Aujourd’hui, il neige. Ça s’agite dans les gréements pour empêcher les cordes de geler. Sur le pont aussi. Il faut déblayer et éviter le givre. Généralement, les marins n’aiment pas la neige. La vue est mauvaise, il fait froid et humide. Sans compter tous les désagréments que risque le bateau. Mais tout cela ne m’atteint pas. J’aime la neige. Depuis que je suis gamin, elle me fascine. Elle m’apaise. J’ai ouvert les fenêtres de ma cabine et je me suis posé devant pour regarder les flocons tomber mollement. Même les cris stridents de Mac Alistair sur le pont m’indiffèrent. Je contemple le ciel gris et brumeux.

L’hiver est bien installé. Les jours sont courts et sombres. Les fêtes du solstice sont passées. Dans ma mémoire dansent encore les bûchers et les buffets. Résonnent les chants religieux. Ma mère était heureuse de m’avoir près d’elle pour une fois. Elle s’est encore plainte de mes absences trop longues. Pourtant, généralement, nous sommes à Sidhàn pour l’hiver. Mais pas pour longtemps cette année. La tempête s’est enfin tue. Nous remettons le bateau en état. Malgré la neige et les dangers, nous repartons en mer demain.

J’ai la migraine. Autant j’aime la mer, autant j’aime m’en éloigner parfois. Je n’ai pas eu le temps de me reposer. Je le ressens. Me ferais-je vieux ? Je vais devoir me détourner de la neige et poser ma plume. J’ai encore beaucoup de choses à faire avant notre départ. J’écris vraiment n’importe quoi dans ce journal.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XXIII : Dispater, l’Île aux Mille Morts

Balram gardait son œil fixé sur la porte de sa cellule. Sa seule source de lumière tremblotait à travers la petite fenêtre grillagée. Sous le bandeau, son orbite vide continuait de le lancer, mais c’était bien supportable. Chaque jour, le médecin venait nettoyer la plaie et changer le bandage. Il en profitait également pour lui apporter son unique repas. La nourriture était sommaire et peu nutritive, mais le pirate ne faisait pas la fine bouche. L’Armada pouvait tout à fait le laisser mourir de faim au fond des cachots. Outre le docteur, personne ne venait. Parfois, il entendait des soldats dans le couloir ou des mouvements au dessus de sa tête. Il semblait être relégué au rang d’indésirable. Il avait l’habitude. La solitude ne le gênait pas outre mesure. Non, c’était l’enfermement et cette obscurité qui le torturaient. Les premiers jours avaient été particulièrement pénibles. L’impression d’étouffer. Que les murs ne cessaient de vouloir l’écraser. Ne pas voir le soleil ni sentir l’air frais. Il avait hurlé, supplié qu’on le sorte d’ici. Ses poings avaient saigné à force de frapper la porte. Le médecin avait dû le droguer pour le calmer afin qu’il ne se blesse pas davantage. « Être borgne ne vous suffit pas ? » avait-il grogné sur le captif. Peu à peu, il s’était habitué et était tombé dans une sorte de léthargie. Son esprit tournait à vide après des jours à revoir la mort de Lorcas ou la cave d’Osmoise. L’aspect reposant de son inertie, il avait l’impression de perdre toute son énergie. Même manger devenait difficile. Mais presque contre sa volonté, son corps continuait de se nourrir.

Depuis combien de jours était-il enfermé à Valenc, Balram n’avait pas été en état de compter et au fond cela lui importait peu. Si on le sortait de là, ce serait soit pour l’exécuter, soit pour le traîner à Comminatie. Ces perspectives n’étaient guère attirantes. Presque une angoisse de voir débarquer les soldats pour sa condamnation avait croît en lui. Il avait un mouvement de recul et une peur dans la gorge dès qu’un bruit lui parvenait ou que Dellac’h ouvrait sa cellule avec sa trousse de médecin et sa gamelle. D’ailleurs, ce dernier n’essayait même plus de communiquer réellement avec son patient. Balram avait cessé de parler comme s’il s’était brisé la voix à force de hurler. Il se contentait de se crisper à l’approche du docteur et de l’observer d’un œil vide. Au moins, il réagissait encore. Pour le moment.

Enfin, un jour, les choses changèrent. Dellac’h ne vint pas le voir. À la place, quatre soldats baraqués pénétrèrent sa cellule. La lueur douceâtres des torches dans le couloir suffisent à aveugler Balram qui leva précipitamment les bras sur son visage. Sans un mot, l’un des hommes le saisit brutalement par le poignet. Le pirate étouffa un cri de douleur. Depuis son arrestation, on ne lui avait pas retiré ses menottes qui avaient écorché sa peau. Presque le fer semblait adhérer au poignet. Le médecin avait plusieurs fois bougé les menottes et avait glissé des morceaux de tissus pour amoindrir leur morsure et éviter les escarres. Mais les avants-bras de Balram restaient marqués.

Le pirate tremblait et la peur lui broyait la poitrine et coinçait dans sa gorge. Mais il ne chercha pas à se débattre. Il était trop faible pour cela. Amorphe, il laissa le soldat le remettre sur ses pieds et le traîner hors de sa cellule. Dans le couloir, un autre militaire lui enferra les chevilles. Comme s’il avait la force ou la volonté de tenter de s’enfuir. Encadré de toutes parts, il fut conduit vers l’étage supérieur. Balram avait l’impression de ne plus être dans son corps et d’observer la scène de l’extérieur. Il ne parvenait pas à se sentir concerné par ce qu’on allait faire de lui. Le gibet ou Comminatie ? Vu le temps qu’il avait passé à attendre son sort, Oustralos avait dû contacter le siège de l’Armada pour savoir quoi faire de son prisonnier. La réponse était arrivée et la situation changeait pour le pirate.

