La piraterie est une tradition à Sidhàn presque aussi vieille que le pays lui-même. Nous sommes d’excellents navigateurs et nous avons une position stratégique. Sidhàn forme la frontière entre le Golfe d’Urian et la Mer d’Orient. Nous connaissons par cœur ces eaux et leurs caprices. Nos terres sont escarpées et petites. Si l’élevage de chèvres et de moutons nous ait facile, ce n’est pas le cas pour l’agriculture. Nous avons peu de plaines exploitables. Et plutôt que de suivre l’exemple de Birenze et d’ouvrir des commerces et des échanges, nous avons préféré user de la manière forte pour nous procurer ce dont nous manquons.

Au début, on se contentait de naviguer vers le sud en été pour faire le plein de réserves. Maintenant, toute l’année, nos navires parcourent le golfe à la recherche de nourriture, d’or, d’armes et de tout ce qui pourrait être utilisé ou vendu. Sidhàn est la bête noire de la Fédération d’Urian. On pourrait s’étonner qu’elle n’ait pas encore détruit les clans et conquis le pays. Oh, elle a essayé plusieurs fois. Cinq en deux cent ans. Elle a à chaque fois échoué. Car avant d’être des pirates, nous sommes des guerriers et jamais aucun étranger ne posera le pied en vainqueur sur notre sol tant que nous respirons.

Sous ce ciel gris et brumeux, je suis chez moi. Sur les eaux agitées et immenses, je sers les miens.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XXII : Honorer un Marché

Le vent soufflait dans les voiles. Blanches et immaculées, elles se gonflaient dans un arrondi gracieux. Le Léviathan se dégagea en douceur des bas-fond et mit tranquillement le cap vers l’ouest. Dans l’esprit de chacun, il était impensable de repasser par le détroit. L’équipage était réduit au nombre de onze. Manœuvrer dans ces conditions serait difficile. Bonnie avait attendu que le temps se réchauffe et qu’il soit calme pour reprendre la mer. Le navire restait prudemment en vue des côtes. À la moindre complication, il suffirait de bifurquer vers les terres. La prudence était de mise. Personne ne tenait à retenter le diable. Trop de morts pesaient encore sur les consciences. La charge de travail aussi pleurait ses morts. Chaque homme devait faire le travail de deux pour remplacer les bras décédés. Onze personnes pour un brigantin, c’était peu, beaucoup trop peu. Pas suffisant. Il faudrait refaire des recrutements. Pour longer les côtes, ils s’en sortaient à peu près, mais ils ne pouvaient pas prendre véritablement le large.

Dans sa cabine, Bonnie se prenait la tête sur ses cartes. Aucune n’allait au-delà du Détroit de Mim. L’océan d’Esther lui était complètement inconnu. Ils ne pourraient pas aller bien loin à l’aveuglette. Il faudrait qu’ils naviguent à l’intérieur des terres. Profiter de l’estuaire du premier fleuve venu ou d’une rivière large et profonde. En allant vers le sud, ils rejoindraient alors l’Amarante et pourraient repartir vers le Golfe d’Urian ou l’océan d’Esther. Idéalement pour reformer un vrai équipage, elle aurait besoin d’une quinzaine d’hommes. Elle ne connaissait pas ce continent, son équipage était réduit à peau de chagrin, ils n’avaient presque plus d’or dans les caisses. Où trouver des marins assez fous pour les suivre, mais compétents pour subvenir aux besoin du Léviathan ? Victor pourrait fournir une liste de ports plus ou moins importants, mais rien de plus. Ce n’était pas son domaine de compétence. En temps normal, Bonnie aurait mis le cap sur Anabella. Cependant, ils ne pouvaient pas prendre le large. Sans compter l’Armada. Elle priait pour qu’ils aient quitté l’Amarante et Chalice depuis. Les opérations militaires de grandes envergures ne pouvaient pas durer sur le temps. Surtout si ça paralysait le commerce. Le blocus était certainement levé. À savoir si les troupes l’étaient aussi.

Bonnie sentit poindre un mal de tête. Elle repoussa les cartes et se leva. Face à une telle impasse, il valait mieux en parler avec Shad et Victor. Elle quitta sa cabine. Sur le pont et dans les gréements, chacun s’activait. La capitaine rejoignit Shad qui vérifiait les cordages.

« Dès qu’on peut, on s’engouffre dans les terres, l’informa t-elle. On ne peut pas naviguer longtemps en mer dans ces conditions.

– Je vois, lui répondit son lieutenant. Je vais prévenir l’équipage qu’il faut surveiller si y a un fleuve qui se présente. »

Bonnie leva le nez et observa les voiles. Elles étaient parfaitement dans l’angle du vent et poussaient généreusement le bateau. Éloignés du détroit, les conditions de navigation étaient plus propices, mais les courants et les vents demeuraient encore forts. La capitaine grimaça à ce constat.

