Note d’auteur : Bonjour à tous, je suis extrêmement désolée pour les mois de silence. J’ai eu beaucoup de travail, un manque de motivation et d’inspiration. Mais maintenant ça va mieux. Faut encore de je m’organise avec mes nouveaux horaires de boulot pour réussir à écrire régulièrement. Je ne donne donc pas de date pour le moment pour la suite. Mais elle arrivera plus vite que ce chapitre. Ce ne sera pas difficile en soi. J’espère qu’il y a encore des gens pour me lire et que vous ne m’avez pas oubliée. Encore désolée, voici enfin le chapitre 24. Je vous souhaite une bonne lecture !
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Il existe un semblant de règles quand on devient pirate. Comme il existe différentes catégories. Il ne faut pas mélanger corsaire et pirate. Un pirate ne travaille que pour lui. Il pille, est un criminel et ne doit de compte à personne – en dehors de son propre équipage cela s’entend. Un corsaire, ce n’est pas pareil.

Étant moi-même capitaine corsaire, j’obéis à mon clan. J’ai des lettres de marque pour affirmer mon statut. Mon butin revint à la Matriarche – sur lequel nous nous sommes préalablement payés – et en échange, elle me protège politiquement. Si je suis capturé par l’Armada ou autre force armée, je dois être considéré comme prisonnier de guerre et non simple pirate. Ce qui devrait m’éviter la corde. Elle me dit où et quand naviguer parfois. Je combats ses ennemis et attaque les côtes des clans qui posent problème. Il m’arrive aussi de faire face à d’autres corsaires. Je sers à la fois de forces marines, de marchand, de ravitailleur et de contrebandier. Seulement ce que je ramène est souvent volé à d’autres pays. D’où le fait que je suis considéré comme un pirate par le reste du monde.
Le pirate lambda, lui, est un simple pilleur. Bateaux et côtes sont ses cibles. Certains vont même jusqu’à s’aventurer dans les terres, mais ils restent rares. Un flibustier loue ses services au plus offrant en tant que corsaire ou marin et s’adonne aussi à la piraterie. Ça met du beurre dans les épinards entre deux contrats. Quant aux boucaniers, ils sont souvent pirates occasionnels. Contrebandiers, ils travaillent souvent avec les pirates. Ils viennent de partout, déserteurs, criminels en fuite, simples aventuriers, exilés, anciens pirates… Ils fournissent ses derniers, installent des comptoirs illégaux et peuvent prendre la mer pour écumer de temps à autre. Mais ils préfèrent la terre ferme.

Tout est si différent. Alors, pourquoi tout le monde nous met dans le même bateau ?

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XXIV : Eminghal, Amertume

Le royaume d’Eminghal était le pays le plus grand en termes de superficie du continent. Mais il possédait peu de reliefs. Quelques montagnes au sud le séparaient de La Mesrie. Quelques plateaux pointaient légèrement au nord vers le lac Harz. En dehors de cela, ses terres étaient constituées d’immenses plaines et de forêts au terrain plat. Ce qui arrangeait bien les habitants qui ne se déplaçaient qu’en charrette ou à cheval. Avec cette géographie, les voyages étaient plus simples et plus confortables. Aujourd’hui, c’était Cyaxare qui bénéficia avec joie de cette particularité. Même s’il n’avait pas encore de cheval, la marche se révélait moins contraignante et fatigante sur un terrain plat et régulier. Il lui fallut quand même plusieurs heures avant de voir des champs s’étendre sous ses yeux et les fumées des premières maisons d’un village. Ses muscles le tiraient et il se sentait épuisé. Ces trois années passées en mer sans réellement marcher avaient eu raison de l’endurance de ses jambes acquises durement lors de ses classes militaires. La nuit était presque tombée quand il arriva. Il n’y avait pas de murs autour de la trentaine de modestes maisons. Un petit village de paysans vivant en autarcie. C’était le cas pour beaucoup de ruraux à Eminghal. Les villes étaient trop loin et en dehors de foires ou autres fêtes où ils pouvaient revendre leurs rares surplus de productions, ils ne quittaient jamais leur minuscule hameau. Cyaxare espérait qu’ils aient au moins des vivres et un cheval à lui vendre. S’il devait continuer ainsi jusqu’à Herval, il n’y arriverait que l’année prochaine.

Quelques maisons étaient encore allumées malgré l’heure tardive. La vie de paysans : beaucoup de travail, peu de sommeil. Cyaxare fit le tour du petit village. Il fut rassuré quand il aperçut quelques chevaux trapus dans une écurie. Encore fallait-il qu’on veille bien lui en céder un. Ce qui ne devrait pas poser problème, il avait suffisamment d’or pour persuader un agriculteur récalcitrant. D’ailleurs, un petit homme robuste terminait d’empiler des rondins de bois bruyamment. De son pas tranquille, Cyaxare alla à sa rencontre. Le paysan fronça les sourcils. Ses yeux s’attardèrent sur ses armes qu’il avait gardées en évidence afin de dissuader de potentiels brigands. Mais l’absence d’armure et de blason sembla étonnamment rassurer le bonhomme. Ce ne fut pas pour autant qu’il lâcha sa dernière bûche. Ses gros doigts calleux ne se resserrèrent pas davantage dessus. Village isolé, mais pas stupide.

« Tu viens d’la ville, mon gars ? T’as une tête de citadin bien nourris ? questionna le paysan.

– Oui, je vais à Herval. Je m’appelle Gaylord » répondit aussitôt Cyaxare. Quand on disait son nom, surtout sans y être invité, les gens avaient tendance à faire plus facilement confiance. Mais le pirate ne cracherait certainement pas son vrai nom. Il était sûrement encore connu dans le pays ; même dans ce patelin paumé. La face barbue de l’homme se détendit légèrement.

« Tu voyages seul ? reprit-il.

– Oui, encore plus depuis que mon cheval a claqué suite à une morsure de serpent.

– C’est dangereux de voyager seul ! » s’étonna l’autre.

Cyaxare haussa les épaules. Il le savait, mais les détrousseurs de grands chemins et autres coupe-jarrets ne lui faisaient pas peur. Il connaissait sa force et ses capacités au combat et se doutait qu’il n’avait pas grand-chose à craindre. Après, affirmer qu’on était un tueur né et ancien pirate à un inconnu n’était pas ce qu’il y avait de plus malin. Alors, il se contenta d’un :

« Je sais, mais j’ai pas trop le choix »

Le paysan semblait encore sur ses gardes, mais n’était pas belliqueux, ni agressif. Il amena de lui-même le sujet qui intéressait le voyageur.

« Si ton cheval est mort, j’imagine qu’il t’en faut un nouveau.

– Oui, si tu en as à vendre. J’ai besoin de provisions aussi.

– On a pas trop de bouffe ici, soupira le paysan, sa bûche toujours à la main. P’t être qu’on pourra te passer un peu de pain, mais pas plus.

– Ça ira, trancha Cyaxare. Je peux toujours chasser ou pêcher. Le plus important, c’est le cheval.