On lui fit monter les marches avec quelques difficultés. Ses muscles s’étaient légèrement apostrophés à force de rester allonger dans sa cellule et il mit un peu de temps avant de pouvoir remarcher normalement. Quand il sortit dans la cour, il ne parvenait pas à voir. Bien que le ciel soit nuageux, la lumière était trop vive pour lui. Balram ferma hermétiquement son œil et se laissa guider. Même sans voir, il sentait le regard pesant des soldats sur lui. Il semblait être aussi haineux que le jour de son arrivée. Il pensait avoir mauvaise allure le jour de son arrestation, mais maintenant ce devait être bien pire. Il devait avoir considérablement pâli, maigri, il était borgne, sale et échevelé. La misère avait une image. Il sentit le sol sous ses pieds changer. Les dalles avaient laissé place à du bois. Il se força à ouvrir l’œil. Était-ce la potence ? Après un moment qui lui parut terriblement long, sa vision s’éclaircit et les formes floues prirent de la consistance. Il faisait face à un navire de l’Armada et on le faisait monter à bord. Ainsi donc, il allait finir à Comminatie. Il vivrait donc un peu plus longtemps. Un mélange de soulagement et de dépit l’envahit. Son corps se fit plus mou et ses gardiens devaient presque le porter pour passer la passerelle. Comme la dernière fois, il fut enfermé dans les cales, mais à la poupe heureusement. Il n’aurait pas supporté un voyage de plusieurs semaines dans les mêmes conditions de son premier transport.

Pour atteindre Comminatie depuis les îles Coerleg, il fallait traverser la moitié du Golfe d’Urian en longeant les Terres d’Ædan. Selon les conditions météorologiques, le voyage pouvait durer entre un et deux mois. Et quand on est coincé dans une cellule sans voir la lueur du jour, un tel périple paraissait aussi insupportable qu’interminable. Pour la première fois de sa vie, Balram eut même le mal de mer. Il essayait de deviner la navigation et où il se trouvait en écoutant les rumeurs des marins et en sentant les mouvements des vagues. Mais les hommes ne parlaient qu’en coerlège. Si au début, la mer se montra assez mouvementée, elle se calma au fur et à mesure du voyage. Le pirate se sentit un peu mieux. Mais la sensation d’étouffement et l’odeur d’eau croupie l’empoisonnaient à petit feu. Il avait l’impression de mourir un peu plus chaque jour.

Les choses se gâtèrent à l’aube de la troisième semaine de voyage. Le vent se renforçait et le navire était ballotté entre les vagues. Balram entendait clairement une pluie forte mêlée de grêle s’abattre sur le pont. Une tempête, songea t-il avec un calme déplacé. Au dessus de sa tête, ça s’agitait et on gueulait les ordres pour espérer se faire entendre. Le pirate avait du mal à avoir peur. Normalement, il aurait dû s’inquiéter, se demander si l’équipage avait les choses en main, si les hommes ne paniquaient pas. Un tel comportement était synonyme de mort en pleine mer par mauvais temps. Mais il s’en fichait. Son sort et celui du navire lui importaient peu. Peut-être était-il déjà mort à l’intérieur. Entre mourir dans un naufrage ou finir ses jours enfermé en prison, il préférait la première option. Il espérait presque que l’Armada se plante sur le premier rocher ou que le bateau se renverse sous le coup d’une lame.

Le capitaine du navire zigzaguait entre les mâts et les marins, n’hésitant pas à aider. Le lieutenant était resté sur le pont supérieur et supervisait les opérations. La tempête les avait pris par surprise. Le temps était très calme puis s’était peu à peu couvert. Soudain, le vent s’était acharné et la pluie était tombée. Le capitaine grimaça quand il reçut un grêlon sur le crâne. Heureusement, il n’était pas assez gros pour faire des dégâts, mais il était parti pour une bonne bosse. Ils approchaient de La Mesrie, normalement il y avait peu de tempêtes dans ce coin et surtout pas à cette période de l’année. Ils avaient baissé leur garde et le nombre de marins en faction était bas. Il avait fallu que ça tombe à ce moment-là. Certes, tout le monde s’était levé en hâte et s’était précipité à leur poste. Cependant, il aurait mieux valu repérer l’intempérie et l’éviter. Maintenant, ils étaient pris au piège jusqu’à ce qu’il se calme. Ils n’avaient pas eu le temps de relever les voiles que deux d’entre elles avaient été déchiré sous la force du vent. Seul le grand mât portait la sienne encore intacte quand ils l’avaient repliée. Le navire tanguait dangereusement et l’un des gabiers avait été projeté dans la mer. Nul ne l’avait entendu appeler au secours dans cette tourmente assourdissante.

Le lieutenant hurlait des ordres que personne n’entendait. Même les maîtres ne venaient même plus les prendre, surchargés de travail. Heureusement, la plupart des marins savait quoi faire et tenait assez bien leur poste. Certains semblaient encore hagards. Première sortie en mer. Défaut des bases nouvelles. Beaucoup de personnel à former et peu de compétents. En vérité, ils avaient de la chance que la majorité s’en sorte. S’il avait su qu’ils tomberaient dans une tempête, le capitaine n’aurait jamais pris la mer ; trop peu confiant envers les capacités de ses hommes. Finalement, ils se débrouillaient bien et il se dit qu’ils avaient de fortes chances de s’en sortir vivants. Il grimaça en songeant qu’ils risquaient leur vie dans le seul but d’amener un pirate à Comminatie. Cela aurait été tellement plus simple que le Grand Conseil autorise la pendaison d’Elkano à Valenc comme le voulait Oustralos. Sans compter que beaucoup de soldats auraient aimé voir le boucanier se balancer au bout d’une corde pour le meurtre de Lorcas. Mais on avait réclamé sa présence à Comminatie, la prison de la Fédération. Celle-ci se situait sur l’île de Dispater, en face de la Mer Naweline. L’Armada y avait fondé ses quartiers généraux et la prison un peu moins de cent ans auparavant. La Fédération les avait imités dans le but de trouver un terrain neutre et facile d’accès. Maudite tempête qui les surprenait alors qu’ils approchaient de leur destination !

En hâte, le capitaine rejoignit son lieutenant. Tous les deux étaient trempés jusqu’aux os. L’officier supérieur embrassa le pont du regard. Visiblement, le bateau n’avait pas subi de dommages et l’équipage faisait un bon boulot.

« Sait-on si cette calamité va durer encore longtemps ? questionna t-il dans l’oreille de son bras-droit pour se faire entendre.

– Aucune idée, mais les hommes ne pourront pas tenir le rythme comme ça plusieurs heures ! » répondit le lieutenant de la même façon.

