Quand j’étais gosse, j’allais souvent au port regarder les bateaux. Je voyais les grandes voiles blanches se gonfler, descendre et remonter. Le mouvement des navires sur les eaux m’hypnotisait. J’admirais ces hommes qui traversaient les mers déchaînées et revenaient les cales pleines de trésors exotiques et inconnus. Mon oncle me laissait explorer son bâtiment. Je courrais sur le pont, grimpais aux cordages – avec toujours un matelot derrière pour me rattraper en cas de chute. Arrivé au nid-de-pie, je me sentais comme le roi du monde. Je voyais tout le port et parfois même au dessus des vallées et plateaux de Sidhàn. Ce vent salé et humide qui s’engouffrait dans mes cheveux, je l’aimais. Il signifiait la liberté et la gloire.

Comme il est honorable dans nos contrées pour un homme de prendre la mer et d’y faire ses armes ! Ma mère m’avait toujours dit qu’on ne pouvait devenir homme sans avoir affronté et survécu à la mer. À treize ans, mon oncle m’avait embarqué pour la première fois. Oh, nous n’avions fait qu’une journée de voyage, mais j’avais vu quelques bases et appris à dompter les mouvements du bateau sous moi. Après, il y avait eu une nouvelle guerre entre les clans. Ma mère m’ avait ordonné de rester à la maison ; à l’abri. Mon oncle et ses hommes étaient partis se battre. Mon oncle n’était jamais revenu. Je n’avais jamais autant pleuré de ma vie. La guerre et la mort de l’homme de la famille avaient retardés mon arrivée sur les mers. Dix-neuf ans, c’est tardif pour un sidhànais. Mais je me suis bien rattrapé. Je suis l’un des pirates les plus célèbres et recherchés. Je suis le Capitaine Murtagh Mac Logan, Corsaire et brigand des mers de son état. Quand je rentre à Sidhàn, il me plaît tant de voir ces étoiles dans les yeux des gamins. Comme moi à leur âge.

Pourquoi je pense au passé ? Il ne me réussit pas de boire quand je prends une année. Hier, j’ai eu trente-cinq ans. Un pallier que peu de pirate atteignent. Surtout s’il sont en mer depuis seize ans. Et pourtant, ces années sont passées en un éclair. Bientôt, je ne pourrai plus assumer les conditions de la vie en mer. Bientôt, je devrai rentrer au pays. Et cette foutue pensée est un crève-cœur.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan

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Chapitre V : Le Sabre au Vent

Les grappins furent jetés avec force. Dans un mouvement brusque, ils ramenèrent les navires flan contre flan. On avait tu les canons pour ne pas occasionner de dégâts sur son propre navire. Le bruit sec et assourdissant des bois se heurtant occupa tout l’espace. Les bâtiments n’étaient même pas immobilisés que les pirates passaient déjà les balustrades. La mer se déchaînait encore sous eux suite au rapprochement du Léviathan de sa proie. Mais les mouvements violents n’inquiétèrent pas. Les contrebandiers quittèrent précipitamment leurs postes pour saisir leurs armes. Des slaves de coups de feu se répondirent de chaque côté. En quelques secondes, les mousquets et autres pistolets à silex furent abandonnés au profil du corps à corps. Les deux équipages étaient à peu près équivalents. Chacun avait un ou deux adversaires. Pour le moment. Quelques âmes demeuraient sur le bateau pirate.

Victor suivit des yeux les combats brouillons qui se déroulaient à quelques mètres de lui. Il cracha à l’eau le mégot qui se consumait entre ses lèvres. Avec des gestes lents, il finit de charger le barillet de son pistolet. Il préférait éviter de l’utiliser. Les munitions de ce genre d’armes étaient rares sur les mers. Il tenait ce revolver de son pays d’origine à Chalice. Cela faisait longtemps que la poudre était dépassée là-bas. Mais les armes chalicéennes ne devaient pas quitter le territoire. Victor se savait peu doué à l’arme blanche et prenait toujours ses précautions lors d’un abordage. Il jeta un œil à Bonnie qui demeurait en hauteur. De là, elle surveillait ses hommes et donnait des ordres. Sinon, le cuistot et sa patte folle restaient aussi en retrait, mais à l’intérieur. Devon se trouvait aussi dans les cales. Il rechargeait les canons pour qu’ils soient près en cas de retraite précipitée. Tous les autres se battaient de l’autre côté avec plus ou moins d’organisation.

La haute silhouette de Shad se frayait un chemin sur le pont adverse sans difficulté. Face à lui, les contrebandiers ne duraient pas longtemps. La plupart fuyait le combat face au terrible quartier-maître. Il fauchait plus qu’il ne combattait. Plusieurs pirates se battaient dos à dos pour ne pas se faire surprendre. Les contrebandiers se montraient complètement désorganisés. Oh, ils savaient se battre et se montraient tenaces. Ils étaient bien décidés à défendre leurs richesses. Mais ils ne communiquaient pas et semblaient totalement désintéressés du sort de leurs camarades. S’ils parvenaient à l’emporter ou à fuir, les parts des morts reviendraient aux survivants. Ils avaient même intérêt à ce que les autres soient tués. Mais pas trop sinon, ils ne pourraient vaincre les pirates et atteindre un port clandestin à Chalice.

Stern se sentait minuscule au milieu de tout cela. Il ne participait pas toujours aux combats. Mais il n’était plus un gosse et on lui avait appris à manier le sabre. Il bloqua et dévia un coup avec maladresse. Il sentit le choc des deux lames se répercuter de ses mains à ses épaules. Il recula précipitamment. Son adversaire avait un sourire de prédateur. Il devait se dire que face à ce frêle gamin il l’emportait d’avance. Alors que Stern barrait un nouveau coup, l’homme allongea la jambe, le fauchant. Le garçon s’étala sur le sol mouillé et glissant. Visiblement, les contrebandiers humidifiaient trop le pont quand ils le briquaient. Stern entendit son sabre toucher le sol. Son ennemi levait le sien au dessus de lui. Le gosse poussa sur ses pieds et ses mains pour se glisser hors de sa portée. Mais il ne serait jamais assez rapide. L’autre ne le fut pas davantage. Sa tête dodelina sur ses épaules avant de s’en décrocher définitivement. Son corps le suivit au sol. Le torse décapité s’effondra sur les jambes de Stern, le clouant au sol. Le mousse voyait la silhouette élancée de Nightingal au dessus de lui. Le taciturne pirate tenait sa lourde épée bâtarde à deux mains. Le sang de l’homme gouttait le long de son fil. Stern bredouilla un merci. Il ne reçut – sans étonnement – aucune réponse. Nightingal se contenta de lui jeter un coup d’œil avant de retourner dans la mêlée. Le garçon se dégagea de son adversaire mort avec du mal. Il reprit son sabre en main et se releva, en essayant d’ignorer les taches sombres et humides sur lui.