« On est à combien de nœuds ? S’enquit-elle.

– On a pas vérifié, avoua Shad.

– Faites-le. Et régulièrement. Je veux pas qu’on se fasse surprendre. »

Même si le détroit en lui-même était passé, les courants opposés se fréquentaient toujours. En restant près des côtes, ils ne devraient en bénéficier que d’un seul. Mais Bonnie préférait rester prudente et éviter un nouveau fiasco. Son regard se tourna automatiquement vers Nightingal. Le jeune homme n’avait toujours pas repris contact avec elle depuis le vote. Craignait-il Shad qui le surveillait de près ? Elle en doutait fortement. Il devait attendre le bon moment. Mais lequel serait-il et pourquoi ? Elle détestait les incertitudes et Nightingal en était plein. Autant qu’elle haïssait les dettes. Encore une fois, la proposition de Shad de le jeter par dessus bord lui revint. Elle la repoussa fermement. Nightingal était efficace. De plus, il était parfaitement capable de survivre, de les retrouver et de se venger. Et connaissant ses talents de combattant, c’était une mauvaise idée.

De son côté, Shad avait attrapé un matelot et sorti la corde à nœuds et une montre à gousset. C’était celle de Victor. Beaucoup plus pratique et précise qu’un sablier. Accoudé au bastingage, il donna le départ au pirate qui déroula la corde et laissa son extrémité tomber dans l’eau. Mentalement, il compta tandis que la corde glissait dans la mer. Dès qu’une minute fut écoulée, Shad dit « Stop ». Le marin arrêta le déroulement de la corde et annonça cinq nœuds. C’était plus rapide qu’une vitesse de croisière, mais ça restait contrôlable. Bonnie s’en fit la réflexion quand le quartier-maître l’informa de la vitesse. Elle fila ensuite prendre son quart à la barre. Le timonier lui laissa sa place avec soulagement.

Avec aussi peu d’hommes, toute pair de bras était bonne à prendre. Alors en plus de ses obligations de capitaine et de pilote, Bonnie avait aussi sa part de manœuvres. L’équipage avait été ravi de la voir mettre la main à la pâte comme eux. Elle devenait même moins froide et plus respectueuse à leur égard. Même si Shad avait dû lui écraser le pied la veille pour l’empêcher d’insulter un matelot qui avait mal attaché le foc. Cette masse de travail l’épuisait et elle s’endormait comme une masse le soir. Elle ne tiendrait pas longtemps en supportant trois casquettes. Il fallait vite trouver un estuaire où s’engouffrer. Le bateau y demanderait moins de manœuvres. Et surtout, avoir un équipage digne de ce nom. Pourvu que Victor puisse lui donner quelques tuyaux sur les lieux où recruter.

Malheureusement, Chalice était le continent où la piraterie avait le moins de succès. Et donc où les matelots étaient le moins tentés par cette option. L’avancement technologique du continent et ses liens privilégiés avec l’Armada offraient du travail honnête et de l’argent. Un marin de Giroudie gagnait deux fois plus qu’un marin de Thalopolis. De plus, il avait la garantie d’avoir presque toujours un emploi. L’expansion économique de Chalice ne cessait de grimper en flèche et les industriels, terrestres ou maritimes, embauchaient à tours de bras. Face au confort de leur situation, les Chalicéens n’avaient pas grande envie de risquer leur peau sur les mers contre de vagues promesses de richesse. Mauvais endroit pour un recrutement de pirates.

Quand le soir commença à tomber, on amarra le Léviathan près des côtes. L’équipage, sous l’égide de Shad, se répartit les quarts pour qu’il y ait toujours deux hommes de garde. Spinolli servit le dîner qui se déroula bruyamment au milieu des hamacs. Il faisait trop froid pour rester sur le pont. Dans sa cabine, Bonnie gardait ses yeux vides sur le plafond. Son problème de recrutement lui hantait l’esprit et refusait de la laisser en paix. Victor, qui somnolait à côté, s’en rendit compte.

« Qu’est-ce qui te tracasse ? » demanda t-il en se tournant vers elle.

Bonnie soupira profondément.

« On est pas assez pour naviguer. Il faut qu’on recrute dix quinze personnes au moins. Mais à Chalice…

– C’est impossible, compléta Victor.

– Voilà ! »

Le jeune homme réfléchit. Il connaissait suffisamment son continent natal pour savoir que très peu de Chalicéens devenaient pirates. Et encore moins volontairement. Il savait aussi que Bonnie avait raison. Ils ne pourraient jamais affronter la haute mer avec un équipage aussi réduit. Mais il connaissait un endroit où la navigation présentait peu de risques et où la pauvreté pouvait pousser à prendre le pavillon noir.

« Tu as déjà pensé aux îles Ushên ? questionna t-il.

– Je les avais oubliées, avoua Bonnie. Tu crois qu’il y a moyen là-bas ?