Le capitaine se mordit la joue. C’était mauvais, très mauvais. L’aspirant Breval aurait mieux fait d’abattre discrètement Elkano dans la forêt plutôt que de le ramener à la base. Oustralos, fort de cette capture, s’en était vanté auprès du Grand Conseil qui avait exigé qu’on leur envoie le prisonnier. Qu’avait donc de si spécial ce misérable pirate pour que les amiraux veuillent l’avoir sous la main ? Les criminels de seconde zone n’étaient pas emmenés à Comminatie ; sauf s’ils étaient capturés non loin. Cela coûterait beaucoup trop d’argent pour le déplacement d’une seule personne. Seuls les grands capitaines pirates ou criminels internationaux qui avaient besoin d’être sous haute sécurité étaient transportés à Comminatie. Les autres étaient jugés là où ils s’étaient fait prendre ou dans leur pays d’origine. Ils y subissaient aussi leur condamnation. Le sort d’Elkano aurait dû revenir à Valenc. Pas au Grand Conseil. On leur avait volé leur droit de justice. Mais pour quelle raison ? Quelques heures avant le départ, le capitaine s’était empressé de fouiller les archives et de retrouver l’avis de recherche du pirate. Quelques meurtres de personnalités riches, mais peu importantes en ressortaient. Rien qui ne devrait interpeller le Grand Conseil. À la limité, Corosis ou Por-Parcal auraient été plus à même de demander l’expatriation du captif. Mais ils ne s’étaient aucunement manifestés. Sans doute n’étaient-ils pas au courant ou avaient-ils oublié les victimes d’Elkano. Vraiment cela agaçait prodigieusement le capitaine de ne pas savoir pourquoi l’un des rares navires de Valenc avait été mobilisé et ni quelle raison il devait risquer la vie de ses hommes en mer. La tête d’Elkano n’était même pas mise à prix.

Balram, de son côté, semblait avoir repris des forces. L’agitation du navire, les mouvements de la mer et les hurlements de la tempête avaient comme réveillé son instinct de marin. Il s’était redressé et sa silhouette était plus tonique et alerte. Ignorant les pulsations encore douloureuses de son orbite mutilée, il analysait tout ce qu’il percevait de sa cellule. Il comprit que ce n’était pas une tempête du nord. Celles-ci étaient plus prévisibles et plus longues. Mais surtout elles évoluaient avec le temps. Là, elle était arrivée d’un coup et sa violence était soudaine. Elle se déchaînerait une heure ou deux tout au plus avant de disparaître. Ce qui ne l’empêchait pas d’être particulièrement dangereuse. Les bruits qui lui parvenaient du pont ne le rassuraient pas. Les marins avaient du mal.

Un choc brutal le fit tomber. Le navire avait heurté quelque chose ou une vague s’était montrée particulièrement agressive. Mais à travers le vacarme ambiant un coup avait été entendu. Balram serra les dents. Un récif ou un objet flottant avait touché la coque. Il y avait de fortes chances qu’elle ait été endommagée. Sa crainte se confirma quand il vit de l’eau s’avancer sur le sol. La coque navire était percé. Il fallait calfeutrer le trou au plus vite. Mais l’équipage était imprudent et novice. Personne ne se trouvait dans les cales. Ils allaient couler sans s’en rendre compte. Il fallait toujours laisser un homme ou deux dans les cales pour éviter ce genre de problème. Ou au moins descendre régulièrement pour vérifier l’état de la coque. Mais aucun marin n’avait montré le bout de son nez depuis le début de l’intempérie.

Quelle bande d’incompétents ! grinça Balram.

Il grimpa avec une agilité qui l’étonna sur un banc qui lui servait de lit. Il cogna ses fers contre le plafond. Il n’y avait pas de séparation entre le pont et la cale ; outre ces minces planches de bois. Il devrait pouvoir se faire entendre. Il cria, prévint de la présence d’une voie d’eau dans les cales. Rentre deux appels, il jeta un coup d’œil derrière lui pour voir l’avancée de l’inondation. C’était rapide. Ce ne devait pas être un petit trou. Il devait se trouver non loin de la poupe, mais hors de vue du prisonnier. Mais il était certain qu’elle venait de bâbord puisque l’eau coulait vers tribord. Il réitéra ses cris et ses coups. Quelqu’un finirait bien par se rendre compte de son agitation.

Le capitaine était redescendu sur le pont. Il manqua de s’affaler au sol suite à un mouvement brusque du navire. Personne ne semblait faire attention à lui. Bousculé de toutes parts, il parvint à se frayer un chemin jusqu’au mât d’artimon. Les voiles repliées et fermement attachées, tous les hommes étaient descendus des gréements. Les hauteurs étaient beaucoup trop instables pour y rester plus que nécessaires. Dans l’espoir de garder le bon cap, trois hommes tenaient la barre sans parvenir à contrecarrer les envies du courant. Ça s’annonçait très mal. Le pont était trempé, recouvert de grêlons et les vagues ne cessaient de se déverser dessus. Le capitaine sentait la fatigue peser sur ses épaules. Combien de temps allaient-ils pouvoir résister encore ? Il appuya son front glacé sur le mât. Il ignorait ce qu’ils pouvaient faire de plus pour se démener contre les éléments. Jamais il n’avait été aussi loin des côtes coerlèges. Aujourd’hui, il ne se sentait vraiment pas digne de son rang de capitaine. Il avait l’impression de ne plus rien entendre. La tempête et les cris de ses hommes l’assourdissaient et son crâne semblait s’ouvrir. Des chocs à répétition vibraient sous ses pieds. Au début, il crut que ce tremblement occupait tout le pont dû à l’agitation et aux pas rapides des matelots. Mais il finit par comprendre que quelque chose tapait sous ses pieds. Il fronça les sourcils avant de se rappeler que le prisonnier avait été enfermé à cet endroit. Ce n’était vraiment pas le moment pour que ce dernier fasse des siennes. Le capitaine vérifia rapidement s’il avait son pistolet et qu’il était chargé. Son épée pendait à sa ceinture, mais il préférait garder ses distances avec le pirate. Il retraversa à grands pas la marée humaine envahissant le pont. Près du grand mât, il souleva la trappe qui donnait sur les cales et s’engouffra à l’intérieur.

