Depuis les meurtrières de la citadelle, un paysage d’une blancheur immaculée s’étendait à perte de vue. Les lugubres gémissements du blizzard qui depuis deux jours avaient envahi les coursives, cédaient doucement la place aux murmures apaisants d’une douce brise hivernale.

Dehors, la couche neigeuse se laissait ballotter par le souffle d’un vent timide comme dans un dernier effort pour gagner du terrain. À sa surface, les flocons dansaient et tourbillonnaient au grès des courants d’air. Les plus lourds se réunissaient aux pieds de la citadelle. Les plus aventureux se jetaient du bord des falaises sur lesquelles les hautes murailles, solidement campées, contemplaient, muettes, un paysage inhospitalier. Seuls quelques arbres dénudés osaient braver l’implacable rigueur de l’hiver, balisant un sentier désormais invisible qui serpentait dangereusement le long des fortifications glacées. Ces branchages imperturbables guidaient les voyageurs inconscients jusqu’aux lourdes portes de la citadelle.

Rares étaient les étrangers qui pouvaient partager les maigres réserves réunies durant les mois où le blizzard daignait calmer ses ardeurs, de telle sorte que les âmes qui se présentaient devant l’entrée de bois et d’acier, y rendaient habituellement leur dernier souffle, frigorifiées et épuisées par la route.

Malgré la réputation des lieux, il existait toujours des fous pour tenter l’ascension. Parmi eux, deux hommes avaient lentement combattu la désolation, emmitouflés d’un épais manteau, le visage recouvert d’une chaude capuche doublée de fourrure. L’un d’eux, bien plus grand et costaud transportait sur son dos une malle colossale qu’il déposa délicatement dans la neige fraîche.

Il s’appelait Yalthia.

« C’est pas trop tôt, dit-il, ces sangles me lacèrent les épaules depuis deux heures. »

Il ôta sa capuche, laissant apparaître un visage gercé par les morsures du froid. Sa mâchoire anguleuse semblait taillée dans la roche. Sa peau matte et ses yeux d’un vert profond reflétaient la fougue de la jeunesse. Il s’étira, grimaçant de douleur lorsque sa nuque crissa.

« Je te soignerai ça une fois à l’intérieur, mon garçon, lança son père, la voix entrecoupée de profondes respirations. On devrait bientôt pouvoir se reposer. »

Il ôta lui aussi sa capuche. Son visage frêle et pâle coiffé d’une tignasse grisonnante attestait d’un âge avancé. Il secoua du bout des doigts sa barbe recouverte par le givre. Les deux hommes ne se ressemblaient en aucune façon, pourtant l’attention qu’ils portaient l’un envers l’autre témoignait d’un lien profond.

« Tu crois qu’on va nous ouvrir sans problème ? Demanda Yalthia.

– Ne t’en fais pas pour ça ! Ils ne devraient pas nous poser trop de questions. »

L’homme mit alors ses mains en porte voix et cria de toute ses forces en direction du chemin de ronde qui surplombait la porte. Deux tours percées de meurtrières y protégeaient du froid les gardes qui s’y relayaient. L’un d’eux en sortit. Il se pencha légèrement au dessus des créneaux et hurla.

« Repartez d’où vous venez !

– J’aimerais parler au châtelain, insista son père.

– Laisse les crever, lança un second garde, ivre, depuis la tour voisine.

– Un de ses vieux amis m’envoie, continua-t-il.

– Décoche leur une petite flèche, ça les fera fuir !

– J’ai une lettre pouvant l’attester si ça vous convient.

– Une quoi… ? »

Le père de Yalthia fouilla à l’intérieur de son manteau. Il en sortit une enveloppe jaunie, cachetée de cire, qu’il leva bien haut. Elle vibrait, secouée par les bourrasques qui tentaient de la lui arracher des mains. Le garde, penaud, se tourna vers son collègue.

« Hey ! Ils ont jamais de lettre d’habitude. Je fais quoi ? »

Un grognement de mécontentement s’échappa de la tour. Le second garde fit son apparition derrière les créneaux, titubant et bousculant le premier. Lorsque son regard vitreux se posa sur Yalthia, il écarquilla les yeux.

« Par Amphos, Regarde-moi ce bestiaux ? lança-t-il a son collègue.

– Tu crois qu’il est humain ? rétorqua l’autre.