Discrètement, Nightingal vérifia que le gamin se relève sans encombre. Son intervention aurait été inutile s’il se faisait tué quelques secondes plus tard. Son épée en main, il se faufila au milieu des combats. L’odeur du sang et de la mort envahit ses narines. Il grimaça, la connaissant trop bien pour l’apprécier. Il commençait à se dire qu’il traverserait le pont sans que personne ne l’arrête quand un grand noir bedonnant lui barra la route avec une hache. Le sourire suffisant du colosse indiquait une confiance en soi un peu trop dominante pour lui assurer la sécurité. Certes, il devait faire le double de son poids et le dépassait de deux têtes. Il apprendrait à ses dépends qu’il ne fallait pas se fier aux apparences et qu’il ne fallait surtout pas sous-estimer Cyaxare Nightingal. Ce dernier accepta le défi en se mettant en garde. Son ennemi eut un froncement de sourcil. La technique de Nightingal le déconcertait visiblement. La plupart des hommes en mer utilisaient un sabre ou une épée courte, chacun à une main. Celui-là en portait une lourde dont le long manche lui permettait de la saisir à deux mains. De plus, la lame devait bien atteindre les quatre-vingt dix centimètres. Mais le contrebandier se reprit vite. Il avança d’un pas, enveloppant de son ombre écrasante son adversaire. Nightingal chassa d’un mouvement de tête une mèche humide de sang qui lui barrait le visage. Comme répondant à un signal, le colosse noir abattit sa hache. Avec agilité, le pirate l’évita et se retrouva sur le côté droit de son ennemi. Il leva son épée. Le contrebandier barra le coup avec le manche de son arme. Nightingal chassa cette gêne d’un mouvement et atteignit le flan du plat de sa lame. L’autre grogna. Le coup n’était pas assez fort pour briser les côtes ; le pirate manquant d’élan. Mais il avait certainement fragiliser les os. Il balança sa jambe avant à l’arrière. Il tourna brièvement sur lui-même, évitant ainsi la riposte. Il retrouva sa position initiale. Personne n’avait jamais mis à mal son jeu de jambes et donc son esquive. Cette fois, ce fut un grognement de rage qui se fit entendre en face. Le peu de stratégie dont il semblait user disparut. Il chargea comme un taureau, vexé d’avoir été touché aussi facilement. Il faucha l’air sans marquer d’arrêt devant lui tout en avançant. Nightingal fut ainsi forcé de reculer. Le sol était très glissant. Il décida donc d’utiliser cette particularité. Il se laissa soudain tomber en arrière. Son ennemi ne s’en rendit pas compte tout de suite et ne pouvait de toute façon pas changer son attaque. Cet idiot se laissait trop porter par le poids de son arme. Une fois le dos à terre, Nightingal profita de son élan pour glisser vers l’ennemi, épée devant lui en bouclier. Au dernier moment, il leva la lame qui vint se ficher dans le ventre mou du contrebandier. Ce dernier eut le souffle coupé. Il ne retint plus sa hache qui entraîna ses bras en arrière. Lui suivit aussitôt. Le sang se déversa. Le pirate en reçut en pleine face et dut le recracher. Le colosse s’écroula au sol. L’épée bâtarde, retenue par Nightingal, agrandit sa plaie dans la chute et éventra presque sa victime. Les yeux écarquillés et le teint exsangue, l’autre se convulsait au sol, quelques unes de ses entrailles quittant son ventre ouvert. Le pirate se releva, enleva l’épée de cet amas de chair visqueux et poreux. Il s’éloigna sans un regard pour l’homme qui n’était pas encore mort.

« Tu m’as fait un boulot de porc ! » s’insurgea une voix rauque derrière lui.

Nightingal se contenta de jeter un bref regard éteint sur Shad. Il se retourna et planta son épée dans le crane d’un homme qui avait tenté de l’attaquer par derrière. Son quartier-maître éclata de rire devant la réactivité du combattant et son absence en l’homme. Ce type était un tueur-né. En quelques secondes, il disparut de son champ de vision comme s’il n’avait jamais existé. Il aurait vraiment fait un excellent assassin ou un garde du corps redoutable. Shad secoua la tête avec un sourire. Il se remit à son tour au combat. Les contrebandiers n’étaient pas décidés à leur céder leur cargaison. Ils devaient s’en débarrasser pour atteindre les marchandises cachées dans les cales.

Il évita des coups hasardeux donnés par un contrebandier maigre et noueux. D’un coup de son katzbalger, il trancha les tendons à l’arrière du genou. L’homme ne pourrait plus jamais marcher. Cela faisait un gêneur en moins. D’un coup de pied au menton, il en assomma presque un autre avant de l’égorger. Voilà, un travail propre et rapide. La victime de Nightingal bougeait encore. Mais Shad l’ignora. Ce n’était pas à lui de ramasser les restes des autres.

Son pistolet dans une main et une dague de l’autre, Victor se glissa à son tour sur le pont ennemi. Il élimina un contrebandier d’un coup de lame dans la nuque à peine le pied posé. Le pirate qu’il combattait lui jeta un bref coup d’œil étonné avant de retourner dans la bataille. Ce n’était pas souvent qu’on le voyait combattre au corps à corps. Il s’était fait une spécialité de rester en arrière en tant que tireur. Cependant, la cohue qui se déroulait sous ses yeux rendait impossible la précision d’un tir. Il allait donc devoir se frayer un chemin par la force de sa dague.

Victor faisait parti de ces hommes qui possédaient une grande confiance en eux et en leurs capacités. Durant ses années de piraterie et d’avant, il n’avait jamais fait face à l’échec. Si Shad usait de sa force et de son arme, lui avait son intelligence et sa ruse à son service. Étant né à Chalice, il avait connu un monde en pleine mutation et où la science l’emportait toujours. La force n’avait plus lieu d’être là-bas. Les armes qui s’y créaient surpassaient sans hésitation la cruauté de l’homme. Victor savait analyser, observer et surtout planifier. Depuis qu’il avait pris la mer, il avait dû faire un bon nombre de concessions. Bien qu’il connaissait déjà quelques techniques de combat à mains nues, il avait dû les approfondir et apprendre à manier des armes qu’il jugeait dépassées. Mais il apprenait vite.

Il évita habilement les ennemis et abattit ceux qui lui tournaient le dos. Certains pouvaient toujours soutenir que la technique était lâche et abjecte. Il était un pirate et les pirates se fichent de la façon. Seuls les résultats et garder la vie importaient. Il s’y attela. L’élimination totale de l’équipage adverse était l’ordre du jour. Ensuite, il leur faudrait récupérer toutes les marchandises à bord. Si le bateau n’était pas trop abîmé, Victor se doutait que Bonnie voudrait le traîner à Chalice pour l’y revendre.Les navires coûtaient chers et ils étaient longs et difficiles à construire. Donc, ils rapportaient gros. Très gros.