Une fois en bas, il remarqua que les tapements réguliers se faisaient nettement entendre. Le pirate appelait aussi.

« Y a quelqu’un ? Faut descendre ! »

Les dents serrées, les doigts crispés sur la crosse de son pistolet, le capitaine s’avança d’un pas vif vers la cellule.

« La ferme ! » ordonna t-il d’une voix cassée.

Elkano sursauta et se retourna. Lestement, il descendit du banc et se rapprocha de ses barreaux pour mieux voir son visiteur. Il ne semblait nullement impressionné par l’arrivée du capitaine du navire, simplement fébrile. Sous ses cheveux en broussaille, son dernier œil le fixait. Dans la pénombre, le bleu de son iris semblait plus vif et contrastait davantage avec sa peau.

« Je peux savoir ce qui te prend ? reprit l’officier.

– On a dû heurter un récif, expliqua sèchement le boucanier. Il y a une voie d’eau à bâbord. Vers le centre, je dirais. »

Le capitaine l’aurait bien envoyé balader, mais il se rendit compte qu’il marchait effectivement dans l’eau. En soi, cela n’avait rien d’extraordinaire. Il y avait toujours un peu d’eau au fond des navires. Surtout par temps de tempête. Les vagues s’abattait sur le pont et l’eau coulait entre les planches. Mais le niveau dépassait aux chevilles. C’était inquiétant. Il jeta un dernier regard au prisonnier avant de partir vers la direction indiquée. Ses yeux s’écarquillèrent d’effroi quand il vit une fissure importante sur le flanc du navire. L’eau s’infiltrait rapidement. En hâte et panique, il remonta sur le pont. Après quelques secondes de recherche, il retrouva le maître charpentier.

« Il y a une voie d’eau ! Bâbord, au niveau du mât de misaine ! Il faut la colmater au plus vite ! » lui hurla t-il dans l’oreille.

L’homme réagit prestement et attrapa trois matelots avec lui pour descendre. Le capitaine observa son lieutenant qui semblait bien contrôler la situation. Il redescendit dans les cales après l’avoir prévenu. Armés de planches, les charpentiers avaient déjà attaqué la fissure. Mais rejetés par la force de l’eau, ils avaient du mal. Deux hommes devaient tenir une planche pendant que les deux autres la clouaient. C’était rapide et sommaire comme réparation, mais cela devrait arrêter l’inondation et tenir jusqu’à ce qu’ils puissent faire de vrais travaux. Donc à Dispater au mieux ou au pire sur une côte de La Mesrie si cela ne pouvait attendre.

Sentant le regard du pirate sur sa nuque, il se décida à se retourner. Il s’avança un peu pour être à portée de voix.

« Quoi ? demanda t-il .

– Vous avez l’air de ne pas vraiment avoir la situation en main, si je puis me permettre, remarqua avec fiel Elkano.

– Moi, je ne te permets pas, claqua la voix du capitaine. Et contrairement à ce que tu penses, on a parfaitement la situation en main. À Coerleg, on connaît très bien les tempêtes.

– Erreur, le corrigea Balram. Vous connaissez les tempêtes du Nord. Dans cette partie du golfe, elles ne sont pas du tout les mêmes. D’ailleurs, si vous contrôliez la situation, on aurait quitté la tempête depuis longtemps.

– Comment ça quitter la tempête ? » Malgré son aversion pour cet homme, ses propos l’intriguaient.

« Dans le Sud, les tempêtes sont en réalité des cyclones ou des ouragans. Ils sont centrés sur une zone. Parfois, ils se déplacent, parfois non. Avec un bon pilote, vous pourriez quitter cette zone de turbulences assez rapidement. Sinon, soit vous avez de la chance et le cyclone se déplace ailleurs ou se calme, soit il prend la même direction que vous et vous coule. »

Ce satané pirate avait l’air sûr de ses paroles. Il possédait un nom mesrin et devait donc venir de cette région. Malheureusement pour le capitaine et son équipage, il devait être le seul sur ce navire à connaître la météo locale et ses spécificités.

« Tu insinues que le pilote de mon navire n’est pas bon ? se défendit le capitaine en croisant les bras.

– J’insinue qu’il est coerlège. »

Elkano restait très calme et stable malgré les mouvements de plus en plus balancés du bateau.

« Parce que tu connais un bon pilote qui nous filerait un coup de main peut-être ? demanda le capitaine en redoutant la réponse.

– Moi. » lâcha Balram comme le craignait l’officier.

Le militaire mit un peu de temps à répondre à ce mot. Il jeta un coup d’œil hésitant aux hommes qui réparaient la fuite. Il franchit en quelques pas la distance qu’il avait maintenu entre lui et le pirate. Il n’était plus qu’à quelques centimètres des barreaux. Balram releva le menton pour ne pas lâcher le regard de l’officier plus grand que lui.

« Pourquoi tu nous aiderais ? questionna à voix basse le capitaine.

– Pour ne pas finir au fond de la mer peut-être ? » proposa Balram avec ironie.

Il y avait effectivement une forme de logique dans cette soi-disant générosité. Comme le capitaine ne réagissait toujours pas, le pirate reprit, ses doigts enlaçant les barreaux rouillés.

« Qu’est-ce que vous risquez ? Je n’ai nul part où fuir et aucune arme. »

L’officier de l’Armada laissa à nouveau son regard errer sur les charpentiers qui se débattaient à seulement quelques mètres. Que risquait-il ? Pouvait-il lui faire confiance ? Qu’en penseraient ses hommes ? Ferait-il le bon choix ? Il revint vers le pirate qui, malgré la situation, restait parfaitement calme. Le capitaine agita brièvement ses doigts avant qu’ils ne se saisissent du trousseau de clés dissimulés sous son manteau. Le cliquettement de la serrure qu’on ouvrait résonna dans son esprit. Balram attendit prudemment que l’homme ouvrit largement la porte de sa cellule. Se précipiter pouvait le faire encore changer d’avis. Il devait rester calme et ne pas faire de geste brusque. Sur un geste du capitaine, il passa devant. Ses poignets restaient enferrés. L’officier y jeta un coup d’œil comme pour vérifier que les épaisses menottes étaient toujours là. Il attrapa le bras du pirate le guida pour traverser les cales. Arrivés sur le pont, ils passèrent complètement inaperçus dans la pagaille générale. Le vent semblait avoir encore pris en force. Le soldat emmena le captif dans sa cabine. Il perçut le regard interrogateur de son lieutenant. Il aurait des explications à fournir. Pourvu qu’il ait fait le bon choix.