– Faut voir avec le vieux Ménard. Les canassons sont à lui.

– Il est encore levé ? demanda la pirate. J’ai beaucoup de route et j’ai déjà perdu trop de temps.

– J’en doute. Lui, c’est la soupe et au lit avec les poules.

– Tant pis. Je le verrai demain matin en ce cas »
Cyaxare serra les dents. Il avait espéré gagner du terrain pendant la nuit tout en restant discret. C’était raté, il allait devoir voyager de jour. Il dormirait dehors. Le temps était doux pour la saison et la pluie ne menaçait pas. Autant économiser le moindre sous. De plus, à Eminghal, on n’utilisait pas les Couronnes ; monnaie universelle du Golfe d’Urian. Avant de quitter le paysan, il voulut profiter de son humeur bavarde.

« Dis-moi, je reviens de plusieurs années à Callag. Tu sais quelles sont les nouvelles d’Herval ?

– T’sais, nous Herval, c’est loin. J’y suis jamais allé. La vie continue toujours pareil. Mais vous, en ville, d’puis la guerre, ça a dû changer »

Préférant éviter de dire une gaffe, Cyaxare haussa seulement les épaules. La mine compréhensible, le barbu hocha la tête avec un rictus.

« Tous les mêmes, hein ? Les rois changent, mais pas l’pays. De nouvelles têtes en haut, mais nous on voit rien. À part, les soldats qui viennent nous massacrer et piller nos champs. Y a que comme ça qu’on sait si on est en guerre ou en paix. Que ce soit Zamariah ou Valerius qu’a l’cul posé sur l’trône, on vit toujours dans la boue.

– Y a juste les impôts qu’ont augmenté pour payer leurs soldats et réparer leurs conneries.

– Pour sûr ! ricana le paysan. Pour les impôts, sont toujours là. Par contre, réparer, pas un rat chez nous. Peut-être plus chez vous en ville.

– Faut bien refaire les murailles à neuf pour la prochaine guerre, glissa Cyaxare qui savait bien comment cela fonctionnait.

– T’as raison, mon gars ! » se bidonnait le villageois.
Il rangea négligemment sa bûche avant de lui souhaiter le bonsoir et de partir vers sa chaumière. Cyaxare fit demi-tour. Cette nuit, il dormirait dans un champ. Autant ne pas se mettre les paysans à dos en squattant une grange sans autorisation.

**

Il se réveilla avec le soleil. Sans attendre, il retourna au village qui s’animait doucement. Des matrones mal fagotées gueulaient déjà entre les chaumières. Les silhouettes voûtées des hommes s’éloignaient vers les champs et les pâturages en traînant des pieds. Sûr de lui, Cyaxare passa les premières maisons en ignorant les regards intrigués qui le suivaient. Le pirate se dirigea directement vers la maisonnée que le villageois de la veille lui avait désignée comme celle du propriétaire de chevaux. Ménard s’il se rappelait bien de son nom. En général, Cyaxare se targuait d’avoir une excellente mémoire. Il frappa vigoureusement à la porte. Il dût s’y reprendre à plusieurs reprises avant d’entendre des pas lourds et des grognements mécontents s’approcher de l’autre côté. Enfin, la porte s’ouvrit. Un petit vieux chauve et gras le regardait, l’air encore endormi. Il ne semblait déjà pas vif de nature.

« Tu es Ménard ? » demanda Cyaxare.

Le vieux leva péniblement les yeux sur la haute silhouette de l’inconnu qui venait de le réveiller trop tôt.

« T’es qui, gamin ? Qu’est-ce tu m’veux ? »

Cyaxare fronça les sourcils au ‘’gamin’’. Aux yeux des
aînés des villages, chaque personne devait apparaître comme des gosses. Il s’obligea à ignorer le ton agressif et le qualificatif.

« On m’a dit que tu avais des chevaux. Je viens pour t’en acheter un.

– J’en que trois et j’en ai b’soin. J’ai plus l’âge de labourer tout seul. »

L’ancêtre essayait-il vraiment de lui faire croire qu’il travaillait encore aux champs ? Il tenait à peine debout et il était le seul dans ce patelin à s’accorder une grasse matinée. Il devait se faire entretenir par sa famille maintenant. Un coup d’œil sur le côté informa Cyaxare que les trois chevaux étaient toujours dans l’étale.

« J’ai de l’or pour payer. Ton prix ? »

L’hésitation se forma aussitôt dans l’œil de Ménard. L’appât du gain l’emporterait-il sur son besoin de trois chevaux. Cyaxare s’attendit à un prix exorbitant. Ce vieux paysan ferait tout pour l’escroquer. Il savait bien juger les gens et sentait l’avidité transpirer de chaque pore dégueulasse de sa peau. C’était le genre de type qui voulait toujours dominer les autres et qui ne servait que ses propres intérêts. Ses chevaux lui donnait la classe sociale la plus haute de son village. Il devait certainement les louer aux agriculteurs pour les travaux de la terre et cela lui offrait une très bonne rente sans qu’il ne doive travailler. S’il cédait, ce serait pour une somme conséquente. Mais, même s’il avait les moyens, Cyaxare ne laisserait pas ce vieux chnoque l’escroquer.

« Trois pièces d’argent pour une bête », annonça sèchement Ménard.

Cyaxare grimaça. Vu la gueule des bestioles qu’il avait entrevues la veille, elle ne devait pas valoir la moitié d’une seule pièce. Ce paysan était décidément beaucoup trop gourmand.

« Moi, je dis de cuivre tes pièces, se défendit Cyaxare.

– Quoi ? Tu veux me ruiner, mon gars ?

– Si c’était le cas, j’aurais volé les trois plutôt que de t’en acheter un seul. Je m’y connais en chevaux. Les tiens ne sont que de vulgaires bêtes de somme et qui semblent déjà assez âgées. Trois pièces de cuivre suffiront amplement. Je suis d’humeur généreuse. »

Ménard marmonna dans sa barbe, fusilla le pirate du regard. Il savait qu’il était en tord et que l’homme qui lui faisait face n’était pas un idiot. Il ne pourrait pas espérer le rouler. Le regard dur de Cyaxare lui fit baisser les yeux. Il valait mieux ne pas se mettre ce bonhomme-là à dos. Du bout des lèvres, il consentit à céder un cheval. Il conduisit Cyaxare à l’étable branlante à quelques pas de chez lui. Les animaux ne daignèrent même pas lever la tête à l’approche des deux hommes. L’œil aguerri du pirate remarqua le plus jeune et vigoureux du groupe. Il dût s’empêcher d’embrocher ce vieux con de Ménard quand il le vit commencer à détacher un canasson maigrichon au poil grisonnant. Ce cheval-là avait dépassé les trente ans depuis au moins un lustre.