Il se baissa à temps pour ne pas prendre un coup de sabre au visage. Il sentit la lame trancher quelques unes de ses boucles brunes. Il tenta de frapper d’estoc son agresseur. Mais l’homme se montra agile et réactif. En un bond, sa dague ne frappa que l’air. Le contrebandier ne perdit pas de temps pour attaquer à nouveau. Les réflexes de Victor ne furent pas suffisants et son bras fut blessé. Il recula précipitamment. Une main serrée sur sa plaie, il sentait le poids de son arme pendre au bout de son poignet, inutile. Un grognement dans son dos le fit se retourner. Un colosse borgne à la gueule ravagée, mais particulièrement agressif, levait un lourd gourdin à piques au dessus de lui. L’œil aveugle du monstre semblait reprendre vie alors qu’il était sur le point de faucher celle de Victor. Le pirate se jeta sur le côté. Son bras racla douloureusement le plancher. Ses deux ennemis se retrouvaient sans personne pour prendre leurs coups entre eux. Le nouveau ne pouvait arrêter son geste. L’autre voulut parer le coup de son épée. Peine vaine. Le gourdin lui défonça le crâne dans un son brut. Le colosse ne semblait pas vraiment affecté par le décès accidentel de son collègue. Seulement frustré d’avoir raté Victor. Sans attendre que le cadavre eut touché le sol, il fit volte face vers sa proie. Le boucanier fit fi de sa douleur et jeta avec autant d’adresse et de force que son bras blessé conservait vers la tête de son ennemi. Le gourdin se plaça entre sa cible et lui. La lame se planta dans le bois. L’autre rit. Le pirate n’avait plus le choix. Il sortit son pistolet et tira. Il était un excellent et surtout rapide tireur. Il fit encore ses preuves quand la balle se logea dans l’œil vivace du contrebandier. Un hurlement de douleur fut entendu sur tout le navire. Avec des gestes malhabiles et précipités, le colosse se tripatouilla l’œil comme pour y arracher la balle. La souffrance n’en fut que plus insupportable. Ses cris déchirants s’accentuèrent. Il tomba à genoux. Et il fut achevé d’une seconde balle dans le crane. Seulement là Victor s’autorisa à souffler. Une fois encore, sa chance lui avait souri et il s’en était tiré. Profitant du chaos général, il s’éloigna progressivement des combats. Son bras saignait toujours. Il se glissa près d’une cabine. À l’écart et à l’ombre, il se permit de relever sa manche et d’examiner sa plaie. Ce n’était pas bien profond. Il déchira un morceau de sa chemise et pansa son biceps. Le tissus se teinta vite de rouge, mais cela suffirait pour le moment. Il était bien tenté de fouiller le navire maintenant.

Le visage las, Nightingal assomma d’un coup de pied un autre contrebandier. Près de lui, l’un des jumeaux Sergovitch achevait un autre en lui tordant le cou. Le bruit sourd des cervicales brisées bouffèrent l’ouïe de Cyaxare qui n’entendit que cela pendant un moment. Étrange que ce genre de son le marquait encore. Combien de personne devrait-il encore tué pour que la mort ne le touche plus ? Quand il observait la boucherie qui se jouait sous ses yeux, il se sentait comme dans une bulle, séparé du reste du monde. Seules les cacophonies mortuaires perçaient son univers. Ce n’était pas comme si il se sentait parmi les siens.

Il se détacha du spectacle. Sa lourde épée fendit l’air et vint barrer un coup de traître dans son dos. Le contrebandier concerné s’en étrangla.

« Comment t’as fait pour savoir que j’étais là ? »

Une lame lui tranchant en grande partie la tête fut la seule réponse. Cyaxare n’avait ni desserré les dents, ni cillé. Il contourna le corps qui eut encore quelques sursauts. D’un œil, il engloba le pont. L’ennemi perdait. Son nombre s’était presque réduit de moitié. Les survivants se montraient des plus coriaces. Certains ressemblaient plus à des monstres qu’à des hommes. Shad combattait un homme qui lui donnait l’air chétif face à lui. Nightingal rangea son épée gluante de sang. Il se saisit de son arc droit qu’il portait dans le dos. Il ne prit presque pas la peine de viser avant de décocher. L’adversaire de Shad se prit la flèche dans la gorge. Profitant de sa faiblesse, le contre-maître l’affligea de trois puissants coups d’épée aux flans et à la poitrine. Cyaxare reprit tranquillement son épée. Un homme sec et nerveux se jeta sur lui, deux longs poignards en avant. D’un large mouvement, ses deux bras furent tranchés nets. Le pirate taciturne s’en détourna aussitôt. Un adversaire si risible ne valait pas la peine qu’on y glisse son regard. Il mourait bien tout seul une fois vidé de son sang. Les commissures de ses lèvres tremblèrent brièvement en se rappelant de Shad qualifiant sa façon de faire de « boulot de porc ».

Stern avait le souffle court et l’œil aveuglé de sang chaud. Ce n’était pas le sien. Il avait envie de vomir. La bile amère s’accumulait dans sa bouche. Il n’osait la ravaler. Grâce à l’intervention d’Aleph, le maître voilier, il parvint à fuir un contrebandier déchaîné. Avec l’agilité propre à son âge, il sauta sur le Léviathan. Bonnie se tourna vers lui. Elle n’avait pas encore bougé depuis le début de l’attaque.

« Alors ? demanda t-elle d’un calme olympien.

– À peu près la moitié de leurs hommes est tombée, précisa Stern en cherchant sa respiration. Je crois avoir vu Victor se glisser dans une cabine. Les Sergovitch ont réussi à dégager en grande partie le chemin vers les cales.

– Parfait. »

Elle dégaina son sabre d’abordage. Elle avait deux pistolets à sa ceinture, mais elle savait qu’elle ne s’en servirait pas. En un pas, elle fut en territoire ennemi. Bientôt à eux. Elle se laissa tomber sur le plancher du pont. Personne ne sembla se rendre de sa présence. Elle contourna donc les combats. Visiblement, elle n’avait pas perdu d’hommes. Deux ou trois pirates étaient remontés à bord du Léviathan avant le retour de Stern, blessés. Ils survivraient. Les corps qui tapissaient le sol, elle ne les connaissaient pas. Certains contrebandiers possédaient un physique aussi imposant que terrifiant. Elle se demanda vaguement où on avait pu les dénicher. Qui aurait pu croire qu’on pouvait être plus impressionnant que Shad ? Mais pas aussi doué visiblement quand elle vit son bras-droit mettre à bas l’un de ces monstrueux adversaires. Elle vit une cabine ouverte. Se souvenant des paroles du mousse, elle s’y dirigea.