La porte de la cabine se referma, assourdissant à peine le vacarme du dehors. Le capitaine daigna enfin lâcher le bras endoloris de Balram.

« Je suppose que tu auras besoin des coordonnées précises du navire et de cartes, suggéra t-il en s’avançant vers son bureau qui croulait sous la paperasserie.

– Évidemment, répondit posément Balram en le suivant à distance respectable. Par contre, il faudra que j’aille aussi sur le pont supérieur pour savoir la force et la direction du vent. »

L’officier grimaça. Lui qui avait espéré que personne d’autre que le lieutenant ne verrait le pirate hors de sa cellule. Mais ce qu’Elkano disait était logique. Son propre pilote s’y trouvait déjà. Même s’ils étaient toujours coincés dans cet intempérie qui ne cessait de s’aggraver. Il se retourna vivement en sentant la présence du pirate dans son dos. Il s’écarta légèrement pour que Balram puisse voir les cartes.

« Nous sommes là, indiqua le capitaine en pointant le doigt au nord-ouest de La Mesrie. À moins que nous ayons dérivé sans que je le sache.

– C’est possible. Voir probable vu la tempête. »

Il se pencha au dessus du bureau. Les cartes n’étaient pas très récentes. Mais il avait les courants environnants dans la tête. Il passait souvent par la Mer Naweline et sa région. Avec une maladresse due à la présence des chaînes, il mit la main dans la poche de son manteau de cuir. Aussitôt, le capitaine réagit et dégaina son pistolet. Balram se figea. Son œil glissa vers son vis-à-vis et, doucement, il retira sa main, armée de sa boussole. Il leva le bras lentement et montra l’objet au soldat qui baissa son arme. Le pirate posa l’instrument sur la carte et attendit que la flèche se stabilise. Il se mordit la lèvre. Ils avaient bel et bien dérivés. Ils remontaient au nord-est vers Eminghal, tournant ainsi le dos à Dispater. Évidemment, le capitaine du navire l’avait aussi remarqué et Balram ne pouvait espérer lui mentir.

« Il faut faire demi-tour, déclara aussitôt l’officier.

– Mauvaise idée, si la tempête nous a repoussés vers le nord-est, c’est que son noyau se situe au sud-ouest. Il faudra faire un détour pour arrivée à Dispater. De plus, c’est stupide d’espérer naviguer à contre-courant.

– Fais attention à tes paroles, pirate. » siffla le soldat qui n’avait pas apprécié le dernier qualificatif. 

Balram l’ignora et observa consciencieusement la carte, se remémorant ses souvenirs de la région. Ils pourraient passer par la Mer Naweline. Ils suivraient alors les côtes de Corosis puis de Thalopolis avant de remonter vers Dispater. Mais avant de prendre une telle décision, il devait vérifier à quoi ils avaient affaire. Simple tempête ou cyclone et comment contourner le phénomène. Il récupéra sa boussole.

« Allons dehors. » décréta t-il.

Le capitaine ne le contraria pas et le suivit de près. Ils montèrent rapidement les marches inondées. Balram dut s’accrocher à la rampe dégoulinante, privé d’une partie de son équilibre par tant de temps en prison et les poings liés. Les yeux du lieutenant se rapetissèrent quand les deux hommes arrivèrent à son niveau, mais il ne dit rien ; sans doute grâce à la présence du capitaine. Balram ignora superbement la mine hostile du lieutenant. Il avait l’habitude. Plissant des yeux sous le vent, il leva le nez et observa le ciel. Il ressentit un pincement au cœur. Il avait bien cru qu’il ne le reverrait jamais. À nouveau, il se dit la même chose. D’épais nuages noirs filaient sous la pulsion du vent. Pas un morceau de ciel n’apparaissait. Comme Balram l’avait deviné, le navire était repoussé vers l’est. Il grimaça en observant l’horizon. Les nuages formaient une courbe et ralentissaient. Ce n’était pas une tempête. Mais un cyclone. Heureusement, ils n’avaient pas l’air d’être pris dans son œil. Dans un réflexe, il revérifia sa boussole. Ils devraient pouvoir contourner par la Mer Naweline sans trop de soucis.

« Alors ? » s’impatientait le capitaine qui venait de se détourner de son bras-droit toujours bouillonnant.

Avant de répondre, le pirate jeta un coup d’œil au sud-ouest. Là bas aussi, on pouvait voir le vent tourner avec régularité. La mer et le ciel y étaient plus sombres et agités.

« C’est un cyclone, annonça t-il platement. Si on continue dans cette direction, on tombera en plein dans son œil.  Le bateau n’y résistera pas.

– Quel œil ? C’est quoi cette histoire ? siffla le lieutenant en se rapprochant.

– Un cyclone forme un cercle et on appelle son point central son œil. » expliqua sèchement Balram.

Comment un marin pouvait-il ignorer une chose aussi élémentaire ? Il se souvint de l’ignorance de Lorcas en matière de navigation. Décidément, l’Armada formait bien mal ses hommes. Sauf que là, il s’agissait d’un officier, pas d’un simple soldat. Coerleg était plus que négligé par la Fédération.

« Il faut contourner le cyclone en passant par la Mer Naweline.

– Dans la direction opposée à Dispater comme par hasard ! remarqua le lieutenant. Capitaine, remettez-le dans sa cellule, ajouta t-il. On ne peut pas lui faire confiance. »

Balram remarqua qu’il s’était exprimé dans la langue de la Fédération en s’adressant à son supérieur et non dans leur langue natale. De toute évidence, il tenait à faire savoir au pirate son opposition. Un criminel n’avait pas sa place ici.