« Hors de question, trancha-t-il d’une voix glacée arrêtant le propriétaire dans son élan. Je veux le bai. Le noir à la limite. Mais celui-là est à moitié crevé, alors tu te le gardes. »

Bien qu’il paraissait mécontent, Ménard n’insista pas et se dirigea vers le plus jeune désigné par Cyaxare. Le vieillard n’avait pas de selle, seulement des rennes en cordes grossières sans mors. Cyaxare siffla de mécontentement. Il espérait que l’animal s’était déjà fait monter. Sinon, il aurait gaspillé son temps et son argent. De mauvaise volonté, il sortit une chevalière en argent sertie d’une opale et il la fila au paysan sidéré devant un tel bijou.

« J’ai pas de monnaie, décréta ironiquement Cyaxare. Ce qui signifie que si y a un soucis avec cette bestiole, je me servirai personnellement pour le remboursement avec une dague dans sa sale trogne. C’est clair ?

– Ou… oui, messire », trembla Ménard en empochant la lourde bague.

D’autorité, le pirate arracha les rennes de ses mains et tira le cheval à lui qui le suivit docilement. Au moins, il n’était pas farouche. Il avait l’œil doux et la démarche sûre. Il était en bonne santé et habitué aux hommes. Il ne devrait pas faire preuve de sale caractère. Afin d’être sûr, Cyaxare monta sur son dos avec souplesse à peine sorti de l’écurie rustique. Le cheval ne parut pas surpris. Un léger coup de talon dans le flan et il avança tranquillement. Bien, il avait déjà été monté et dressé. C’était une bonne chose. Seul le confort d’une selle manquerait, mais de cela, il s’y ferait. Sans saluer personne, il quitta le village avec sa nouvelle monture.

**

Eminghal était composé de plusieurs seigneuries. Chacune était indépendante l’une de l’autre et leur maître n’avait à répondre qu’au roi seul dont il était le vassal. Des seigneurs plus modestes se partageaient ces immenses duchés et comtés en baronnies le plus souvent. Ce manque de centralisation arrangeait bien les criminels qui pouvaient passer d’une terre à l’autre sans se faire trop de soucis. Comme les hommes de l’un ne pouvaient aller sur les terres de l’autre, ils étaient rarement poursuivis. Parfois, certains seigneurs pouvaient s’accorder entre eux, mais le temps qu’ils le fassent le fugitif avait fui ailleurs. Ce contexte arrangeait également Cyaxare qui ne voulait pas se faire remarquer. Seul désavantage, les octrois à chaque frontière ; sans parler des ponts et des villes. Il n’avait pas d’argent d’Eminghal. Il usa donc de la même technique qu’avec le paysan. Des bijoux, de l’or brut. Il achetait également le silence des passeurs trop heureux d’avoir plusieurs années de travail entre les doigts.

Le pirate évita soigneusement les villes et les villages. Il ne s’arrêta à une bourgade deux jours après la première uniquement pour prendre des provisions. Il avait eu la chance de tomber un jour de marché et il avait fait le bonheur des marchands. Depuis, il contournait aussi les routes pour traverser champs et forêts. Il ne se faisait pas d’illusions et il y avait fort à parier qu’au moins une personne aurait la langue pendue à son propos. Il devait éviter les ennuis autant que possible. Si quelqu’un devinait son retour au pays, Myriem pourrait être en danger. Cela, il ne pouvait le permettre. Il voulait aussi conserver un maximum son butin. Il en aurait besoin plus tard. Il ne passait par les ponts et les entrées officielles que s’il ne trouvait pas d’autres passages.

La vue des paysages épurés d’Eminghal ramenait Cyaxare des années en arrière. Il en avait traversé des pays depuis son départ. Mais aucun ne ressemblait à celui-ci. Il était tellement vaste, tellement plat. Et trop peu habité pour sa superficie démesurée. Il pouvait avancer durant des jours sans croiser un seul être humain. Les forêts aussi se faisaient rares. Maintenant qu’il avait quitté les frontières et visité différents continents, il trouvait cela des plus étonnants. Peut-être leurs ancêtres s’étaient-ils trop servis en bois ou tout simplement que la terre était trop pauvre pour que les arbres poussent en nombre. Combien de mois avait-il passé dans sa jeunesse à traverser ces étendues de plaines ? Il n’y avait jamais fait attention, trop habitué. Aujourd’hui, son voyage avait un goût douceâtre de nostalgie. Il se sentait chez lui, à sa place, pour la première fois depuis très longtemps. C’était stupide ! Il n’était pas là pour les bons souvenirs, mais pour sauver Myriem. Il ne devait perdre en aucun cas son but de l’esprit. Sa sœur l’attendait depuis des années. Sans doute devait-elle croire qu’il était mort ou pire qu’il l’avait abandonnée. Cela, il ne le permettrait pas. Il n’avait pas fait tout ce chemin, passé toutes ces années en mer à jouer les pirates pour faiblir maintenant. Il donna un coup de talon vigoureux dans le flan du cheval pour le faire se hâter.
Plus il approchait de Herval, plus les lieux s’animaient. Des villages et des villes fleurissaient sur son passage. Il croisa aussi plus de voyageurs. Il les évita autant qu’il put sans paraître suspect. Ce qui n’était guère une mince affaire. Il fut soulagé de ne voir aucune cargaison de soldats. Il craignait de croiser certaines personnes qui le reconnaîtraient trop facilement.

À son époque, à chaque porte des villes, des soldats contrôlaient les arrivants en plus de s’assurer de la paie de l’octroi. Évidemment, Herval, en tant que capitale et fief du pouvoir royal, était la plus gardée. L’immense citadelle en forme d’étoile paraissait déjà imprenable pour une armée. Un homme seul ne pouvait espérer y entrer. Cyaxare avait réfléchi alors qu’il cheminait vers Herval. Comment passer les contrôles, berner les gardes ou les éviter ? Il y avait certes des passages secrets qui passait sous la citadelle afin que les membres du gouvernement puissent fuir en cas de siège. Mais ils étaient connus de ses ennemis et il ne voulait pas prendre le risque de se jeter dans la gueule du loup. Si Valerius Sutherland faisait garder ces souterrains, il serait pris au piège comme le dernier des idiots. Cette problématique l’avait obsédé jour et nuit depuis qu’il avait remis le pied à Eminghal. Mais l’évidence était telle : il n’y avait que deux façons de pénétrer Herval. Soit il s’arrangeait pour passer les contrôles aux portes, soit il prenait un risque énorme en empruntant un passage secret. Étonnamment, passer par l’entrée officielle semblait l’option la plus discrète et la plus sûre. Encore fallait-il qu’on le laisse entrer. La solution lui était venue avec une caravane de marchands itinérants. Il se rappelait les propos du paysan sur la dangerosité de voyager seul. Même s’il ne craignait rien, il avait décidé d’en jouer. Ce fut ainsi que Cyaxare – toujours sous le pseudonyme de Gaylord – demanda aux marchands de rejoindre leur groupe le temps d’un voyage pour des raisons de sécurité. Après quelques dons passés sous le manteau, le pirate fut accepté par le groupe et poursuivit sa route à leurs côtés. Ce n’était jamais bien compliqué de convaincre des commerçants. Il suffisait de parler le même langage qu’eux en répondant à leur avidité.