Comme elle s’y attendait, Victor farfouillait dans les papiers. Il semblait même en avoir sélectionner quelques uns. Elle remarqua que son bras droit était bandé et saignait. Elle referma la porte derrière elle. Elle eut tout juste le temps de se jeter au sol pour éviter la balle. En entendant la porte, Victor avait dégainé son pistolet et fait feu. Ses yeux bruns s’écarquillèrent d’horreur quand il reconnut les mèches rousses et folles de sa capitaine. Le cœur affolé, il se précipita sur elle.

« Bonnie ! Tu vas bien ? Je suis désolé… » bredouilla t-il.

La jeune femme rit devant la panique de son amant. Sans mal, elle se releva. Elle se prit même le luxe épousseter son manteau.

« Au lieu de geindre, l’interrompit-elle, dis-moi plutôt ce que tu as trouvé d’intéressant. »

Encore tremblant, il enfouit le pistolet dans sa poche, non sans avoir remis la sécurité. Il traversa la cabine vétuste. Il n’y avait qu’une paillasse dans un coin et une commode. Victor avait méthodiquement renversé chacun de ses tiroirs. Si la plupart des papiers avaient été abandonné sur le sol, quelques uns avaient été soigneusement empilé et mis de côté. Il s’y dirigea. De sa main gauche, il les récupéra. Son bras droit resté immobile le long de son flan.

« Il y a une liste détaillée des marchandises à bord ainsi qu’une estimation de leur valeur, commenta t-il en lui tendant la paperasse. J’ai aussi trouvé des noms de receleurs. Cela pourra nous être utile.

– Je pensais que tu en connaissais déjà plein.

– Certains de Chalice, avoua Victor. Pas tous. Il y en a de Thalopolis dedans. Plus un trafiquant d’ivoire de La Mesrie.

– Génial. » souffla Bonnie en s’empara des listes.

Il ne restait plus qu’à se débarrasser des derniers contrebandiers. Grâce aux papiers, ils n’auraient plus besoin de vérifier la marchandise avant de l’embarquer.

« Il y en a pour combien ? demanda t-elle en lisant en diagonale les documents.

– Plus de cinq mille Couronnes, jubila Victor.

– Pas possible !

– Avec de l’ivoire, des épices rares, des soieries, des bijoux et des pierres précieuses, si.

Depuis des mois, Bonnie n’avait pas eu un aussi large sourire. Ils avaient fait l’abordage du siècle. Voilà qui rattrapait bien le désastre White. Cette prise en valait presque trois grosses. Elle avait eu un excellent instinct de s’en prendre aux contrebandiers. Une fois le dernier de leurs ennemis mis à bas, ils pourraient poursuivre leur route, une fortune en cale.

Un nouveau contrebandier rejoignait le sol avec les restes de ses camarades. Négligemment, Shad essuya son épée sur le corps frais. Il se redressa et se permit quelques instants de repos pour analyser la situation. Un de ses hommes l’avait informé quelques instants auparavant que Bonnie s’était à son tour glissée à bord. Il regarda autour de lui. Les pirates occupaient la large majorité du pont. Quelques uns s’étaient faufilés dans les profondeur du bateau à la poursuite d’un ennemi en fuite. La victoire était faite, mais en face on ne lâchait pas l’affaire. Et même s’ils se rendaient, Shad doutait que Bonnie accepte de les épargner. Un des leurs venait de tomber. Les hommes s’étaient alors déchaînés et aucun ne désirait laisser une chance de survie aux autres. La plupart avait fait du bon travail de ce côté là. Un coup de sabre bien placé suffisait à tuer un homme ordinaire. Plusieurs contrebandiers ne l’étaient pas. De véritable colosses. Ils semblaient de la même origine au vu de leur couleur de peau ébène. L’homme du Nord les soupçonnaient d’avoir été des gladiateurs de Thalopolis qui auraient fui. Il s’en était chargé de la plupart. Avec étonnement, il avait vu Victor en abattre un. Les frères Sergovitch aidé d’Aleph avaient fait tomber un autre. Les derniers avaient été purement et simplement massacré par Nightingal. Le pirate taciturne faisait preuve d’une efficacité terrifiante dans ce domaine lorsqu’il se battait. Ce que Shad lui reprochait était de ne pas finir proprement ses adversaires. L’éventré n’était qu’un exemple parmi d’autres. Du coin de l’œil, il le voyait défoncer le crâne d’un contrebandier qui tentait de fuir du plat de son imposante épée.

Shad se souvenait avec quelle véhémence il s’était battu pour que Cyaxare ne soit pas admis à bord du Léviathan. Le regard vide et les lèvres closes du jeune homme lui hérissaient le poil. Un malaise indéfinissable et un froid mortuaire entouraient Nightingal comme un voile. Il possédait quelque chose d’inhumain. Une coquille glacée et vide qui semblait plus errer que vivre. Ses armes et sa façon de se battre étaient des plus archaïques. Son passé des plus obscures. Il ne parlait jamais. Depuis le jour où il était venu se présenter à Bonnie pour une place, jamais plus personne n’avait entendu sa voix. À de très rares occasions, il daignait desserrer les dents. Généralement, cela annonçait quelque malheur. Comme ce jour maudit où ils avaient croisé cette étrange caravelle assiégée de brouillard. Si cela ne tenait qu’à lui, il avait jeté Nightingal à la mer, un boulet aux pieds, depuis longtemps. Mais Bonnie l’avait vu se battre et avait été un peu trop intéressée. Certes, nul ne lui résistait. Plus d’une fois, Shad s’était demandé s’ils se battaient, lequel des deux y survivrait. L’ancien assassin se refusait de faire confiance à un homme dont il ne pouvait lire l’âme. Sa méfiance et son ressentiment envers le mystérieux pirate ne s’apaisaient pas avec le temps. Surtout qu’il avait ouï dire que c’était loin d’être son premier équipage pirate. Qu’étaient devenus les autres ? Pourquoi les avoir quittés ? Et surtout qui était-il ? D’où venait-il ?

Nightingal dansait. Malgré le poids de son arme, son jeu demeurait rapide et fluide. Ses mouvements ne ralentissaient pas la cadence. Il jouait avec son ennemi. Évitait avec une facilité déconcertante chaque coup ; même le plus habile. À la moindre minuscule ouverture, il usait de son épée. Il ratait rarement son coup. Bien sûr son adversaire pouvait parer ou éviter. Mais les bleus et coupures s’accumulaient. Mêmes les plus faibles impacts permettaient quelques dégâts. L’un d’entre eux acheva le genou fragilisé du contrebandier. Dans un cri muet, sa rotule céda. Bancal, il tomba au sol. Il vit, mais ne sentit pas, la lame trancher son cou. Contrairement au quartier-maître, Cyaxare ne se prenait pas la peine de nettoyer son épée. Il le ferait après la bataille. Il regarda autour lui. Seuls trois contrebandiers se battaient encore. Bien qu’ils se soient enfin décidés à se battre ensembles, ils étaient encerclés par les pirates. Cyaxare haussa des épaules. Il était devenu inutile. L’abordage terminé. Il rangea son épée à sa hanche et reprit la route du Léviathan. Il attendrait là-bas.