– Qu’est ce que tu veux que ça soit, abruti ! grommela-t-il. »

Adossé à la malle, Yalthia serra le poing, faisant mine de ne pas les entendre, observant les nuages s’amonceler au loin dans une valse désordonnée. Il savait qu’il devait se tenir à l’écart des discussions, à l’écart d’un monde où tout son être attirait l’attention. D’un simple coup d’oeil, les gens comprenaient qu’il n’était pas d’ici. La sombre teinte de sa peau, sa musculature exceptionnelle et sa taille disproportionnée faisait de lui un être à part dans ces contrées où l’homme blanc régnait en maître. Recueilli à son plus jeune âge par son père adoptif, on lui avait appris très tôt la tempérance, mais, pourchassés par les éternelles rumeurs qui naissaient dans leur sillage, ils n’avaient eu de cesse d’errer de ville en village, de village en hameau, s’éloignant toujours un peu plus de la civilisation. Dans le courant de sa quinzième année, son père avait évoqué l’idée de s’installer ici, cette forteresse coupée du monde. Yalthia s’était accroché à l’espoir de trouver enfin un lieu où se reposer, loin de l’infatigable course de l’hiver, loin de leur interminable fuite pour dénicher un coin de paradis.

« Vous êtes qui d’abord ?, lança le garde agacé.

– Le nouvel apothicaire, ajouta le vieil homme, et voilà mon assistant. »

Il pointa Yalthia du doigt. Le garde tangua, hésitant. Ses pensées tournaient au ralenti, imbibées par l’alcool qu’il ingurgitait pour se tenir chaud. Il lui fallut quelques secondes avant qu’une réflexion sensée émerge de son intellect sirupeux.

« Bon ! Je vous envoie quelqu’un pour l’enveloppe, lança-t-il, mais on garde un oeil sur vous. Alors, pas d’idiotie. Compris ?

– Compris, répondit le père de Yalthia, refrénant un sourire victorieux. »

Une fois la lettre transmise, l’attente fut de courte durée. Alors que derrière eux le ciel se couvrait d’écrasants nuages, les portes s’ouvrirent. Dans l’entrebâillement où s’engouffrait déjà le râle d’un blizzard naissant, un garde les pressa à entrer.

Yalthia n’en croyait pas ses yeux. Pour la première fois depuis des années, on les accueillait de manière civilisée, sans archer pour les tenir en joue ou soldat pour maîtriser la population intriguée par sa stature. Durant une seconde, Yalthia douta de l’effet miraculeux qu’avait pu avoir cette lettre, mais lorsqu’il vit son père se précipiter à l’intérieur, il endossa à la volée son énorme malle, et le suivit, sans se soucier des douleurs labourant ses épaules.

Très vite, l’hostilité des falaises enneigées laissa la place à un silence ecclésiastique. Guidés par le garde qui les avait accueillis, ils crapahutèrent à travers la cité fortifiée. Ce labyrinthe de ruelles étriquées et d’étroites arcades désertes, ce sac de noeud urbain vivait au ralenti. Comme en pleine hibernation, les habitants restaient cloîtrés chez eux. On apercevait alors, filtrée par les fenêtres en culs-de-bouteille qui fleurissaient sur les façades agglutinées, la pâle lueur des âtres, dont les fumées, recrachées par de minuscules cheminées, rejoignaient le tumulte céleste. Ainsi entremêlés, les quartiers formaient un rempart face aux bourrasques hivernales.

Dans le calme ambiant, ils atteignirent une étrange maison imbriquée entre ses voisines, comme si on l’y avait tassé après la construction des deux autres. Son toit béant débordait sur la rue, de telle sorte que Yalthia dût se baisser pour éviter de cogner la charpente. Le garde les invita à s’y installer, leur précisant qu’il s’agissait de la demeure de l’ancien apothicaire décédé durant l’hiver dernier, puis, poliment, il prit congé. Enfin seuls, ils agrippèrent les premiers tabourets qu’ils trouvèrent et s’assirent dans l’obscurité, exténués, au milieu des meubles drapés de poussière et des murs couverts d’étagères. Lorsque leur regard se croisèrent, ils éclatèrent d’un rire nerveux, provoqué par un mélange d’émotion et de fatigue. Père et fils se souriaient, laissant loin derrière les murailles de la cité, un bagage de problèmes et d’angoisses qui les poursuivaient depuis des centaines de kilomètres.

« Je ne pensais pas qu’ils iraient jusqu’à nous installer confortablement, avoua son père tout en tapotant une vieille commode à portée de main.

– Ils ne peuvent rien face à tes talents de faussaire. »

Yalthia lui souriait malicieusement, le considérant avec fierté. Toute son enfance, son père avait tenté de le défendre et de l’endurcir, mais les humiliations répétées, qu’il avait subies durant ses dix-sept ans d’existence, avaient égrené d’innombrables entailles qu’il étouffait derrière une extraordinaire puissance physique. Pourtant, à chaque nouveau regard, à chaque nouvelle rencontre, l’appréhension du rejet louvoyait dans son esprit, écornant un peu plus sa patience. A plus forte raison, lorsque ses épaules meurtries par leur long voyage le torturaient continuellement.