Il lui avait fallu plus d’un mois pour traverser la moitié d’Eminghal. Enfin, les murs démesurés de la capitale lui apparurent. Ce jour-là, il pleuvait. Cyaxare profita de ce fait pour remonter sa capuche sur sa tête et plonger une partie de son visage dans l’ombre. Malgré la taille de la citadelle, les portes étaient petites et étroites. Un peu moins de quatre mètres de haut, elles ne pouvaient laisser passer sur deux chevaux côte à côte. Un avantage lors d’une attaque, une perte de temps énorme pour une caravane comme la leur. Les marchands en tête du cortège se présentèrent aux noms de tous aux gardes. Chaque chariot fut vérifié à coups de lance et chaque tonneau ouvert. Ils évitaient ainsi les passagers clandestins ou la contrebande. Chaque marchand dût donner la liste de sa marchandise. On laissa Cyaxare relativement tranquille, car il ne transportait rien d’autre qu’un sac de voyage. Il craignit un moment qu’on lui demande de l’ouvrir. Son butin de pirate ne passerait pas inaperçu et attirerait bien trop de questions embarrassantes. Mais le nombre important de personnes et de chariots lui sauva la mise puisque les soldats se concentraient sur eux. On lui demanda juste son nom et de se découvrir le visage. Le garde au regard morne qui le contrôlait ne sembla pas le reconnaître et le laissa passer sans desserrer les dents. Cyaxare remit sa capuche et entra enfin dans la ville.

Pour la première fois depuis trois ans, la cité de Herval se découvrit à lui. Construite au fur et à mesure des siècles et de la croissance de sa population, elle n’avait, outre sa place centrale et les alentours du palais, aucune organisation logique. Aucune rue ne semblait droite ou régulière. Des chemins de terre boueux serpentaient entre les maisons et les échoppes. Les demeures ne se ressemblaient pas et chacune avait été bâti selon les besoins de ses propriétaires d’origine. Les rues étaient encombrées d’une foule bruyante et puante. L’odeur n’avait jamais été le point fort de Herval. Chacun jetait ses eaux usées et ordures par ses fenêtres. La ville était repoussante de saleté et d’immondices ; surpeuplée et désorganisée. Cyaxare s’était souvent demandé comment elle avait survécu après tant de siècles et d’épidémies. La peste ou encore le choléra faisaient partie régulièrement du quotidien à Herval. Et après les citadins accusaient les paysans d’être sales. Le pirate se souvenaient encore avec quelle horreur la puanteur de la capitale l’avait pris à la gorge la première fois qu’il était venu. Avec le temps, il s’y était habitué et n’avait plus rien senti. Aujourd’hui, elle lui parut pire encore. Pourtant, il avait vécu dans une cale avec presque trente hommes en pleine mer pendant plusieurs années. À croire que les pirates avaient plus d’hygiène que les bourgeois de Herval. Après tout, les saletés étaient jetées à l’eau et ne fermentaient pas à même le sol. Une fois par semaine, on puisait de l’eau de mer et on se lavait soi et ses habits. Or, Cyaxare savait de source sûre que de nombreux citadins se contentaient de se frotter avec une éponge de temps à autre. À la campagne, on se baignait dans les rivières assez régulièrement. Le jeune homme se souvenait des baquets d’eau que sa gouvernante faisait chauffer pour les y laver sa sœur et lui.

Cyaxare remonta son col jusqu’à son nez, espérant ainsi atténuer l’odeur de merde et de sueur qui imprégnait les rues. Il s’écarta de justesse pour éviter un cheval. Un adolescent bien vêtu le montait et guidait sa bête comme s’il était seul au monde. Rien ne séparait les piétons des cavaliers ou des chariots. Si les premiers ne restaient pas sur leurs gardes, ils pouvaient facilement se faire piétiner. Quand on était riche et pressé, éviter les autres devenait secondaire. Des gens mourraient chaque jour dans de tels accidents.

Nightingal s’étonna de la performance de sa mémoire. Il retrouva sans mal le chemin jusqu’à la grande place de la ville. Comme le reste, elle était bondée. Les commerçants et badauds s’interpellaient dans un capharnaüm infernal. Cyaxare n’avait jamais aimé la foule. Il était servi. Les étoles colorées des femmes renforçaient seulement son mal de tête. Profitant de sa haute stature, il se hissa sur la pointe des pieds. Il dominait bien la foule. Son œil averti repéra les tuniques aux couleurs de Valerius Sutherland. Un soleil gueule sur champ azuré*. Cyaxare ne parvenait pas à considérer l’ancien comte comme le roi d’Eminghal. Il n’en avait aucunement l’envie aussi. Cela devait aider.
Une petite dizaine d’hommes éparpillés sur la place surveillaient la populace d’un œil morne. La plupart tenaient même une chope à la main. En dehors d’un petit voleur ou d’une bagarre entre deux ivrognes, ces soldats ne seraient d’aucune utilité. Nightingal serra les dents. De son temps, la sécurité était nettement plus optimale que cela. La paix ramollissait n’importe quelle armée. Si une nouvelle guerre explosait, ces types-là ne survivraient pas quelques jours. Discrètement, il se rapprocha de deux d’entre eux. Ce n’était même pas des hommes. Leurs joues restaient imberbes et gardaient encore les rondeurs de l’enfance. La guerre civile avait-elle tué tant de soldats qu’il fallait recruter au berceau ? À leur âge, Cyaxare accomplissait encore ses classes. Au moins, ce serait plus facile que prévu. Il vérifia à nouveau la position des autres soldats. Ils ne portaient pas la moindre attention à ce qui se passait et encore moins aux jeunes recrues. D’un pas vif, Cyaxare se rapprocha d’eux. Les deux gosses discutaient entre eux en ricanant. À quelques pas d’eux, le pirate renonça à ces proies faciles. Ils étaient trop petits et trop menus. Cela n’irait pas. Comme ils ne représentaient aucune menace à ses yeux, il les contourna pour se diriger vers un soldat plus âgé et plus charpenté. Lui était seul et s’était même permis le luxe de s’asseoir sur un muret. Cyaxare se planta devant lui. Il évalua rapidement sa corpulence du regard. Cela devrait faire illusion. L’homme d’arme leva un œil éteint vers le grand brun. Vu son regard humide et son manque de réaction, il devait être bien imbibé. Cyaxare grimaça de dégoût face à cette loque. Il n’était pas l’heure de faire son difficile. Il n’avait pas de temps à perdre. Il l’interpella d’une voix froide et plate ; de ce ton qu’il utilisait jadis pour diriger des troupes.

« Alors, soldat, on est trop fatigué pour accomplir son service debout ? »

Malgré ses habits de civil, son autorité fit mouche. l’homme pâlit et se releva maladroitement. Il manqua de faire tomber son épée, alors qu’il posait la main sur son pommeau pour finaliser son salut fouillis. Le visage de Cyaxare se durcit encore. Il poursuivit :

« Je comprends pourquoi votre capitaine tenait à ce que je vienne inspecter votre tour de garde et celui de vos camarades.