Les derniers résistants ne tardèrent pas à être vaincus. L’unique survivant supplia pour sa vie, mais Aleph le fit taire. Définitivement.

Les papiers récupérés dans la cabine du chef des trafiquants avaient été soigneusement trié. Les plus intéressants dormaient à présent dans la poche intérieure de la veste de Victor. Dès que l’ultime contrebandier eut rendu son souffle, Bonnie rassembla ses hommes encore présents sur le pont. Rapidement, elle compta moins de la moité de son équipage.

« Où sont les autres ? »

Ce fut Shad qui se chargea du petit récapitulatif.

« Miguel est mort. Hervé, Klaus et Donovan ont été blessé. Ils sont retournés à bord du bateau. Le petit Stern y est aussi.

– Oui, je l’ai vu. Il m’a déjà fait un compte rendu.

– Nightingal s’est tiré avant la fin de la bataille sans explication.

– Il me fatigue à agir comme bon lui semble, commenta Bonnie d’un ton plat.

– Les autres sont dans les cales. Des contrebandiers sont partis s’y planquer.

– Faut espérer qu’ils n’aient pas dans l’idée de détruire leurs marchandises. » intervint Victor, inquiet.

L’idée n’avait visiblement pas frappé le reste de l’équipage. Mais à l’écoute des soupçons de leur camarade, une ombre passa sur leurs visages.

« Les enculés. » grogna Shad à voix basse, dents serrées.

Bonnie n’eut même pas besoin de donner d’ordre que déjà on s’organisait pour envahir les cales sans laisser de chance aux survivants de fuir ou de se cacher. On repéra vite toutes les sorties possibles et on les investit.

Bonnie resta avec Shad et Victor. Le chalicéen se saisit d’une lampe à huile et l’alluma. Ils purent descendre dans le ventre du navire sans plonger dans le noir. Certes, les écoutilles permettaient un peu de lumière, mais les zones d’ombre auraient beaucoup trop dominé l’espace pour qu’ils se sentent en sécurité. Des contrebandiers respiraient encore dans le coin et ils ne tenaient pas à mourir bêtement pris par surprise. Victor avait pris la tête du groupe, lampe en avant. Derrière elle, Bonnie entendait l’épée de Shad frôler le sol dans un crissement régulier. Étrangement, ce son funeste et léger la rassurait.

Les cales étaient encombrées. Hamacs, couchettes à même le sol, coffres, affaires personnelles. Tout traînait au sol dans un capharnaüm impressionnant. À la lueur faiblarde de la mèche, ils évitaient avec maladresse les obstacles. Comment pouvait-on vivre là-dedans sans finir avec une jambe cassée ? À mi-voix, Victor rassura Bonnie. L’arrière de la cale qui servait de dortoir sur le Léviathan était nettement plus propre et rangé. Si on n’ouvrait pas les coffres et ne regardait pas le fond des hamacs, se sentit obligé d’ajouter Shad. Ils quittèrent à pas lents et prudents cet espace encombré. Un endroit plus dégagé et plus long s’ouvrit à eux. Au vu de la table clouée au sol et des gamelles entassées, ils étaient là où l’équipage prenait ses repas. Avec leur chance habituelle, les marchandises se situaient de l’autre côté du bateau.

Résignés, ils poursuivirent leur avancée. Toujours devant pour éclairé le chemin, Victor avançait à pas silencieux à rythme régulier. Bonnie l’admirait pour cela. Elle avait l’impression de faire un vacarme de tous les diables, alors qu’elle faisait extrêmement attention. Chez le brun, le silence et la démarche légère semblaient si naturels. Tout comme pour Shad. Sa taille et son poids ne handicapaient aucunement pour avancer avec la souplesse d’un chat. Elle, qui paraissait si minuscule à côté, possédait la grâce d’un éléphant. Au vu de leurs passés respectifs, ces caractéristiques paraissaient logiques. Bonnie avait presque toujours connu que la vie en mer. Shad en tant qu’ancien assassin avait fait de la discrétion son arme. Quant à Victor, le moindre bruit l’aurait perdu dans son ancienne vie. C’était aussi ce qui lui plaisait dans son équipage à Bonnie : cette diversité, ces expériences variées qui offraient à chacun de ses hommes des talents différents et complémentaires. Sauf pour Stern sur qui elle misait plus sur de futures et possibles capacités. Une page blanche qu’elle pourrait noircir comme bon il lui semblerait. Le gamin apprenait vite et imitait avec talent les autres pirates. Une vraie éponge à flibuste.

Soudain, Victor sentit quelque chose siffler à son oreille. Il s’écarta aussitôt. Un cri étouffé lui parvint et il se tourna sur sa droite. Un léger renfoncement dans le bois avait permis à un contrebandier de se dissimuler. L’homme tenait encore un pistolet prêt à l’usage au bout du bras. Au milieu de son front, un petit poignard acéré. Victor regarda derrière lui et vit Bonnie baisser le bras. Pour détecter les ennemis et le lancé de couteaux, elle était douée. Elle contourna son amant et vint récupérer son arme qu’elle arracha au cadavre.

« Si tu pouvais faire plus attention à ce qui se passe autour de toi et rester en vie, ça m’arrangerait, déclara t-elle platement.

– Merci. » souffla Victor.

Après un dernier regard au mort, il reprit la route en levant la lampe plus haut dans l’espoir de voir plus loin. Peu après, des voix leur parvinrent. Ils reconnurent celles de leurs camarades. Rassurés, ils accélèrent le pas. Ils arrivaient au centre du bateau ; là où il était le plus large. Des coffres de toutes tailles et toutes formes s’entassaient avec autant d’organisation que le dortoir des marins. Les pirates avaient déjà ouvert plusieurs caisses à l’aide d’un pied de biche. Des bijoux en or, dont certains sertis de pierres, étincelaient. Des parures de soies richement décorées avaient été empilé à la vite dans un coffre. Victor grimaça en voyant le peu de soin que les contrebandiers avaient apporté au stockage de leur marchandise. Les tissus s’en retrouvaient froissés et de la poussière en souillait ceux du dessus. Une immense caisse tout en longueur occupait la majorité de l’espace. Deux pirates s’arc-boutaient sur le pied de biche pour l’ouvrir. D’un coup d’œil rapide, Victor en évalua la taille. Il eut un grand sourire et se précipita vers ses camarades. Une dernière poussée permit enfin à la caisse de s’ouvrir. Contrairement au reste, on avait soigneusement rangé celle-ci et calé son contenu pour rien ne bouge ou ne se casse. Au moins, ces rustres de trafiquants connaissaient la valeur d’un tel transport. Le sourire du chalicéen était si étiré que ses yeux en étaient réduits à de simples fentes.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla l’un des pirates encore appuyé sur son levier.