Le capitaine demeura pensif et hésitant. Un tel changement de cap était avantageux pour le pirate. Ils perdraient du temps et ils seraient dans une zone qui lui était familière. Tenterait-il de s’évader ou de leur tendre un piège ? Mais comment pourrait-il, surveillé et enchaîné comme il l’était ? Et maintenant qu’il y pensait… Cette tempête ne ressemblait en rien à ce qu’il connaissait. Le vent se comportait de façon étrange. Il tournoyait. Cela ressemblait bien à ce qu’il avait entendu au sujet des cyclones. Il baissa les yeux et regarda son équipage qui avait de plus en plus de mal à combattre les éléments. Le vent s’intensifiait.

« On va faire ce qu’il dit, décréta t-il à contre-cœur. Mais il garde ses fers et je ne le lâcherai pas du regard. » ajouta t-il en voyant son lieutenant ouvrir la bouche, mécontent.

Le second ne mordit la langue pour s’empêcher de répliquer ; ce qui pourrait être pris pour de l’insubordination. Balram ne ressentit rien à cette annonce. Peut-être un léger soulagement à l’idée de pouvoir respirer un peu d’air frais encore quelques temps. Le capitaine se tourna vers lui, le visage impassible. Le pirate se doutait que l’homme cachait un bon nombre de sentiments contradictoires en cet instant. Devoir s’en remettre à un pirate pour conduire son navire n’avait pas dû faire parti de ses aspirations quand il s’était engagé dans l’Armada.

« Que fait-on maintenant ? demanda t-il en serrant les dents.

– Conduisez-moi à la barre pour qu’on règle le nouveau cap à tenir. »

Gardant toujours le visage fermé, le capitaine lui saisit le bras et le traîna vers la poupe. Trois hommes s’acharnaient sur la barre qui refusait de tourner. Elle était immense, plus haute d’une dizaine de centimètres que Balram. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas eu à naviguer sur un bateau de cette taille. La dernière fois, c’était sur la frégate du Capitaine Emmerik, un pirate de Trage à qui il avait loué ses services de navigateur quelques mois avant de reprendre la mer seul. Il avait pu se faire un bon petit pactole entre son salaire durement négocié, sa part du butin et l’argent qu’il avait dérobé à Emmerik quand ce dernier était ivre. Cet imbécile d’ivrogne n’avait jamais remarqué les trous réguliers qui apparaissaient dans sa caisse. De toute façon, la moitié de son équipage se servait déjà allégrement, alors Balram ne s’en était pas non plus privé.

Sous le regard insistant du capitaine, Balram se plaça près des timoniers épuisés.

« Prévenez vos hommes, fit-il avant d’agir. Le changement de cap sera brutal. Qu’ils s’accrochent. »

À grands renforts de cris, il prévint le lieutenant qui traversa en hâte le navire pour prévenir tout le monde. Plus pâle qu’avant, le capitaine fléchit des genoux pour mieux se stabiliser et s’accrocha fermement à la balustrade. Balram chassa les mèches trempées qui lui barraient le visage et suivit du regard la silhouette bleue du lieutenant. L’officier revint vers eux. L’équipage avait cessé de s’agiter et s’accrochait à ce qu’ils pouvait. Les gabiers avaient la chance d’être déjà attachés. Une sécurité importante quand on grimpait dans les gréements. D’un signe sec de la tête, il informa le capitaine qu’il avait fini sa mission.

« Et maintenant ? » s’enquit le capitaine.

Un sourire à la fois amusé et désolé s’afficha sur les lèvres de Balram.

« Lâchez la barre. »

Les deux officiers se tournèrent violemment vers le pirate, les yeux écarquillés.

« On ne peut pas combattre le courant, expliqua impatiemment Balram. Alors, on va l’utiliser pour donner de la vitesse au bateau et faire demi-tour vers la Mer Naweline. Laissons le bateau aller où il veut, après on va prendre le nouveau cap. Alors, lâchez-moi cette foutue barre ! » ajouta t-il en hurlant sur les trois timoniers.

Les marins, hésitants, regardèrent leur capitaine. Fébrile, celui-ci jeta un œil au pirate, grimaça et ordonna : « Faites ce qu’il dit ! ». Après un dernier moment de flottement, ils lâchèrent ensemble. La barre tournoya sur elle-même très rapidement. Tout le bateau gémit sous le changement soudain de pression et tourna sur lui-même pour se mettre dans le sens du courant. Le changement de direction fut rapide et violent. Des trombes d’eau se déversèrent sur pont, le navire pencha. Plusieurs hommes craignirent de le voir basculer sur le coup. La balustrade frôla la mer ainsi que le mât. Balram se rattrapa à la barre pour ne pas tomber. Enfin, le navire se redressa et se stabilisa. Du moins autant qu’il pouvait le faire en plein cyclone. Balram se redressa et tira sur la barre, pendu de tout son poids. Si le bateau continuait de suivre le courant, ils tourneraient en rond jusqu’à arriver dans l’œil. Il fallait quitter le cyclone à présent. Cap sur l’est. Le pirate sentit la résistance du gouvernail moins forte. Il tourna la tête et vit que le capitaine lui prêtait main forte. À deux, ils purent redresser la barre. Peu à peu, la proue pointa vers l’est.

« Sortez les rames. » souffla Balram, chacun de ses muscles crispés pour maintenir la barre.

Le lieutenant fila sur le pont. Quelques minutes plus tard, six rames sortirent de la coque et plongèrent dans l’eau. Le bateau avança enfin. Ce fut long, difficile et éprouvant. Mais peu à peu le courant se fit moins fort et la navigation plus aisée. Le vent se calma et il cessa de pleuvoir et de grêler. Une heure plus tard, ils étaient loin du cyclone. Au loin, le capitaine pouvait voir ces ombres noires tourbillonnantes dans lesquelles ils étaient pris au piège. Elkano avait tenu sa promesse. Après un repos bien mérité, le navire fila vers la Mer Naweline. Il valait mieux éviter le large du golfe pour quelques temps. Ils repartiraient vers Dispater au dernier moment.