– C’est… c’est le capitaine Morval… qui vous a envoyé ? »

Cet imbécile lui fournissait même des indications précieuses. Un sourire carnassier prit place sur son visage.

« Qui d’autre, idiot ? J’ai beaucoup de choses à te dire. Mais, fit-il une pause en montrant le marché bondé de la tête, autant éviter de laver notre linge sale en public. Sauvons ce qui reste de l’honneur de notre corps d’armée. »

Le teint du soldat tourna au vert au son des derniers mots.

« Messire, bredouilla-t-il, j’assure que jamais je n’ai porté atteinte à l’honneur de notre troupe. Aujourd’hui, j’suis un peu malade et j’ai pas été aussi attentif que j’aurais dû…

– Ne mens pas ! Ce n’est pas la première fois que tu es ivre durant ton service. Il y a déjà eu des plaintes à ton égard. Maintenant, cesse de geindre et suis-moi. »

Sans lui laisser le temps de répondre, Cyaxare tourna les talons et se mit en quête d’une allée ou impasse déserte. Il entendit derrière lui le soldat le suivre d’un pas instable. Du culot et de l’assurance suffisait amplement à faire croire ce qu’on désirait aux autres. Particulièrement avec les esprits simplets tel que ce soldat.

Quelques minutes plus tard, Cyaxare émergea seul d’une rue étroite et sombre. Il avait revêtu la tunique de l’armée de Valerius. Quant au corps de son ancien propriétaire, il gisait derrière un tas d’ordures. D’un pas alerte, l’épée ouvertement au côté – après tout n’était-il pas soldat ? – l’ancien pirate prit à présent la direction du palais royal ; son ultime destination.
Le château reposait au sommet d’une butte, dominant la ville. À l’image de Herval, son architecture était assez chaotique. Le bâtiment central datait de presque mille ans. Les autres ailes, plus récentes, avait été construites à des époques différentes et donc offraient un panorama des styles d’Eminghal à travers les siècles. Même la couleur des pierres différaient. Mais chaque partie respirait la même richesse et la même grandeur. Cyaxare évita l’entrée principale et se dirigea vers une porte de service derrière l’aile ouest. De son temps, elle était réservée au passage des soldats. Il espérait que ce soit toujours le cas. S’il se trompait, cela attirait irrémédiablement l’attention. Il survola les alentours du regard, cherchant d’autres soldats. Il aurait pu se mêler à une petite troupe, cela aurait facilité les choses. Mais les lieux étaient déserts. Il arriva devant la porte. Un homme portant l’uniforme montait la garde, hallebarde au poing. Avec assurance, Cyaxare se posta devant lui. Il lui fit le salut réglementaire auquel l’autre répondit automatiquement.

« T’es sous les ordres de qui, toi ? interrogea le garde. Ta tête me dit rien.

– Le Capitaine Morval, répondit Cyaxare.

– Il est dans la salle des gardes avec le Commandant Winstor. Il est en train de se faire passer un savon à c’qui paraît. Je doute qu’il veuille voir l’un d’entre vous en ce moment.

– Je ne fais pas partie de ceux qui picolent pendant le service, tenta le pirate en haussant les épaules. Et il attend mon rapport.

– N’empêche, tes potes vont prendre cher. Je t’aurais prévenu » lâcha-t-il en lui ouvrant la porte.

Nightingal le remercia d’un signe de tête et entra.
Le couloir voûté était toujours aussi sombre et bas que dans ses souvenirs. Il devait se baisser légèrement pour que sa tête ne touche pas le plafond. Quelques torches à demi consumées éclairaient faiblement le chemin. On ne se donnait pas beaucoup de mal pour aménager les parties réservées aux soldats et aux serviteurs. Rapidement, il atteignit un escalier en colimaçon. À l’étage au-dessus, Cyaxare se souvenait qu’il y avait quelques dortoirs et la salle des gardes. Il préféra les éviter, surtout qu’il n’avait rien à y faire. Il monta un second étage et arriva non loin du grand hall du bâtiment central. À présent, il fallait trouver les appartements du roi sans se faire faire voir de personne. Connaissant l’orgueil de Valerius, il avait dû réinvestir ceux de son prédécesseur que Cyaxare connaissait très bien. Aussi silencieux et invisible qu’une ombre, il prit la direction du donjon.

Les dalles blanches défilaient sous ses pieds. Les tentures colorées accrochées aux murs. Les vitraux illuminés qui tachetaient de rouge les couloirs. Rien n’avait changé depuis la dernière fois où Cyaxare était venu. Il aurait pu finir par croire que tout n’avait été qu’un rêve et qu’il trouverait Zamariah III dans la suite royale. Mais il n’avait pas rêvé la défaite ni l’exil.
Avec adresse, il parvient à éviter les gardes qui traînaient dans les couloirs. Arrivé au pied de l’escalier qui menait aux appartements royaux, il eut plus de mal. Les soldats montaient soigneusement la garde. Après tout, leur mission était de la plus haute importance. Valerius n’allait pas désigner le genre d’hommes qui buvaient sur la place du marché pour le protéger. Cyaxare hésitait sur la marche à suivre. Les gardiens n’étaient que deux et il savait qu’il pourrait les vaincre, surtout par surprise. Mais des renforts arriveraient sans tarder et il se retrouverait très vite submergé par le nombre. Et surtout son ennemi apprendrait son retour sur le champ. Le pirate se tapit dans un coin d’ombre, profitant du surnombre de tentures et de rideaux. Il voulait réfléchir, mais la fatigue du voyage et l’excitation d’être arrivé si près du but le distrayaient. Il essayait de remettre de l’ordre dans ses idées quand la double porte de chêne qui condamnait l’escalier s’ouvrit. Prudemment, il jeta un coup d’œil de derrière une tapisserie. Il manqua de s’étrangler quand il reconnut le profil de Valerius. Les paupières tombantes et le nez aquilin, il possédait déjà un visage noble, sa tenue royale l’accentuait. Cyaxare se retint de se jeter sur lui. Myriem, pense au salut de Myriem, songea-t-il de toutes ses forces pour ne pas laisser la rage contrôler ses gestes. Escorté des soldats, le roi s’éloigna d’un pas lent. Un petit homme maigre le suivait, les bras chargés de livres. D’après les brides que Cyaxare entendait de leur conversation, il s’agissait du secrétaire et il faisait les comptes des finances du royaume au souverain. L’intrus s’enfonça davantage dans la niche sombre afin d’être certain que nul ne l’aperçoive. Quand plus aucun son ne perça dans le couloir, il se pencha à nouveau et le découvrir vide. Les gardes avaient suivi le roi et plus personne ne gardait les appartements royaux. Quelle erreur ! L’occasion était trop belle et terriblement tentante. Cyaxare ne lui résista pas. Il se faufila hors de sa cachette. Bien évidemment, les portes étaient fermées, mais avoir vécu parmi des pirates avait ses avantages. Il savait parfaitement crocheter les serrures à présent. Il franchit donc aisément cet obstacle et se permit même le luxe de refermer derrière lui, ne laissant aucune trace de son passage.