– Des défenses d’éléphants, répondit Victor dans un souffle.

– Des défenses… Tu veux dire des dents ? C’est dégueulasse ! »

L’autre fit le tour rapide de la caisse. En silence, les autres flibustiers se réunissaient autour d’eux. Derrière le comptable attitré du Léviathan, Bonnie affirmait à Shad que la prise était vraiment excellente. Le second ouvreur de caisse avait fini de tourner. Il semblait soufflé par les incisives.

« T’as vu la taille de ces trucs ? disait-il à la cantonade. C’est immense !

– C’est sûr que comparé à Gilles, tout doit lui paraître grand, ricanait Oleg à son jumeau.

– Je suis sûr que ça approche des trois mètres. Imagine la taille de la bestiole si ça c’est qu’les dents, poursuivait le dénommé Gilles.

– Ça doit bien peser ses cinquante kilos, ajouta son camarade qui avait tenté de soulever l’une des défenses.

– Moi, j’ai jamais vu d’éléphant, se fit entendre une voix derrière. Chais même pas à quoi ça ressemble.

– Et pourquoi ils se trimballaient ces engins ?

– C’est avec ça qu’on fait l’ivoire. » répondit posément Victor en refermant la caisse.

Il y eut un silence soudain dans la pièce. Les pirates semblaient comprendre la valeur de cette unique boite. Certains balayaient les autres du regard comme s’ils en calculaient la valeur. Mais Victor ne leur en laissa pas le temps.

« D’après les estimations qu’avait fait le chef des contrebandiers, il en avait pour plus de cinq milles couronnes en tout. Va falloir que je vérifie ça. »

L’excitation fit frémir le groupe. On murmurait, on se félicitait. Bonnie calma ses hommes en ordonnant de refermer les caisses et de les emporter sur le Léviathan. « Avec précautions », précisa t-elle. Mais cela ne semblait pas nécessaire puisque les pirates soulevaient les caisses avec plus de soin que si c’était leur fils nouveau-né.

Shad fit le tour du bâtiment ennemi pour rassembler les pirates égarés. Il acheva deux contrebandiers qui s’étaient cachés à la poupe du navire. Sous l’œil brillant de leurs camarades déjà sur le Léviathan, on transvasa les marchandises. La cale se remplit vite et les choses de moindre valeur furent déplacées au milieu des réserves de poudre ou de nourriture pour laisser place aux nouvelles. Shad revint alors qu’on finissait de tout ranger. Bonnie parlait à voix basse à Victor. Nightingal s’était appuyé sur la rambarde, le regard dans le vide. Il était le seul qui paraissait n’accorder aucune importance à l’impressionnant butin. Le Léviathan, plus lourd, s’enfonçait légèrement davantage dans la mer que quelques instants auparavant. Stern, les yeux pleins d’étoiles, poursuivait Aleph pour que ce dernier lui parle des éléphants. De tout l’équipage, il était certainement le seul qui avait eu l’occasion d’en voir en vrai. Il rassasia la curiosité de l’adolescent comme il put, malgré les mauvais souvenirs que cela lui rappelait. C’étaient les nobles et les riches damriques qui se déplaçaient à dos d’éléphants. Comme ses anciens maîtres avant qu’il ne soit revendu puis délivré. Cela étonna ses camarades à qui il refusait de parler de cette partie de sa vie. Pourtant, les dieux savaient à quel point certains avaient insisté pour savoir si les légendes sur Hyughai, la capitale de Damra, étaient réelles. Une cité faite de palais d’or, d’ivoire et de pierres précieuses attiraient l’avidité et curiosité des pirates naturellement. Mais il leur était impossible de passer les déserts gigantesques des Terres d’Ædan. Alors, ils rêvaient de ces villes de richesse. Lassé, Aleph finit par chasser le gamin et retourna à ses voiles.

Pendant ce temps, Victor et Bonnie observaient le bateau ennemi, vide de vivant et plein de cadavres.

« Avec un peu de nettoyage, il se vendra facilement, commentait Victor. Il est petit, mais en excellent état. Enfin, sauf où nos boulets ont touché.

– On le vendra pas dans cet état, le contredit sa capitaine. Avec le coup qu’il a reçu, il risque des voies d’eau. Il faut le réparer et, en pleine mer, c’est impossible. En plus, le traîner jusqu’à Chalice nous ralentira et nous encombrera.

– Tu es sûre de le laisser là. Il pourrait nous rapporter un joli pactole.

– Ne soyons pas trop gourmands. Si on croise d’autres navires – surtout si c’est l’Armada – on aura même pas besoin de pavillon noir pour se faire repérer comme pirates. En cas de course poursuite, cette épave nous condamnera. Si y a une tempête, elle pourrait abîmer le Léviathan. Non, ça ne vaut pas le coût.

– Si tu le dis. » capitula Victor, peu convaincu.

Sans attendre qu’il eut fini de parler, Bonnie lui tourna le dos pour rejoindre Shad à la proue. De sa place, le brun la voyait dire d’abandonner le navire à son second et de relever l’ancre. Le contre-maître approuva ces ordres et rejoignit les hommes qui grouillaient encore vers les écoutilles. À grands renforts de cris, il fit enlever les grappins reliant les bateaux. Enfin, on rendit sa liberté de mouvement le Léviathan. Avec les rames, quelques pirates repoussèrent le bâtiment ennemi pour éviter de l’accrocher quand on reprendra de la vitesse. Une fois que le Léviathan fut suffisamment loin de son voisin, Aleph donna l’ordre de déployer les voiles. Sur les directives de Bonnie, répétées par Shad qui avait plus de voix, le cap fut mis sur l’ouest. D’après les calculs de la capitaine, ils devraient atteindre les côtes de Soul dans moins d’une semaine si le vent demeurait en leur faveur. La fin de ce voyage s’annonçait, des trésors plein les cales.