**

Deux semaines plus tard, le navire quitta les eaux paisibles et chaudes de la Mer Naweline. En guise de remerciement pour avoir sauvé son équipage, le capitaine avait laissé Balram rester hors de sa cellule ; mais il conservait ses fers et devait rester sous la surveillance d’un officier. Une aubaine pour le pirate qui profitait de ses derniers jours au grand air. Son illusion de liberté fut soufflée par l’ombre de Dispater à l’horizon. Même sous le ciel ensoleillé et le chant des goélands, l’île apparaissait comme froide et menaçante aux yeux du condamné. D’ici on ne voyait pourtant pas la prison. Seulement des petites maisons attroupées autour d’un immense château. Balram soupçonnait que ce dernier soit le siège de la Fédération. Il savait peu de choses sur cette île et n’avait pas cherché plus d’informations. Pourtant, elle possédait une histoire riche et tragique.

Elle n’était pas bien grande. Il restait peu de végétation. La plus grande partie de sa surface avait été occupé autrefois par des villes et des champs. Aujourd’hui, ils étaient à l’abandon, mais seules les mauvaises herbes reprenaient le dessus. Le terrain était plat et était soufflé par les vents marins du golfe. Comme Balram l’avait deviné, l’ancien palais royal avait été réinvesti par la Fédération. Un manoir de l’autre côté était occupé par l’Armada. Comminatie se situait au centre de l’île et avait été entièrement bâti pour l’occasion. La prison s’inspirait de celles de Chalice dans sa forme carré à plusieurs étage. Un petite cour marquait le centre et seuls les gardiens pouvaient en profiter durant leurs pauses. Les prisonniers n’avaient pas le droit de quitter l’intérieur du bâtiment ; ne sortant de leurs cellules que pour les repas et les douches. Dispater avait changé de visage au cours de ce dernier siècle. Avant, elle n’était que ruines et désolation. Le résultat d’une guerre longue et meurtrière quatre cent ans auparavant.

Longtemps, le Royaume de Dispater avait été l’un des plus anciens du Golfe d’Urian. Sa civilisation unique avait été découverte tardivement par des marins de Thalopolis au XIIe siècle. Elle avait inspiré les plus grands fantasmes et désirs. Son peuple avait subi plusieurs tentatives d’invasions et les avait toutes repoussées. Un esprit fier et guerrier les animait. L’art de la guerre était une culture importante et l’honneur tout autant. Mais une guerre éclata au XVe siècle. On racontait qu’une étrange maladie – certains parlèrent de malédiction – frappa le royaume et que les hommes devinrent fous. Une guerre civile s’empara de Dispater. Elle fut longue et éprouvante. Trop pour ce petit royaume. La famille royale avait bien tenté de ramener la paix, mais les batailles et les meurtres se multiplièrent jusqu’à réduire l’île à feu et à sang. On disait que des clameurs de rage et de terreur étaient parvenues jusqu’aux ports de Thalopolis. Encore aujourd’hui, on entendrait ce peuple martyr pleurer. Personne ne survécut à cet étrange et soudain conflit. Certains aventuriers ou pirates se hasardèrent sur l’île et n’y trouvèrent que des ruines et des cadavres abandonnés. Une réputation d’île maudite, hantée se propagea dans tout le Golfe d’Urian. Les côtes de Dispater furent soigneusement évitées et craintes durant des siècles.

Quand elle fut crée, la Fédération d’Urian avait besoin de trouver un terrain neutre où dresser son siège. L’île de Dispater parut idéale et bien placée de plus ; détachée de tout continent et non loin du centre du golfe. Le fait qu’elle soit inhabitée depuis si longtemps la rendait parfaite. La Fédération l’investit aussitôt, faisant fi des rumeurs. Bien entendu, il était logique que l’Armada ait également son QG au même endroit, étant une branche de l’organisation mondiale et son bras armé. Comminatie avait été dressé en dernier afin de régler le problème de l’emprisonnement des criminels internationaux et ne pas créer de tensions entre plusieurs pays touchés par leurs méfaits.

Le port de Dispater était aussi immense que moderne. Chalice l’avait construit. La majorité des navires de l’Armada dormaient déjà sur les quais, se reposant entre deux missions. Celui de Coerleg faisait bien misérable à côté de la plupart d’entre eux. Le capitaine fit soigneusement encadrer Balram à l’approche des terres. Le pirate n’avait pas songé une seule fois à fuir. Pour aller où ? Il était sur le terrain de l’Armada. Mais il savait qu’il fallait donner le change. Il était un prisonnier à la base, malgré la gratitude du capitaine à son égard. Celui-ci ne se vanterait certainement pas d’avoir bénéficié de l’aide du boucanier dans la navigation.

Quelle ironie ! Je me suis conduit moi-même à Comminatie en vérité ! Trop bon, trop con ! pensa Balram avec un sourire amer.

Quelques officiers de seconde zone attendaient les coerlèges le long d’un ponton libre. Le capitaine du bateau fut le premier à descendre de la passerelle. Il échangea brièvement avec le comité d’accueil. Il se retourna et fit signe aux hommes qui gardaient Balram de le rejoindre avec le prisonnier. Il allait certainement changer de mains pour être emmené en prison. Dommage, il était bien traité par les coerlèges et la mine renfrognée des nouveaux ne l’inspirait guère.

« Merci d’avoir emmené le fugitif jusqu’ici. » articula mécaniquement l’un des officiers avec un salut militaire raide.

À son accent, Balram le devina chalicéen. D’autorité, l’homme saisit la chaîne des menottes du pirate et obligea le lieutenant à le lâcher. Tel un enfant qu’on abandonne, Balram se retourna et regarda l’équipage coerlège tandis qu’on le tirait vers l’intérieur des terres. Ils disparurent vite de son champ de vision. On lui fit traverser le port jusqu’à une sorte de voiture de fer tirées par des chevaux. On l’y fit monter. Trois autres prisonniers attendaient déjà à l’intérieur. Ils lui jetèrent un bref regard morne. Tous ceux qui étaient emmenés à Comminatie se sentaient comme des condamnés à mort. Si on prenait la peine de les entraîner jusqu’à Dispater, ce n’était pas pour les libérer un jour. Qu’ils mourraient ici, ils en étaient sûrs. À leur mine tannée par le soleil et leurs habits usés par le sel, Balram devina qu’ils étaient aussi des pirates. Il sentit que les chevaux se mirent en route. Directement en prison, sans jugement. À quoi bon s’embarrasser ? Ils restèrent enfermés à regarder leurs pieds dans un silence de mort durant presque deux heures. Ils ralentirent enfin et s’arrêtèrent. La gorge de Balram se serrèrent. Ils étaient arrivés. Étrangement, il était moins angoissé que lorsqu’il avait été arrêté. Il était résigné sur son sort, presque serein. Cet état d’esprit proche d’une larve lui était reposant après toutes ses années passées à craindre. Il avait l’impression d’être hors de son corps et d’être simple observateur de ce qui lui arrivait. Peut-être que la prison ne serait pas si terrible après tout.