Il reconnut avec amertume l’immense escalier de marbre recouvert d’un épais tapis rouge. Il monta les marches et arriva au sommet de la tour. Une petite porte à la poignée de cuivre lui barrait la voie. Il la poussa, la découvrant ouverte. Il dut légèrement se baisser pour la passer. L’antichambre lui fit face. La même au bibelot près, où il avait rencontré Zamariah III quand il avait accompagné son père pour la première fois à Herval. Il passa la pièce sans presque un regard. Il avait l’impression de sentir les yeux implacables de Lord Antarès sur sa nuque, lourds de reproches. La présence fatiguée de Zamariah avait été effacé depuis longtemps et dévoré par celles plus puissantes de ses alliés et ennemis qui avaient hanté ces lieux. Encore une fois, la mémoire de Cyaxare se montra infaillible et il trouva son chemin parmi les pièces pour atteindre la chambre. Ronde, éclairée par quatre fenêtres, trônait en son centre un immense lit à baldaquin. Mais, de tout cela, Cyaxare n’en avait cure. Il s’installa confortablement dans un fauteuil. Valerius finirait bien par revenir et jamais aucun garde ne venait jusqu’à ces lieux si intimes. Il serait seul et Cyaxare comptait bien profiter de cette entrevue improvisée pour régler enfin ses comptes.

**
Le conseil d’État s’était éternisé. Leurs ennemis avaient encore frappé. Bien qu’ils ne gagnaient rien à leurs forfaits, ils attiraient trop l’attention pour que le gouvernement puisse se permettre de les ignorer. Passablement énervé et exténué, Valerius laissa ses gardes au pied de l’escalier et monta dans ses appartements. Dans l’antichambre, il se servit un généreux verre de vin qu’il avala en quelques gorgées. Il savait que ce n’était pas ainsi qu’on buvait un nectar de cette qualité, mais il avait besoin d’un remontant et ne possédait pas d’alcool plus fort. Il n’avait pas faim. Il renonça donc à appeler un serviteur et à faire monter un repas. D’un mouvement d’épaule, il se débarrassa du long et pesant manteau pourpre et doré. Il l’abandonna au sol avant de se traîner vers sa chambre. Le soleil avait beaucoup baissé depuis qu’il l’avait quittée et elle était plongée dans une pénombre écarlate. Il fonça droit sur son lit avec l’intention de s’y effondrer, mais une ombre attira son regard. Un homme était assis dans son fauteuil préféré et le fixait. Il ne pouvait distinguer son visage, mais les derniers rayons éclairaient ses jambes et dévoilaient l’épée bâtarde qu’il tenait. Soudain en pleine forme, Valerius tira la sienne de son fourreau. Malgré le nombre important de gardes qui l’accompagnaient partout, il avait toujours tenu à demeurer armé en permanence. Aujourd’hui le conforta dans cette envie. L’autre se leva d’un bond. Ses mouvements étaient souples et rapides. Il devait certainement être plus jeune que lui. Il était déjà plus grand et plus large d’épaules. Cela n’impressionna pas le roi qui para son attaque. Il remarqua avec étonnement que son adversaire avait visé les jambes. Ainsi, il ne désirait pas le tuer. Valerius voulut lui faucher un bras, mais l’autre l’évita avec une agilité déconcertante. Le roi allait appeler du renfort – après tout, si l’autre le voulait vivant il ne risquait rien à crier. Mais à cet instant les traits de son attaquant furent éclairés par le soleil moribond. Il serra les dents et retint une exclamation de surprise. Ainsi, il vivait encore !

« Cyaxare Nightingal ! Quelle surprise agréable, ricana Valerius en bloquant la lame du jeune homme. Tu aurais dû me prévenir, j’aurais fait monter un festin pour fêter ton retour au pays. »

Cyaxare lui adressa un rictus mauvais avant de baisser son arme. L’acier grinça sur l’autre avant d’être à nouveau habillé de son fourreau de cuir. Valerius l’imita avec un sourire goguenard. D’un pas tranquille, il s’éloigna le temps d’allumer quelques bougies. Leur lumière jaunâtre enveloppa la pièce avec douceur.

« Quel bon vent t’amène, mon garçon ? reprit le roi. Si tu le souhaites, j’ai un excellent vin dans mon antichambre. Il vient des vignes de Callag.

– Je ne suis pas venu pour boire, coupa froidement Cyaxare en maintenant une distance de sécurité avec son ennemi.

– Toujours aussi aimable à ce que je constate. »
Sans se départir de son ton mielleux et de ses fausses manières, il contourna Cyaxare et alla s’installer dans le fauteuil que le pirate occupait précédemment. Il croisa les jambes et posa son menton sur ses mains, coudes sur les accoudoirs.

« Comment es-tu parvenu jusqu’ici sans que je ne le sache ? poursuivit Valerius en fronçant les sourcils. Et où étais-tu donc passé pendant tout ce temps ? Cela fait combien d’années ? Aisément trois !

– Je connais ce pays mieux que toi, il faut croire, répondit Cyaxare. Où j’étais ? Qu’importe !

– Pourquoi veux-tu faire tant de mystères ?

– Je ne suis pas là pour discuter ni pour d’émouvantes retrouvailles.

– Tout de même, c’est bien curieux. Tu disparais soudainement. Tout le monde te croit mort. Sais-tu combien d’hommes se sont lancés à ta poursuite ? Combien de personnes souhaitaient voir ta tête quitter tes épaules ? Mais nul ne t’a retrouvé. Pas même une trace ou une rumeur. Tu t’es évanoui dans la nature ; tel un fantôme. Tu t’es bien vite défait de tes devoirs envers ton souverain. À se demander si tu n’as pas fui avant que Zamariah ne meure.

– Je suis resté jusqu’au bout à ses côtés ! répliqua Cyaxare en sentant qu’on mettait en jeu son honneur.

– Mais ta fuite était préparée depuis longtemps. On ne disparaît pas si aisément et aussi rapidement sans préparations préalables. »

Cyaxare l’assassinat du regard. Il était un Nightingal et qu’on veuille ainsi douter de son honneur et souiller son nom lui échauffait le sang. Comme il souhaitait enfoncer son épée dans la gorge de cet imposteur ! Mais il avait besoin de lui en vie. Il ne pouvait se permettre de le tuer ; à son grand malheur. Et de cela, Valerius en était parfaitement conscient, sinon il aurait appelé ses gardes ou poursuivit le combat. Dès qu’il l’avait reconnu, il avait compris qu’il ne risquait rien en vérité et avait cessé le combat.