Le Léviathan reprenait sa route à belle allure. Les hommes avaient cessé de s’agiter pour laisser le bateau faire. Bonnie avait pris la barre, son manteau claquant au vent. Shad observa si tout avait été fait dans les règles de l’art. Devon et trois pirates rattachaient les canons. Spinolli s’agitait dans sa cuisine. Stern avait grimpé dans le nid-de-poule avec l’agilité d’un singe. Cyaxare n’avait pas bougé. Cillait-il seulement ? Cette question débarqua dans l’esprit de Shad qui la considérait avec incrédulité. Mais il était vrai que le jeune homme ressemblait plus à une statue qu’à un être vivant. Une fois encore, la forte envie de le jeter par dessus bord le prit. Il se résigna à la chasser ainsi que ses questions stupides. D’un pas rapide, presque conquérant, il vint se planter devant le matelot taciturne. Les bras croisés, il le toisa jusqu’à ce qu’il se décide à lever ses yeux pâles et vides sur lui.

« Je peux savoir pourquoi tu t’es tiré sans autorisation ? » attaqua Shad, le dominant de son imposante stature.

Cyaxare se contenta de hausser les épaules, les lèvres closes.

« Je vois, grinça l’homme du nord. Monsieur est dans son mauvais jour. Tu as utiliser tout ton quotta de parole mensuel ?

– Si je suis parti, c’est parce qu’on avait plus besoin de moi, répondit Cyaxare d’une voix si basse et cassée que son supérieur dû tendre l’oreille.

– Et qui te l’a dit ?

– Personne. Il suffisait de regarder. »

Le jeune homme parlait d’un ton plat, sans hésitation, visiblement certain de son droit. Shad se pencha sur lui. Son nez touchait presque le front du pirate. Cyaxare ne cilla même pas et ne détourna pas le regard. En vérité, il n’eut aucune réaction face à cette proximité soudaine.

« Tant que personne ne t’en donne l’ordre, tu ne te tires pas en plein combat. Est-ce clair ? »

Il n’attendit pas une réponse qui ne viendrait pas. Il se pencha encore. Sa bouche frôla l’oreille de Nightingal qui ne bougea pas d’un cheveu. Ses mots étaient si bas qu’ils semblaient souffle.

« Sinon, tu envieras ce que tu as fait subir aux contrebandiers par rapport au sort que je te réserve. »

Il se redressa dès qu’il eut fini de prononcer sa menace. Il ajouta de façon audible :

« Durant l’abordage, tu n’obéis qu’au capitaine ou à son second. Pas à ton avis personnel. Que cela ne se reproduise pas. »

Une fois encore, il ne reçut aucune réponse. Du coin de l’œil, il lui sembla juste surprendre un tressaillement de lèvres ; comme si Cyaxare s’était empêché de sourire. Un dernier regard noir clôtura la conversation et Shad repartit.

Bonnie avait vaguement surveillé du haut du pont supérieur la discussion. Elle connaissait la tension qui existait entre les deux hommes. Il n’y avait pas une semaine où Shad parlait de se débarrasser de Nightingal. Certes, elle n’accordait également aucune confiance à cet homme. Mais il était terriblement efficace au combat. Autant que Shad qui ne pouvait pas être partout. Si elle ne possédait que des pirates de leur trempe, son équipage serait invincible. Elle suivit Shad du regard quand il laissa Cyaxare. L’autre n’y accorda aucune attention comme si personne ne lui avait adressé la parole. Son flegme résistait à toutes les épreuves et même les menaces d’un célèbre assassin byrenzien ne suffisaient pas à l’ébranler. Elle détourna les yeux.

La mer était légèrement agitée. Le vent chaud gonflait les voiles, poussant le bateau vers Chalice. Une journée idéale pour naviguer. Et se faire les poches. Le navire des contrebandiers en était presque réduit à un point noir derrière eux. Elle ne se souvenait pas d’avoir fait jamais meilleure prise. Les hommes étaient fous de joie. Si jamais il y avait eu risque de mutinerie, il s’était envolé pour longtemps. Les pirates avaient besoin d’or et de sécurité pour nourrir leur fidélité. Et aujourd’hui, elle l’avait repue pour de longs mois. Et peut-être plus s’ils conservaient en mémoire cet abordage. Cinq milles Couronnes, ce chiffre lui donnait le tournis. Elle avait hâte que Victor lui présente l’un des nombreux receleurs de Chalice et qu’elle vende son généreux butin. Certes, elle devrait revoir certaines de ses exigences à la baisse avec les contrôles de la Fédération. Mais pas pour les défenses d’éléphant entières. Ce genre de marchandises se payait diamant sur l’ongle. Dans son euphorie, elle ne remarqua pas au nord-est l’ombre d’une voile. Personne ne vit ce bateau qui les suivait moins de deux kilomètres plus loin.

Sans se douter de l’œil qui pesait sur lui, le Léviathan s’élançait par dessus les vagues. Les pirates nettoyaient et rangeaient leurs armes. On parlait, faisait des projets possibles grâce à la richesse qui dormait sous eux. Nightingal avait quitté sa rambarde pour sa couche dans le ventre du navire. Contrairement à la majorité de ses camarades, il n’occupait pas de hamac. Il n’aimait pas la sensation de vide sous lui et les mouvements de balancier. Certes, en se contentant de couvertures à même le sol, il risquait de finir tremper à la première voie d’eau ou vague. Mais cela ne semblait aucunement lui poser problème. Avec des gestes lents et automatiques, il frotta la lame de son épée, en retira le sang séché qui la marquait. Quand quelqu’un descendait en bas, il le suivait de ses yeux morts en poursuivant ses mouvements, tel un automate. Les pirates ne restèrent pas longtemps en sa compagnie, mis mal à l’aise par son regard sans vie.

Lorsque la lame étincela comme si elle était neuve, il cessa enfin son activité. Il la rangea avec délicatesse dans son étui. Son regard tomba sur le blason en grande partie effacé qui ornait le cuir du fourreau autrefois. Lentement, ses doigts y retracèrent la rondeur d’un bouclier invisible à l’œil nu. Il s’aperçut que sa main tremblait. Il tourna brusquement la tête comme si cette vision l’avait brûlé ou offensé. Il enfouit avec soin son arme sous ses couvertures. Il débarrassa son dos de son carquois et de son arc. Cet arc qu’il ne reconnaissait plus depuis qu’il avait arraché les ornements en argent qui en décoraient les extrémités quand il l’avait reçu. Il l’enferma dans son coffre dans un claquement sec. La bile au bord des lèvres, il se déshabilla, détachant sa chemise gluante de sang de sa peau. Il gratta sommairement sa peau pour en enlever quelques traces. Il enfila rapidement une tunique pour se couvrir. Non pas qu’il faisait froid, au contraire. Il était même humide de transpiration. Il puait la mort, le sang et la sueur. Comme tout bon pirate qui se respectait après un abordage supposait-il. Il rêvait d’un bon bain. Ce qui était impossible jusqu’à la prochaine escale. Il ravala son amertume. Il s’étira, faisant craquer ses articulations fatiguées. Il n’aimait quand il sentait que son corps commençait à le trahir. Il ne durerait pas longtemps à ce rythme. Et dire qu’il n’avait que vingt-cinq ans.