– À part quelques privilégiés, ils crèvent tous de faim. Beaucoup savent naviguer un minima ; comme ils vivent principalement de la pêche. En passant par les bons fleuves, on peut traverser Chalice sans passer par le Golfe d’Urian et atteindre la Mer Argent. Qui est très calme. Mais ça j’imagine que tu le sais. 

– C’est une bonne idée, souffla Bonnie en se redressant, l’œil brillant. Une excellente idée ! T’es génial ! »

Elle se jeta à son cou pour l’embrasser. Victor avait toujours un tour dans sa manche. C’était incroyable. Comment n’avait-elle pas songé aux îles Ushên ? Au sud de Chalice, enclavées dans la Mer Argent, cet archipel avait vécu en autarcie durant des siècles avant de s’ouvrir au commerce. Ushên vendait son talent pour la porcelaine. Son art exotique était très recherché ; surtout en Chalice. Mais très peu profitaient de cette économie. La majorité de la population restait pauvre, condamnée à travailler dans les rizières ou en mer. Comment avait-elle pu les oublier ?

La capitaine se leva d’un bond du lit. Elle attrapa la carte de Chalice qui traînait encore sur son bureau. Elle chercha les connections de fleuves des yeux. Elle dénicha une embouchure près de la frontière de Picarest avec MesDollan. Elle semblait parfaite pour accueillir le Léviathan. Le fleuve descendait ensuite Picarest en passant par sa capitale, Minerie, avant de traverser l’Allodar et d’atteindre l’Amarante. Grâce au grand fleuve de Chalice, le Léviathan pourrait en emprunter un autre qui le ferait descendre par l’Orgadarie puis déboucher dans la Mer Argent et aux îles Ushên. Ce petit périple paraissait aussi tranquille que parfait. Par contre, il prendrait du temps. Il fallait également prier pour que l’Armada ait fait ses valises. Sur les fleuves, on ne pouvait pas fuir un ennemi aussi facilement qu’en mer. Les manœuvres étaient limitées ainsi que la trajectoire et la vitesse. S’ils retombaient sur cet Heldegarde, ils ne s’en sortiraient pas. Mais, même sans Ushên, il fallait partir d’ici et sans passer par le détroit. L’Océan d’Esther inconnu était trop dangereux. Ils devaient passer par les terres. Et ils avaient trop besoin d’hommes. Bonnie en parlerait à Shad, mais sa décision était déjà prise.

**

Le Léviathan atteignit l’estuaire du fleuve le lendemain. Quand Shad avait parlé des projets de Bonnie à l’équipage, les pirates n’avaient pas fait de manières et avaient suivi l’itinéraire. Ils se rendaient bien compte qu’ils n’iraient pas loin sur les mers dans ces conditions. Pour certains, c’était même un soulagement. L’Océan d’Esther inconnu et empli de légendes leur faisait peur. Il y avait une grande baie qui formait la frontière entre Picarest et MesDollan et montrait le chemin vers l’embouchure du fleuve. Le Léviathan y fut guidé en douceur. Mis à part quelques phares, rien ni personne ne semblait surveiller les alentours. Il fallait avouer que peu de personnes se révélaient assez folles pour passer par le Détroit de Mim. Et les voyageurs venant de l’Océan d’Esther ne devaient pas être nombreux. Ce fut donc sans encombre ni résistance que les pirates entrèrent à Picarest.

Bonnie fit soigneusement le tour du brigantin. Elle fit relever les voiles. Le courant du fleuve seul suffirait à faire avancer le navire. De plus, elle ignorait le profondeur et la largeur du fleuve plus loin et ne voulait pas faire échouer le bateau à cause de trop de précipitations. Elle avait failli perdre le Léviathan par deux fois en l’espace de quelques jours et cela elle n’était pas prête de l’oublier. Voir l’Aventureuse, son premier bateau, sombrer l’avait plus marquée qu’elle n’aurait voulu l’avouer. La peur d’une répétition avec le Léviathan dormait en elle depuis et les derniers événements l’avait réveillée. Son brigantin était certainement ce qui comptait le plus pour elle. Et pour le garder, elle était prête à tout. D’ailleurs, cette histoire avec Nightingal lui donnait l’impression d’avoir passé un pacte avec le diable. Si celui-ci ne se montrait pas trop gourmand, tout devrait bien se passer. Sinon, elle devrait se débarrasser de son créditeur. Le Léviathan était de nouveau à elle. Bonnie tenait à en garder le contrôle et les persiflages de ce serpent de Cyaxare ne l’atteindraient plus.

La jeune femme laissa la surveillance à Shad et aux frères Sergovitch. Elle avait fini son quart et n’avait dormi que deux heures cette nuit. Elle comptait bien rattraper son sommeil de retard. Mais ses projets se retrouvèrent compromis quand elle pénétra dans sa cabine. Nightingal s’était négligemment assis à son bureau et semblait l’attendre. Ses yeux froids s’ouvrirent quand Bonnie referma sèchement la porte de la cabine.