« Que comptes-tu faire, Cyaxare ? Enfin, je me doute bien de ton but premier, reprit tranquillement le roi en faisant des ronds du bout du doigt sur son accoudoir. Mais ensuite ? Tu repartiras comme tu es venu ou aurais-tu quelque idée de vengeance en tête ?

– En me posant ce genre de questions, tu penses vraiment que je te répondrai ?

– Pas réellement, mais cela ne coûte rien.

– Tu aimes calculer, gronda l’ancien pirate. Comme chacune de tes attaques, comme chacune de tes retraites. Tout est toujours calculé.

– N’est-ce point ainsi que j’ai remporté la guerre ? La vie n’est qu’une immense partie d’échec et je ne laisse aucun pion au hasard.

– Seulement des figurines en bois sont toujours plus malléables que des êtres humains ou tout simplement la chance. Si c’était aussi facile de tout contrôler et prévoir, cette situation n’aurait pas lieu d’être aujourd’hui.

– Peut-être est-ce tout simplement que je suis meilleur joueur d’échec que toi. Mais cela n’a pas l’air de t’effleurer l’esprit. Vous êtes tellement fier et sûrs de vous, les Nightingal, que l’idée de perdre, car vous aurez juste trouvé un adversaire plus fort, vous révulse. Ou vous ne pouvez le concevoir. Cela a été l’erreur de ton père. Tu l’as suivi dans sa chute à tout le temps l’imiter.

– Va te faire foutre » cracha amèrement Cyaxare, serrant des poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes.

Les yeux de Valerius s’écarquillèrent de surprise. Il réprima un fou rire et reprit la parole :

« Perdrais-tu ton sang froid ? Te voilà à jurer comme un charretier par tous les dieux ! Qui l’aurait cru que tu connaissais de telles phrases ? Je vais finir par penser que j’ai touché une corde sensible.

– Cessons de déblatérer ! J’ai ce que tu m’as demandé et plus encore. »

Sur ces mots, Cyaxare jeta son sac de voyage aux pieds du roi. Le tintement métallique qu’il émit lui fit lever un sourcil et étirer les lèvres. Il l’ouvrit en prenant son temps. Les bijoux, l’or, les bibelots lui apparurent.

« Un million d’écus, annonça Cyaxare. Je pense qu’il y a en plusieurs milliers de plus. »

Valerius ne répondit pas tout de suite. Il vérifia plusieurs objets. Il n’avait pas l’œil expert de Victor, mais Cyaxare ne douta pas qu’il savait reconnaître de l’or véritable.

« Eh bien, c’est plus que je n’espérais, avoua Valerius. Je pensais que tu ferais quelque chose de stupide ou que tu filerais sans demander ton reste. Et pourtant, tu reviens pour payer la rançon.

– Tu as ce que tu voulais, reprit d’un ton froid le pirate. Libère Myriem. »

Valerius releva les yeux du sac.

« Il est vrai que j’ai promis de relâcher ta sœur si tu m’amenais un million d’écus.

– Où est-elle ? s’enquit Cyaxare.

– L’un de mes amis la garde. Ne t’inquiète pas, il a pris soin d’elle. Elle va très bien. Excellente santé, elle est bien nourrie et bien traitée. Je n’ai pas touché un seul de ses cheveux. Même si je ne pensais pas que tu reviendrais la réclamer. »

Il soupira et se leva doucement de son fauteuil. Il dévisagea un instant son adversaire en silence, une ride s’accentuant entre ses sourcils.

« C’est étrange de constater que tu es capable des pires horreurs, de montrer le visage d’un monstre, de n’éprouver aucune sympathie pour quiconque et qu’à côté tu te démènes autant pour sauver les tiens. Serais-tu doté de sentiments comme un être humain normal ?

– Tu parles trop. Fais-la venir.

– Je tiendrai ma parole, sois-en certain. J’ai seulement une question encore à te poser.

– Qu’est-ce qui te fais croire qu’à celle-ci j’y répondrai ?

– Oh, elle n’est en rien personnelle. Une simple petite vérification. Te souviendrais-tu, par le plus grand des hasards, de Ballian ?

– Ton chien de garde ?

– Tu as une assez bonne mémoire. Mais elle défaille quelque peu. Sinon, tu te souviendrais qu’il me quitte jamais. »

Les yeux de Cyaxare s’écarquillèrent soudain. Il n’eut pas le temps d’amener la main à son arme qu’une tapisserie se souleva derrière lui. Il fit un saut de côté, évitant de justesse la pointe de la hallebarde. Un homme qui faisait une tête et cinquante kilos de plus que lui venait de surgir de sa cachette. Ballian le Pourfendeur. Un monstre plus haut que Bersky entièrement taillé dans le muscle et la pierre. Ce guerrier avait prêté allégeance à Valerius avant même la naissance de Cyaxare et le servait avec l’efficacité et la discrétion d’une ombre assassine. Le pirate dut reculer encore plus. Il se déplaça encore, mais de travers, quand il se rendit compte que l’ennemi était sur le point de l’acculer. Il se baissa, manquant de peu le tranchant de l’arme de Ballian. Ce chien était déjà assez grand et il devait en plus user d’une arme qui lui donnait près de deux mètres d’allonge supplémentaire. Cyaxare tira son épée, enfin. La lame s’entrechoqua contre la hallebarde. Une pluie d’étincelles le força à détourner le regard. Il dévia l’attaque et recula encore. Ce n’était pas bon, vraiment pas bon. Il ne pouvait pas approcher Ballian et ne faisait que l’éviter. Comment le mettre à terre s’il ne pouvait attaquer ? Il avait bien son carquois et son arc sur le dos, mais jamais il n’aurait le temps de le sortir et de l’armer.

De son côté, Valerius s’était rassis et observait le combat avec un sourire. Il était certain d’avoir gagné sur tous les tableaux. Jamais Nightingal ne parviendrait à vaincre Ballian. Il était fait comme un rat.

La hallebarde frappa le mur. Une longue et profonde enfilade le marqua. La poussière de la pierre martyrisée tomba dans la chevelure corbeau de Cyaxare qui ne perdit pas de temps pour se relever et rétablir une distance de sécurité. Cependant, elle fut rapidement avalée en un seul pas de la part de son adversaire. Il sauta par-dessus le lit, roula jusqu’à l’autre côté. Il s’accroupit au sol, tous ses sens aux aguets.

« Reviens ici, sale lâche et bats-toi comme un homme ! » le somma Ballian.

Cyaxare esquissa un rictus. Comme s’il allait se jeter dans la gueule du loup ! Il entendit le pas lourd de Ballian commencer à faire le tour du baldaquin. En silence, il tira une flèche et son arc de son carquois. Il arma et banda. Tous ses muscles tendus, il attendit le moment où Ballian surgirait. Le colosse se retrouva face à lui, la hallebarde levée. Son œil s’écarquilla quand il vit la nouvelle arme de son ennemi. Il eut un instant d’hésitation. Très bref, une seule seconde. Mais cela suffit. Cyaxare releva son arc et tira. Ballian eut juste le temps de relever son bras pour protéger son visage. La flèche s’enfonça dans la chair molle sous le coude. Dans un grondement de rage et de douleur, le colosse recula.