« Ces gardes ! Ils me dévisageaient !

– Oublie ça, Yalthia.

– Si j’avais pu écraser leur sale face d’ivrogne…

– Si tu avais pu, nous serions sûrement encore dehors. »

Yalthia fit la moue.

« Laisse leur une chance d’apprendre à te connaître. Si j’ai choisi cette communauté, c’est parce qu’elle doit se serrer les coudes pour survivre à l’hiver. Si nous nous rendons indispensable, ils n’auront plus de raison de te traîner dans la boue. »

Yalthia acquiesça, les épaules pendantes. Il grimaça de douleur.

« Retire ta veste, lui demanda son père.

– Ça peut attendre. Vas te reposer !

– Il faut soigner tes plaies avant qu’elles ne s’infectent. »

Yalthia s’exécuta alors précautionneusement, évitant ainsi d’amplifier son supplice, s’attaquant à chaque vêtement comme à une nouvelle épreuve de force. Enfin, dans un long soupir, il décolla la dernière couche de tissu, révélant des épaules musculeuses profondément écorchées. A la surface de sa peau, des perles de sang suintaient. Derrière lui, son père s’afférait. Il avait réussi à dénicher quelques bûches qui dormaient sous l’étroit escalier menant aux étages. L’énorme cheminée qui recouvrait le mur du fond dans son entièreté, illuminait déjà fébrilement la pièce, projetant sur les murs les ombres frétillantes des meubles alentours.

« Approche, que j’y voie plus clair, dit son père. »

Yalthia empoigna son tabouret et s’installa près de l’âtre. Il sentit la chaleur des flammes naissantes envahir son corps, l’enveloppant d’une agréable sensation de bien-être. Son père farfouillait dans les nombreux tiroirs de leur malle colossale. Il s’approcha, quelques ustensiles dans les bras et les déposa sur la table. Après avoir ordonné ses préparatifs, il versa sur les épaules de son fils un liquide verdâtre à la forte odeur de chlorophylle et les massa vigoureusement. Yalthia grinça des dents, puis à mesure que la décoction infiltrait la plaie, il se relâcha, s’abandonnant aux soins.

« Excuse-moi ! J’ai perdu mon sang-froid, reconnut-il. »

Concentré sur ses gestes, son père étala une nouvelle mixture, bien plus épaisse et huileuse, un onguent brun dont il avait le secret. Une fois la substance en place, il banda de lin les épaules de son fils.

« Voilà pour la blessure ! Tourne-toi que je regarde ton dos. »

Yalthia pivota sur son tabouret, révélant, à la lueur du feu, une multitude de vergetures longeant sa colonne vertébrale. À certain endroit, ses vertèbres distendaient la peau à tel point qu’elle semblait proche de la rupture. Sous la pression, ses os se dessinaient horriblement, entourés par de minces cicatrices. Son père y prêta longuement attention, y apposant prudemment les pouces. Yalthia n’avait jamais vraiment su pourquoi, mais à mesure qu’il grandissait, son père avait observé attentivement l’avancée de ses vertèbres, comme s’il s’attendait à une catastrophe.

« Elles ont encore poussé, demanda Yalthia ?

– J’ai bien l’impression, mais aucun déchirement. Je me demande pendant combien de temps ta peau va tenir le choc. Il va falloir te reposer plusieurs jours pour qu’elle se renforce un peu. »

Yalthia se rhabilla lentement, pendant que son père rangeait son matériel. Il regarda par la fenêtre. La neige profitait d’un espace entre les toitures pour se tasser contre les vitres.

« Le voyage a été long, dit-il.

– C’était nécessaire. Ne t’en fais pas pour ton dos. Tout rentrera dans l’ordre.

– Tant que les Chasseurs d’Ouräth ne nous pourchassent plus.

– Ces saletés de braconniers finiront bien par se lasser, lui dit son père en
glissant le rouleau de lin dans la malle. »

Yalthia ferma les yeux et pris une profonde inspiration.

« Est-ce qu’un jour tu me diras pourquoi ? lui demanda-t-il.

– Pourquoi quoi, Yalthia ? s’étonna l’autre.

– Pourquoi ils nous pourchassent. »

Son père détourna le regard. Il marqua une pause avant de refermer la malle.

« Bientôt, Yalthia. »

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