« Quoi ? » demanda t-elle sans préambule.

Un rictus déforma brièvement les traits du pirate. Bonnie se planta devant lui, debout pour le dominer, les bras croisés en signe de défiance et de fermeté.

« Quelle est notre destination? s’enquit Nightingal d’un ton neutre.

– T’as rien écouté de ce que Bersky a dit ? s’énerva Bonnie. On va aux îles Ushên.

– Certes, mais ensuite ?

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Et qu’est-ce que tu fiches ici ? T’as pas le droit d’entrer là ! »

Elle avait l’impression d’avoir déjà perdu cette confrontation. Elle montait sur ses grands chevaux, se montrait agressive. Nightingal restait calme. L’observait mi-amusé, mi-ennuyé et parlait d’une voix posée et grave. Il semblait la narguer.

« Bersky a dû me lâcher pour aller aider dans les gréements. Il ne peut décemment pas me surveiller sans cesse. Quant à ma présence, elle s’explique aisément quand on sait que vous me devez une faveur. »

Bien sûr qu’elle s’était douté de la raison de son intrusion. Mais elle n’aimait pas l’idée pour autant. Elle ignorait ce qu’elle détestait le plus : ne pas savoir ce qu’il voulait ou qu’il se décide enfin à venir le lui demander. Le fait que Shad ne soit pas dans le coin pour assurer ses arrières lui déplaisait aussi. Nightingal avait des allures de prédateur et elle savait qu’elle n’était pas de taille face à lui. C’était étrange de penser cela alors qu’elle était parvenue à abatte un serpent géant moins de trois semaines auparavant. Mais autant mentalement que physiquement, Cyaxare lui était supérieur. Elle ne comptait pas se laisser faire pour autant.

« Crache le morceau, ordonna t-elle sèchement. Je n’ai pas le temps de tourner autour du pot. »

L’attaque et l’agression, voilà bien les seules défenses qu’elle connaissait. Nightingal dut s’en faire la réflexion car son rictus s’accentua. Bonnie crut voir une lueur d’excitation éclairer son regard mort avant de disparaître aussitôt.

« Si je saisis bien, après votre recrutement aux îles Ushên, poursuivit-il d’un ton suave, vous n’avez aucune destination de prévue. En ce cas, je me permettrai de vous en proposer une. Connaissez-vous le royaume d’Eminghal ? »

Eminghal se situait juste au sud de Sidhàn. Elle ignorait tout de ce pays et ne s’en était jamais approchée. Elle savait seulement qu’il était fermé à ses voisins et qu’il ne faisait pas parti de la Fédération d’Urian.

« Tu te crois où pour choisir où on doit aller ? répliqua Bonnie, les dents serrées.

– Vous me devez une faveur, Capitaine, insinua sinueusement Nightingal, le regard glacial.

– C’est pour ça que tu m’as aidée pour le vote ? Juste parce que tu veux faire une escale à Eminghal ?

– En vérité, il s’agit un peu plus d’une escale. Je veux que vous m’y déposez. Je souhaite quitter votre équipage. Mais pour cela, il me faudra des vivres et de quoi me payer une monture.

– En gros, tu veux te tirer et que je te paye pour cela ? C’est quoi cette faveur à la noix ?

– Mes raisons ne regardent que moi-même. Une fois votre étape aux îles Ushên terminée, vous me déposerez à Eminghal avec de quoi survivre et me déplacer. Ensuite, vous disparaissez. »

Bonnie avait du mal à croire ce qu’elle entendait. Toutes ces manœuvres et ces secrets pour rentrer chez lui. Car de toute évidence Eminghal devait être sa terre natale puisqu’il tenait tant à y aller. Il aurait pu demander n’importe quoi ou la faire chanter. Pourtant, il n’en profitait pas et l’aidait même à se débarrasser de lui. Avait-il autre chose en tête ? Si son but était vraiment Eminghal, cet homme avait vraiment l’esprit tordu. Bonnie se mordilla la lèvre. Elle en parlerait à Shad, mais si Nightingal comptait véritablement quitter le Léviathan, son second aurait du mal à dissimuler sa joie.

« C’est bon, t’as gagné. Tu iras à Eminghal.

– C’est tout ce que je désirais entendre. »

Son visage était redevenu inexpressif. À quoi pouvait penser cet homme, Bonnie était incapable de le dire. Et s’il s’agissait d’un piège ? Jetait-elle son équipage dans la gueule du loup en mettant le cap sur Eminghal ? Il faudrait vraiment qu’elle fasse un point avec Shad. D’ici qu’ils traversent Chalice et quittent les îles Ushên, ils avaient bien presque deux mois pour y penser et se préparer. Mais une autre chose l’intriguait.