On le fit descendre de la voiture. Ses compagnons d’infortune suivirent en titubant. Devant eux, les pierres grises et austères de Comminatie se dressaient. La porte était petite et étroite. Une seule personne pouvait passer à la fois. Toute en fer, une épaisse grille la recouvrait. Quelques meurtrières creusaient la façade ; grillagées aussi. Une dizaine d’hommes étaient plantés devant. Ils saluèrent familièrement les soldats. Ils portaient un costume certainement d’origine militaire, mais ce n’était pas les longs manteaux bleus de l’Armada. Eux étaient en rouge et leur veste s’arrêtaient aux hanches . Mais le col et les boutons restaient les mêmes. Balram devina que c’étaient des militaires spécialisés à la garde de la prison. L’officier qui avait parlé au capitaine coerlège prit la parole.

« Voici les nouveaux détenus. Charles Saimurat, pirate. Antonio Trebaldi, contrebandier. Diego Ramirez, pirate. Et Balram Elkano, pirate aussi. Nous vous les confions.

– Avec plaisir. » répondit l’un des gardiens en riant.

La conversation se poursuivit sur leurs dates de permissions. Visiblement, ils se connaissaient très bien et tenaient à s’inviter mutuellement à dîner une fois rentrés en Chalice. La routine semblait être bien installée ici. De toute évidence, ces hommes restaient à terre et ne devaient pas avoir trop eu l’occasion de croiser le fer en pleine mer. Ou étaient parvenus à s’en dégager. Mais le mépris que Balram avait pour leur attitude le poussait à croire qu’ils n’avaient jamais mis un pied en mer, autre que pour se déplacer entre Chalice et Dispater.

Une fois leur petite discussion terminée, les gardiens firent lever la grille et ouvrir la porte. Comme Balram l’avait remarqué, ils durent passer un par un. La porte se referma durement derrière eux, tel un couperet s’abattant. Le couloir parut bien sombre par rapport à l’extérieur ensoleillé. Balram ferma l’œil et respira profondément pour se calmer. Il n’était pas dans la cave. Ils suivirent un long couloir. Une nouvelle porte de fer leur fit face. Un gardien l’ouvrit et les prisonniers la passèrent en file indienne. Balram eut un moment d’arrêt. Le plafond atteignait le toit. Les étages se voyaient du bas. Des passerelles de fer reliaient les quatre coin du bâtiment. Il semblait beaucoup plus petit que de l’extérieur. Il devait avoir plusieurs blocs comme celui-là. Un brouhaha sortaient des cellules qui tapissaient les murs des étages. Ainsi, il passerait le restant de ses jours ici. C’était morne et triste. Les trois hommes furent séparés. Deux gardiens encadrèrent Balram et le conduisirent vers le quatrième étage sur cinq. Le pirate passa devant une dizaine de cellules sans oser y jeter un coup d’œil. Les portes étaient encore de fer avec une minuscule fenêtre grillagée qui donnait sur le couloir. Tout n’était que pierres et ferraille autour de lui. Si froid, si sinistre.

L’un des gardiens saisit une clé attachée à sa ceinture et s’arrêta devant une prote. Cellule 365 l’ornait en lettres noires. Il ouvrit la porte. On défit enfin les menottes de Balram. Il eut l’impression qu’on lui arrachait la peau avec. Ses poignets étaient rouges et profondément écorchés. Ce n’était pas beau à voir. Mais après son œil crevé puis opéré, ce genre de douleur lui paraissait bien secondaire. On le poussa fermement entre les deux omoplates. Il entra docilement dans la cellule. Il n’avait pas d’autre choix. Sa tête était comme vide. À nouveau, la porte se referma et lui arracha un frisson.

En face, une meurtrière apportait un peu de soleil dans l’habitacle réduit. Des latrines en bois occupaient un coin. Deux lits jumeaux la longueur de la cellule. C’était tout. Au moins, il avait droit à un matelas. Il sursauta en apercevant une silhouette longiligne sur le lit du dessus. Un homme d’une cinquantaine d’années au longs cheveux poivre-sel paressait en regardant le plafond. Il daigna enfin baisser le regard sur son nouveau colocataire. Bien décidé à ne pas se laisser faire, Balram ne baissa pas l’œil. Il releva le menton et s’assit sur le lit du bas.

« Moi qui espérait garder le luxe d’une cellule solitaire, souffla la voix pompeuse de l’homme au dessus de sa tête, je suis déçu. Enfin, évite d’être bruyant. J’aime ma tranquillité. »

Balram émit un sifflement de mépris. Ayant vécu à Anabella, il connaissait suffisamment ce genre d’ambiance pour savoir que s’il se laissait faire dès le premier jour, sa vie serait un enfer plus grand encore. Hors de question d’être la victime dans cette pièce.

« Hé petit, on va passer un bon bout de temps ensemble, reprit l’autre. Il ferait de bon genre de te présenter.

– J’connais pas ton nom, non plus.

– Tu es le nouvel intrus. Toi d’abord.

– Tu sembles aimer avoir le dernier mot, ricana Balram.

– Je n’aimes pas. Je l’ai toujours. »

Le pirate grogna. Son voisin lui donnait déjà mal au crâne. De tous les prisonniers, il avait fallu qu’il tombe sur le type le plus arrogant de Comminatie.

« Balram Elkano.

– Pirate ?

– Ouais.

– Moi, j’étais contrebandier. Gontran Chasagne. Mais je suppose que tu as déjà entendu parler de moi. Peut-être même a t-on fait affaire ensemble.

– Cela m’étonnerait. Je fous jamais les pieds à Chalice. 

– Tu as l’oreille pour les accents, Balram ! le félicita le prisonnier avec une ironie bien dosée. En vérité, Gontran Chasagne n’est pas célèbre. On me connaît plus sous le nom de Charon. »

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