Un tic agita la mâchoire de Valerius. Son garde du corps n’aurait jamais dû se laisser blesser aussi facilement. Cyaxare n’avait, non seulement, pas perdu la main, mais il semblait s’être amélioré au combat. Il avait gagné en rapidité et agissait et analysait la situation plus vite. Il n’était plus limité par les règles de combats et les ordres militaires qu’on lui avait inculqué. Mais où était-il passé pendant toutes ces années ?

Cyaxare n’attendit pas que Ballian se remette du coup. Il comptait bien lui en asséner d’autres. Il abandonna l’arc et reprit son épée au poing. Il s’élança vers son adversaire et fendit l’air de sa lame. Mais Ballian para le coup en tenant la hallebarde de son bras non blessé. De sa main libre, il saisit le cou de Cyaxare et serra. L’ancien pirate était certain que cette brute avait assez de force pour lui briser les vertèbres ainsi. Sachant qu’il n’aurait pas la possibilité de lui écarter les doigts, il préféra saisir sa flèche, toujours plantée dans le bras. Il la tordit et l’enfonça davantage. Ballian hurla et n’eut d’autre choix que de le lâcher. La gorge douloureuse, Cyaxare se faufila hors de sa portée.
Cela ne se déroulait pas comme l’aurait voulu le roi. Valerius profita que Nightingal ne lui portait plus aucune attention pour quitter son fauteuil. Il traversa la pièce en restant près du mur pour ne pas se prendre un coup. À nouveau, Ballian fauchait l’air avec son hallebarde, Cyaxare reculait pour l’éviter. Le jeune homme ne montrait toujours pas de signe de fatigue. Le souverain saisit et agita vigoureusement une corde. L’extrémité était attachée à une cloche en bas de la tour, où se trouvaient les gardes. Les renforts ne mettraient que quelques secondes à arriver. La cloche d’étain se fit entendre jusque dans la chambre.

Cyaxare dressa l’oreille. Comprenant que de nouveaux soldats étaient sur le point de débarquer, il chercha une issue des yeux. Il ne pouvait que passer par les escaliers du donjon. Il devrait alors affronter les soldats. Ils ne pouvaient être pires que Ballian. Il profita que le colosse était distrait par la cloche, jetant un regard mécontent à son roi, pour lui porter un coup de talon dans le genou. Il n’était pas parvenu à briser l’os, mais la jambe tourna sur elle-même. Nightingal ne chercha pas à savoir réellement les conséquences de son attaque. Il fila vers la porte et traversa en sens inverse les appartements royaux.

« Arrêtez-le ! s’égosillait Valerius dans son dos. C’est Cyaxare Nightingal ! »

Les deux gardes venaient de pénétrer dans l’antichambre. Ils se figèrent en entendant le nom. La réputation de Cyaxare se perpétuait encore visiblement puisqu’une grimace de peur et de dégoût déforma leurs visages. Le pirate ne perdit pas un instant. Son épée les frappa à la poitrine d’un même mouvement et il repoussa les hommes blessés et éberlués. Il descendit les marches du donjon si vite qu’il manqua de tomber deux fois. De nouveaux soldats arrivaient. Il les entendait se précipiter dans l’escalier en colimaçon. Il sourit. Il avait l’avantage, étant en haut. Il ralentit le pas et brandit sa lame devant lui. Ses adversaires ne pouvaient passer qu’un à la fois, car le passage était trop étroit. Il n’aurait donc qu’à les avoir l’un après l’autre. Mais il ne pouvait pas savoir combien d’adversaires il avait. Il craignait aussi de perdre trop de temps et d’être rattrapé par Ballian. Il serait pris en tenaille et n’aurait plus alors aucune chance. Il trancha la gorge du premier et le bras du second. Les corps des deux hommes bloquaient leurs compagnons. Cyaxare s’agrippa au rebord d’une meurtrière et enfonça ses deux pieds dans le poitrail du mort. Il poussa de toutes ses forces. Sous l’appui, les soldats perdirent l’équilibre et chutèrent en arrière, chacun entraînant son collègue derrière. Une fois qu’ils furent tous à terre, le pirate reprit sa descente et passa devant eux. Les cris de Ballian se faisaient entendre. Arrivé en bas, il accéléra le pas. De nouveaux soldats surgissaient. Combien y en avait-il dans ce château ? Il évita le coup maladroit de l’un d’eux et défonça à coup de pied la mâchoire d’un autre. Il tourna dans le premier couloir venu, évitant le gros de la troupe. Il crut entendre Ballian s’enquérir de sa direction. Il accéléra encore. Il devait vite quitter le palais et se cacher en ville. Il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme. Ses poumons le brûlaient déjà. Il avait certes de l’endurance, mais il la mettait bien trop à l’épreuve.

Il dut faire encore de nombreux détours. Heureusement pour lui, il se souvenait parfaitement de l’agencement du château et ne se perdait pas. Il descendit vers les sous-sols. Il courut vers les cuisines. Normalement, il ne devrait pas y avoir de soldats. Ce n’était pas non plus où la plupart fuyaient. Mais il savait qu’une porte de service s’y trouvait et donnait sur l’arrière de Herval. Un nouvel escalier en colimaçon lui fit face. Il ralentit sa course. Les marches étaient bien plus usées et glissantes que celui qui menait à la chambre du roi. La porte était fermée en bas. Elle était vieille. Il la força aisément à coups d’épaule. Les quelques serviteurs qui restaient dans les cuisines sursautèrent. Ils n’essayèrent pas de l’arrêter, regardant, terrifiés, l’épée rougie de sang. Cyaxare passa sans résistance. Les femmes se poussèrent même à son passage. Il atteignit la porte dérobée. Il l’ouvrit et sortit.
L’air frais et humide du soir titilla ses joues enflammées par sa course. L’odeur de pourriture le fit grimacer. C’était là qu’on déversait les eaux usées et les restes et déchets des repas. Il traversa la petite cours pavée. Un enclos avec des poules formait un grillage, séparant le château du reste de la ville. Il sauta la clôture et atterrit dans la rue adjacente, déserte à cette heure.

Il était sorti du palais. À présent, il devait se cacher. Il devrait sûrement quitter Herval aussi. Le plus dur restait à venir et il n’avait même pas pu récupérer Myriem ni savoir exactement où elle se trouvait. Il avait aussi perdu tout son or. Son arc aussi était resté dans la chambre de Valerius. Le roi aurait droit à une nouvelle visite, il le jura. Mais en attendant il devait s’échapper de ce guêpier.

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*Soleil rouge sur fond bleu en langage héraldique. J’espère que ce chapitre vous a plu, n’hésitez pas à m’incendier dans les commentaires si ce n’est pas le cas. Dans le prochain, on retrouvera Balram en prison, ainsi qu’un autre personnage. Il s’appellera Le Prix d’une Vendetta. À bientôt !

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