« Comment tu as fait pour que l’équipage me réélise ? Ils avaient quand même une sacrée dent contre moi. »

Un nouveau rictus fit surface sur les lèvres de Nightingal. Bonnie y perçut du mépris.

« Les gens changent facilement d’avis, commença t-il lentement. Il suffit seulement de s’adapter à eux et d’aller en leur sens pour les emmener où on veut. Pour d’autres, il suffit parfois de… comment dire ?

– Les menacer ? proposa Bonnie.

– Cette alternative est bien grossière, grimaça Nightingal. Disons qu’ils ont besoin de plus d’encouragements et de moins réfléchir. Mais généralement, la raison et le dialogue suffisent sans en passer par de telles extrémités. »

Mais Bonnie était beaucoup trop intriguée pour se contenter de vagues mots. Elle tira une seconde chaise et s’assit devant Nightingal. Toute son attitude soufflait qu’elle ne bougerait pas et ne le laisserait pas partir sans explications dignes de ce nom.

« Dis-moi ce que tu as raconté à mes hommes, ordonna t-elle en le fixant droit dans les yeux. Je veux des détails. »

Après tout, comprendre comment il s’y était pris pourrait s’avérer très enrichissant. Encore une fois, Cyaxare sembla deviner ses pensées et raisons puisque son expression de mépris se muta en amusement.

« Chaque personne a son point de repère, débuta t-il. Beaucoup de matelots admirent Bersky et voulaient voter pur lui. D’autres se tournaient vers Spinolli pour son expérience, son ancienneté et la sympathie qu’il leur inspire. Ces deux hommes-là leur servent de modèles et faisaient partis de vos derniers soutiens. Ce n’était pas compliqué à faire en sorte que leurs vote suivent ceux de leurs idoles. Les arguments en votre faveur coulaient de source. Pour peaufiner tout cela, il suffisait de les envoyer vers leurs maîtres à penser et que ces derniers soutiennent mes arguments et votre cause. Comme les parfaits petits moutons qu’ils sont, ils ont suivi. »

C’était ironique de penser qu’il s’était servi de Shad et de son influence pour parvenir à ses fins, alors que l’assassin le surveillait de près et le haïssait profondément. Le plus impressionnant était que le quartier-maître ne s’était rendu compte de rien. Nightingal se révélait aussi doué que Victor pour la discrétion.

« Et pour les autres ? insista Bonnie qui se plaisait soudain à l’écouter. Tous ne sont pas des groupies de Bersky ou de Spinolli. »

– La raison, sourit Cyaxare. Vous étiez le choix le plus pertinent et le plus raisonnable. Spinolli n’est pas un meneur d’hommes bien qu’il soit bon marin. Bersky est un homme de l’ombre et d’action. Malgré ses talents pour motiver les troupes, il ne sait pas prendre les décisions pertinentes pour la navigation. Ce n’est pas un marin. Aucun des deux n’auraient tenu bien longtemps comme capitaine. Devon n’avait aucune chance et aucunement la prétention. Quant à Rache, inutile de s’appesantir dessus. Vos hommes auraient pu s’en rendre compte, mais le ressentiment qu’ils nourrissaient à votre égard les aveuglait. Il a suffi de les faire passer au delà de leur colère pour qu’ils redeviennent raisonnables. Il ne s’agit que de logique dans cette affaire.

– Et pour les menaces ?

– Ce n’est point parce que je suis un solitaire que je n’ai ni yeux pour voir ni oreilles pour entendre. Mais quand on ne parle pas et que l’on ne se mêle pas aux autres, ils ont tendance à vous négliger. À oublier votre présence. Chacun a ses petits secret, ses propres culpabilités. Et souhaite que personne ne le sache.

– En gros, tu les espionnais et tu les as fait chanter.

– Grossièrement résumé, commenta négligemment Nightingal. Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire dorénavant. »

Pour clore la discussion, Cyaxare se leva. Il contourna Bonnie et quitta la cabine sans qu’elle ne tente de le retenir. Bien que ses méthodes soient simples, il s’était montré monstrueusement efficace. Il en savait probablement plus qu’il n’en disait. Encore une fois, il prouvait qu’il était bien plus dangereux que l’équipage réuni. Son départ proche était une bonne chose en définitive. Mais elle était tout de même contente de ne pas avoir écouté Shad et de ne pas avoir chassé Nightingal quand il s’était présenté pour entrer dans l’équipage. Il avait plus que servi.

**

« Il veut partir ? s’étonna Shad. Pourquoi se donner tout ce mal pour simplement partir ? Ce n’est pas logique.

– Il veut surtout aller à Eminghal, précisa Bonnie alors qu’ils étaient tous les deux seuls dans la cale. Visiblement, en s’arrangeant pour que je reste capitaine, il voulait garantir la possibilité qu’on le conduise où il veut. Sans qu’on puisse l’envoyer chier ou l’abandonner à la première escale.