La satisfaction de l’équipage et les murmures qui lui étaient parvenus sur le butin avaient vaguement réchauffé son cœur vide. Son but avançait. À pas de fourmis, certes, mais sûrement. Un jour, il pourrait enfin quitter ces mers. Retrouver son pays. Il se secoua. Il ne devait pas s’emballer. Une fois les dépenses du bateau et le butin partagé entre les pirates, la somme serait nettement moins appréciable. Oh, il pourrait s’arranger comme avec ses anciens équipages. Mais il devenait trop connu sur Anabella pour se permettre de se faire plus encore repérer. Il allait devoir garder la tête basse encore quelques temps. Mais il ne pourrait se retenir longtemps ainsi. Il se connaissait et il finirait par craquer. La menace de Shad résonna dans sa tête. Cette fois, il n’empêcha pas un sourire sardonique de déformer sa bouche. Vraiment parfois cela le démangeait.

Victor avait retrouvé sa place dans un coin de la cale, entouré du butin. Il vérifiait si le contenu et l’estimation sur les listes des contrebandiers correspondaient à ce qu’ils avaient amassé. Cette fois, Bonnie ne vint pas le rejoindre puisqu’elle tenait la barre. La jeune femme regardait sans ciller l’horizon. L’impatience d’apercevoir les côtes de Chalice était plus pressante que jamais. Voilà des semaines qu’ils étaient en mer. Bien qu’elle fut née sur les eaux du Golfe d’Urian, la sensation d’un sol immobile sous ses pieds lui manquait. Elle savait que c’était de même pour ses hommes. Ils étaient agités. Ils s’étaient bien défoulés pendant l’abordage, mais une escale pour au moins quelques jours devenait indispensable. En se tordant le cou, elle voyait la silhouette frêle de Stern au sommet du grand mât. Il semblait somnoler. Peut-être avait-elle fait une erreur de l’envoyer au combat. Pourtant, il avait quinze ans. Il était bientôt un homme. Et surtout n’avait-il pas survécu ? Il avait encore du chemin à faire. Elle baissa les yeux et vit Shad qui tournait en rond. Il n’avait rien à faire et se sentait comme un lion en cage. Il était toujours énervé avant et après un combat. À croire que qu’un abordage aussi meurtrier que celui qu’ils venaient de commettre ne suffisait à apaiser sa soif de sang et ni à user son énergie. Elle se souvint de la promesse qu’elle s’était faite avant leur mésaventure sur la caravelle maudite. Dès qu’elle en aurait fini avec les négociations, elle s’accorderait du temps seule à seul avec son second. Ils avaient vraiment besoin de parler et de se retrouver. Pour cela, il lui faudra se débarrasser de Victor. Elle savait qu’il avait tendance à être plus collant et plus intime une fois le bateau quitté. Décidément, l’homme brun prenait trop de place. Cela n’allait pas.

Ses pensées dérivèrent vers un autre pirate aux cheveux noirs. Cyaxare Nightingal. Sa force brute, son calme glacial et son obéissance avaient grandement joué quand elle l’avait accepté à bord. Mais elle commençait à perdre le peu de contrôle qu’elle avait sur lui. Et Shad se révélait totalement inefficace en tant que garde-fou. Elle connaissait ce genre d’homme pour en avoir croisé plusieurs sur les flots. Elle se devait de le recadrer et réaffirmer son ascendance sur lui. S’il lui échappait, les conséquences seraient funestes. Elle ignorait jusqu’où il pourrait aller. Elle détestait ce qu’elle ne savait pas. Il ne restait plus qu’à espérer que lorsque ce jour arriverait Shad serait de taille face au mystérieux Nightingal.

La nuit tomba sur le Golfe d’Urian. Sous les injections de Spinolli, Bonnie et Shad avaient refusé que les pirates fêtent leur succès. Il ne restait pas suffisamment de provisions pour se la permettre. Bien que la soirée se déroula de manière ordinaire, on sentait l’ivresse joyeuse des hommes. Ça jouait aux cartes et aux dés sur le pont pour pouvoir s’éclairer. Il était interdit d’allumer des bougies ou des lampes à pétrole dans les cales à cause de la proximité avec la poudre et autres munitions. Seul Victor échappait à cette règle lors de ses recensements. On grignotait avec un enthousiasme non feint le biscuit sec trempé dans un peu de soupe. Bonnie laissa la barre à Devon accompagné de Stern. Elle alla directement se coucher. Elle n’avait pas faim. Victor fronça les sourcils quand il remarqua qu’elle avait soigneusement évité son regard. Il n’insista pas. Cela ne ferait qu’empirer les choses. Shad avalait pâteusement un reste de rhum tiède largement coupé d’eau. Nightingal n’était pas remonté des cales depuis la fin de l’abordage. Il n’aimait pas ne l’avoir à l’œil. Il espérait au moins que sa remise à l’ordre avait servi à quelque chose. Il se décida à rester plus longtemps sur le pont malgré la fatigue. Il ne voulait pas laisser la majorité de l’équipage seul. Ils étaient capables d’aller tous se coucher sans que personne ne prenne le quart. Il avait un mauvais pressentiment qui se tapissait dans son ventre. Il ne souhaitait pas qu’un autre scénario catastrophe touche le Léviathan comme avec cette fichue caravelle. Avec surprise, il vit Victor grimper le long des cordages. Il prenait la premier quart sans qu’on ne le lui demande. Shad esquissa un sourire moqueur en comprenant que Bonnie lui avait certainement refusé sa couche ce soir. Il finit son verre en grimaçant. Il affronta ensuite l’étonnement des matelots en se joignant à eux pour une partie de tarots. Il se mêlait rarement à son équipage de cette façon. Mais là il avait besoin de se détendre avant d’aller se coucher. Connaissant mal ce jeu, il lui serait nécessaire d’user de toute sa concentration pour suivre la partie.

Toutes lumières allumées, le Léviathan ressemblait à un phare dans la nuit. Il était aisément repérable. Contrairement au clipper qui le suivait de loin où pas une bougie ne vivait. Uniquement guidés par la lueur lunaire, les hommes manœuvraient en silence. L’ombre imposante de leur commandant dominait sur le pont supérieur. Jumelles en main, il observait avec fébrilité l’ombre illuminé du vaisseau pirate. Ses doigts libres caressaient sans qu’il ne s’en rende compte la crosse de son revolver. Roman Heldegarde esquissa un rictus sans joie, mais satisfait. La chance enfin lui souriait. Depuis le temps qu’il le recherchait. Il semblait à sa portée. Mais il ne ferait pas l’erreur d’un débutant en attaquant de front. Il lui serait nettement plus avantageux de profiter de son avance pour mieux ajuster le piège. La toile se tissait lentement, mais elle en deviendrait plus efficace et meurtrière.

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