roulait toujours sur le béton en geignant, avant de rencontrer mon regard et de me demander comment j’allais.

— Ça va. je répondis par automatisme, même si c’était faux et je détournai mon regard du sien, incapable de le soutenir. Soudain, je remarquai les visages qui étaient collés aux fenêtres de certaines maisons. Autant de personnes qui devaient nous observer depuis le début de l’altercation, mais qui n’avaient pas bougé le petit doigt pour nous venir en aide. J’aurais pu m’indigner de leur lâcheté, si seulement je ne m’étais pas sentie aussi vidée. Après m’avoir scrutée quelques instants de plus, papa sembla satisfait de ma réponse – ou peut-être était-ce que je ne me sois pas encore enfuie en hurlant. Son expression se transforma à nouveau, cette fois de façon réconfortante. En un quart de seconde, il redevint le père que j’avais toujours connu.

— Rentrons, m’enjoignit-il alors, non sans jeter un dernier regard à mon attaquant, avant de se remettre à marcher, une prise de mort sur la crosse de son arme.

J’eus le sentiment glaçant que si je n’avais pas été là pour le voir, mon père l’aurait achevé.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, il héla immédiatement ma mère, à peine la porte claqua derrière nous. lI abandonna sans cérémonie le sac remplit de victuailles que nous avions rapporté dans l’entrée et me dirigea vers la cuisine. Il m’invita à m’asseoir, avant de s’empresser de se saisir d’une poche de gel de thermothérapie, que nous gardions dans notre congélateur en toutes circonstances. Lucas avait la fâcheuse manie de se blesser au foot. Mon père venait de déposer cette dernière sur mon poignet douloureux, lorsque ma maman parue, affolée. Elle avisa la situation, avant de prendre la parole, un accent accusatoire dans la voix.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un type s’est jeté sur elle sur le chemin du retour, elle est mal tombée. lui répondit succinctement son époux, n’ayant apparemment pas envie de s’étendre sur le sujet. Je gardai quant à moi le silence, consciente que mon père ne souhaitait pas l’inquiéter d’avantage en lui révélant que j’avais également été sous la menace d’une arme. Il ne voulait évidemment pas non plus qu’elle soit au courant qu’il avait fait usage de la sienne devant moi.

— Comment as-tu pu laisser ça se produire ?

— Pas maintenant Marie. lui intima papa, avec un avertissement dans la voix et le regard. Je vais chercher Ramirez, nous informa-t-il ensuite avant de quitter la maison avec précipitation pour ramener ledit aide soignant, qui se trouvait être notre voisin depuis six ans maintenant. Quant il eut quitté la pièce, ma mère s’approcha de moi pour évaluer l’importance de ma blessure et poussa un profond soupir en la découvrant. Quant elle eut vu ce qu’elle souhaitait voir, elle replaça avec douceur la poche de glace artificielle sur cette dernière et me retira délicatement mon masque. Puis, elle me caressa la joue tendrement, avant de se remettre à parler.

— Est-ce que ça va chérie ?

— Ça va, j’ai un peu mal c’est tout. je répondis, la voix faussement stable mais je perçus mon propre mensonge, clair comme le jour. Maman aussi, à voir l’éclat de reconnaissance qui brilla dans ses yeux, mais elle ne me le fit pas remarquer. Elle s’apprêtait à parler de nouveau lorsque Lucas dérapa subitement dans la cuisine. Je vis le regard de ce dernier s’arrêter sur mon poignet et il s’élança vers moi, le visage marqué par une inquiétude qui ne s’aillait pas à un visage encore si juvénile.

— Tu es blessée, dit-il simplement une fois qu’il m’eut rejoint, en zieutant mon articulation inflammée et je lui souris faiblement pour tenter de le rassurer. Mais je pouvais sentir la sueur froide qui gouttait sur mon front et je savais que j’étais blême.

— C’est rien, je suis juste tombée. Papa est parti chercher monsieur Ramirez pour qu’il regarde mon poignet. Il va me soigner et je serai comme neuve !

Mon enthousiasme feint ne trompa personne et la tension, déjà épaisse dans l’air, ne fit que s’épaissir. Nous attendîmes dans le silence le plus complet le retour de mon père. J’espérai que notre voisin aurait de quoi annihiler la douleur sourde et pulsante qui m’assaillait. Toutefois, ce n’était pas la souffrance physique qui me tourmentait le plus, mais bien le souvenir de l’attaque.

Jamais auparavant, je ne m’étais sentie autant en danger. Jamais de ma vie, je n’avais expérimenté la peur, la vraie. Viscérale et paralysante. Jamais avant ce jour, je n’avais été une victime. A cet instant, dans un coin de mon esprit, j’avais conscience que je souffrais d’un traumatisme qui prendrait du temps à s’effacer, s’il disparaissait un jour, mais je refusai de reconnaître son existence. Je pensais que je parviendrai à trouver un moment pour l’extérioriser, de préférence sans témoin, quand je me sentirai prête.

Je me trompais.

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