– C’est pas l’envie qui m’en manque, marmonna le quartier-maître. Il n’empêche que c’est louche.

– Tu crois qu’il prépare un piège ?

– Tu y as pensé aussi. »

Bonnie n’était pas la seule à se méfier de Nightingal et sa faveur si aisée à complaire. Le fait de ne pas comprendre comment cet homme pensait était beaucoup trop perturbant. Cela faisait parti des raisons pour lesquelles Shad haïssait tant Nightingal. Quelqu’un qu’on ne pouvait pas comprendre, dont on ne pouvait pas prévoir les mouvements ni le manipuler. Pourquoi désirait-il tant aller s’enterrer dans un coin aussi paumé qu’Eminghal ? Il devait en être originaire comme le soupçonnait Bonnie, mais cela n’expliquait pas tout. S’il aimait tant son pays, il y serait resté.

«Si c’est un coup fourré, songea Bonnie à voix haute, à quel genre devons-nous nous attendre ?

– Peut-être bosse t-il pour l’Armada ou espère t-il une armistice en nous livrant, réfléchit Shad, les sourcils froncés.

– Eminghal n’est pas membre de la Fédération, repoussa la capitaine. Trois quart des pays sont membres, ça aurait été tellement plus simple de nous emmener n’importe où. Eminghal c’est se compliquer la vie. Je pense pas que ça ait un lien avec l’Armada.

– Tu as des ennemis particuliers parmi les pirates ?

– Y avait juste White. Et il est bel et bien mort, je m’en suis assurée personnellement. Je ne connais pas vraiment d’autres pirates et encore moins en ennemis. L’histoire de Nightingal est louche, mais je ne vois pas où il va nous mener. En fait, ce type a toujours été bizarre, du coup ça reste dans la continuité. Si ça se trouve, on s’inquiète pour rien. »

Shad émit vaguement un grognement dubitatif, mais ne trouva rien à ajouter. Il était bien décidé à continuer de surveiller Nightingal. Il faudrait qu’ils se montrent prudents à l’approche d’Eminghal. Le plus frustrant dans cette affaire, c’était qu’ils n’avaient rien à reprocher à Cyaxare. Il travaillait bien, n’attirait jamais les ennuis, avait respecté ses engagements. C’était simplement sa personnalité qui les insupportait. On pouvait voir leur ressentiment comme une injustice envers Nightingal, alors que d’autres membres avaient causé plus d’ennuis que lui s’en tiraient sans aucun soucis.

**

La traversée de Chalice fut longue. Très longue. Le débit des fleuves étaient plus faibles que Bonnie ne l’aurait cru. De nombreux postes des douanes et ports les forcèrent à faire des détours. Ils durent faire plusieurs fois des pauses afin de se ravitailler. Généralement, un groupe était désigné et se faufilait dans les villes ou les villages le plus proches pour voler ce dont le Léviathan avait besoin puis le bateau filait loin. Grâce à sa connaissance des réseaux, Victor parvint à vendre l’une des défenses d’éléphant ainsi que quelques soieries qui dormaient dans la cale depuis leur départ précipité de Blaisois. La peur les tenaillait alors qu’ils passaient l’Amarante pour rejoindre un fleuve secondaire au sud. Fort heureusement, il n’y avait plus aucune trace de l’Armada.

Les pirates purent découvrir plus en profondeur ce continent et ses différences avec leurs terres natales. Seul Victor était originaire de Chalice. L’équipage vit des trains à vapeur pour la première fois. Avec amusement, Victor avait montré à Bonnie comment fonctionnait une radio ou encore un appareil photo. Il fallait avouer que tout ce qu’elle connaissait de cette technologie était les armes utilisées par l’Armada et les bateaux à vapeur. Le reste lui était inconnu. Ou alors uniquement à travers des mots. L’écart entre Chalice et le reste du Golfe était assez alarmant en vérité. La capitaine remarqua également que les pays étaient beaucoup plus petits qu’aux Terres d’Ædan ou en Birenze. Ce qui expliquait leur grand nombre et les différents régimes politiques concentrés sur une même terre. Bonnie avait l’impression d’être arrivée dans une autre époque ou tout simplement un autre monde.

En somme, le voyage fut tranquille et permit aux pirates de se détendre. Bien qu’ils eurent quelques surprises et que Youri manqua de peu de faire embarquer par ce que Victor appelait la maréchaussée, alors qu’il venait de délester de leur bourse quelques passants. Ou encore de plusieurs détours car certains endroits des fleuves se révélaient pas assez profonds ou pas assez large pour faire passer un brigantin. Mais ce fut un soulagement certain quand ils arrivèrent au sud de l’Orgadarie. Le lendemain, ils atteindraient la Mer Argent et très vite les îles Ushên. Ils n’avaient pas l’esprit tranquille et leur dernière visite à Chalice avait laissé de profondes marques et traumatismes. Il suffisait de compter les hommes sur le Léviathan pour s’en rappeler.

Il faisait nuit quand ils quittèrent définitivement Chalice et le Léviathan navigua à nouveau sur de l’eau salée. La Mer Argent était petite et enclavée entre les deux rives de Chalice qui formaient un C ; telle une baie géante. Elle restait très calme et ne connaissait pas les tempêtes. Étant la mer la plus au sud, elle était aussi la plus chaude et de nombreux poissons inconnus ailleurs y proliféraient. Ce dont avait joué Ushên quand ils avaient compris la richesse de leurs fonds marins. La nuit était douce et les pirates profitèrent de l’air frais. Ils avaient subi la chaleur étouffante de l’Orgadarie toute la journée et ils se sentaient nettement mieux maintenant. Heureusement que leur traversée de Chalice les avait habitués progressivement aux températures, sinon ils n’auraient pas supporté la différence entre l’hiver de Mim et cet été indien des îles Uhsên. Ce qui ne les empêchaient pas de laisser tomber la chemise. Voilà longtemps que les manteaux et autres capes avaient déserté leurs épaules. Ils n’avaient que quelques heures de navigation avant d’atteindre la plus grande île de l’archipel. Préférant ne pas travailler sous le soleil et la chaleur, les pirates avaient décidé de voyager de nuit. Ils trouveraient un endroit tranquille où jeter l’ancre et dormir une fois l’aube levée. « À l’ombre de préférence » avait précisé un Shad en nage. Ils atteignirent leur destination vers les trois heures du matin. Ils s’éloignèrent des villages côtiers et amarrèrent le Léviathan dans une baie encadrée d’une épaisse jungle. Ce qui offrait assez d’ombres et de fraîcheur pour la journée chaude qui s’annonçait. Shad désigna les tours de garde avant de prendre le premier avec Devon et un matelot dont Bonnie ne parvenait jamais à retenir le nom. Les autres filèrent se coucher sans demander leur reste. Bonnie, elle-même, s’écroula sur son lit et s’endormit aussitôt.

Le voyage terminé, il fallait à présent recruter. Ils ne pouvaient pas naviguer uniquement sur les fleuves et la Mer Argent éternellement. Cependant, aucun des pirates ne connaissait ces îles. Bonnie se décida à écumer d’abord la capitale, Tagashi. Il devrait y avoir assez de monde et de gens de toutes classes pour réussir à dénicher quelques désespérés prêts à prendre la mer avec eux. De plus, dans ces grandes villes, on parlait généralement assez bien la langue de la Fédération. Le dialogue serait tellement plus simple que dans les petits villages qui étaient plus fermés et méfiants que les villes. Elle prit la tête d’un petit groupe, le reste de l’équipage gardant le bateau. Elle laissa le commandement à Shad. Au moins avec lui, elle était certaine de retrouver le Léviathan où elle l’avait laissé. Victor, Oleg et deux matelots, Brian et Cormak, l’accompagnaient. Elle aurait bien voulu emmener Spinolli. C’était un vieux loup de mer et aurait pu facilement détecter les potentiels, mais, avec sa jambe de bois, une telle marche n’aurait pas été possible pour le Maître Coq. Pour se déplacer, Bonnie ne possédait que sa boussole et une carte de Chalice et ses environs. Heureusement, les îles Ushên étaient représentées dans leur ensemble. Si l’échelle était exacte, ils en avaient pour trois jours de marche à travers la jungle pour atteindre Tagashi. Quelle idée de mettre une capitale au centre des terres ! Il n’y avait aucun accès direct par la mer. Pas même une rivière. Les Ushênois ne semblaient pas vraiment désirer avoir de la visite.

La végétation n’avait rien à voir avec que Bonnie connaissait. Elle était plus verte, plus étouffante. Des lianes, des feuilles immenses, des fleurs trop grandes et trop colorées aux parfums entêtants. Les arbres paraissaient gigantesques et leurs troncs noueux démesurés. Les plantes ne laissaient aucune place à l’être humain. Ils durent tailler les branches, bambous et fougères qui leur barraient le passage. Le sol était humide et puait la vase. Dans un geste qui devient rapidement automatique, les pirates avancèrent péniblement tout en écrasant les innombrables moustiques qui leur tournaient autour. Ils redoublèrent de vigilance quand Brian manqua de se faire mordre par un serpent caché dans les branchages. Bonnie crut à un moment apercevoir un animal orangé presque aussi gros qu’un ours se faufiler dans les fougères en silence. Heureusement, il s’éloignait et aucune bête sauvage ne les attaqua. La chaleur était étouffante et humide. Ils suaient à grosses gouttes et les réserves d’eau baissaient à vue d’eau. Heureusement, de nombreuses sources et rivières tapissaient la jungle et ils purent remplir à loisir leurs gourdes et se mouiller. Des cris de singes et d’oiseaux les accompagnèrent durant une partie de l’après-midi, mettant leurs nerfs à rude épreuve. Comment des bestioles pouvaient-elles être aussi bruyantes ? Ils installèrent un campement précaire non loin d’une rivière. Oleg eut toutes les difficultés à allumer le feu. Le bois était humide et poisseux. L’odeur qui s’en dégageait une fois en train de brûler n’était pas bien agréable. Ils piochèrent dans les provisions qu’ils avaient emmener pour manger. Ne connaissant pas les fruits et plantes, ils préféraient jouer la prudence. Chacun leur tour, ils montèrent la garde pendant le sommeil des autres. Ils reprirent la route tôt le matin, courbaturés et dévorés par les moustiques. Jamais Bonnie n’avait été aussi impatiente d’arriver dans une ville. Sa nuque était en sang à force de grattages intempestifs. La jeune femme décida qu’elle détestait cette maudite île. Comment pouvait-on vivre dans un tel environnement sans devenir fou ? Elle s’inquiéta soudain de ce qu’elle allait trouver à Tagashi et recruter.

Ils arrivèrent finalement à Tagashi le soir du quatrième jour. De hautes murailles entouraient la ville et ils ne pouvaient en distinguer aucun toit. Ils se doutaient amèrement qu’on ne les laisseraient pas rentrer par l’entrée officielle. Ils attendirent alors la nuit complète pour agir. Grâce à des cordes fabriquées avec des lianes et des grappins aussi improvisés, ils parvinrent à escalader les murs. Sur le chemin de ronde, ils contournèrent quelques soldats ensommeillés. Enfin, ils réussirent à rentrer dans Tagashi sans se faire repérer et sonner l’alerte. Ils dormirent dans une rue déserte quelques heures.

Le soleil les réveilla et ils purent découvrir la ville. L’architecture se révélait aussi déconcertante que la végétation. Les maisons étaient toutes en bois léger et en argile. Certaines étaient même bâties sur pilotis ou sur plusieurs étages, mais toujours avec le même toit en rondins triangulaire. Les portes coulissantes étonnèrent grandement les pirates qui n’avaient jamais rien vu de tel. Parfois, de grands murs de bois ou de pierres blanches encadraient et cachaient complètement des demeures. Sûrement les villas des riches locaux. Une forte odeur d’encens embaumaient les rues de terre et de graviers. Seules d’immenses bâtisses ressemblant à des temples étaient faites de pierres. Les habitants emplissaient progressivement les rues. Ils portaient des habits couvrants, mais légers par leur matière. D’étranges tenues ressemblant à des robes de chambre colorés en soie ou en lin firent tourner la tête des étrangers. Les hommes portaient aussi de larges pantalons de toile. La plupart des ushênois possédaient une ombrelle ou un grand chapeau. Tous avaient les cheveux noirs et lisses, la peau mate et des yeux sombres et bridés. Oleg remarqua qu’ils semblaient plus petits et menus que les birenziens. Bonnie rétorqua que tout le monde paraissait minuscule à côté des birenziens. Leurs tenues débraillées attiraient les regards. Leurs chemises sales, voir carrément torse nu pour Cormak et Oleg, leurs pantalons de cuir et bottes ternies tranchaient dans le paysage léger et coloré. Les cheveux roux de la capitaine et ceux blonds du charpentier intriguaient grandement les passants et les enfants n’hésitaient pas à les montrer du doigt.

« J’ai l’impression qu’on détonne légèrement dans le paysage, marmonna Bonnie à ses camarades.

– C’est moi ou cette baraque a des murs en papier ? » s’exclama Brian en montrant la bizarrerie du doigt.

C’était une sorte de petite villa basse aux murs blancs quadrillés de bois. Les parois clairs des portes semblaient fines et ressemblaient à s’y méprendre à du papier. Elles occupaient bien la moitié du pan de la maison. De toute évidence, celui-ci n’était pas porteur ou tout s’écroulerait.

«C’est trop bizarre comme coin, conclut fermement Oleg.

– Vous avez remarqué ? Y a plus de moustique, s’étonna Cormak.

– Ce doit être l’encens qui les éloigne. » songea Victor en reniflant l’air.

Ils continuèrent d’avancer en ignorant comme ils purent les regards insistants des locaux. Peu à peu, les boutiques envahirent les rues et ils comprirent qu’ils avaient atteint le centre-ville ou le marché du matin. La nourriture qui cuisait pour attirer les badauds leur était complètement inconnue de même. Beaucoup de poissons plus ou moins exotiques faisaient ployer les étales. Oleg répéta à quel point Ushên était bizarre. Les pirates s’éloignèrent un peu de la foule.

« Bon, on va où et on fait quoi, capitaine ? demanda Cormak qui n’était pas à l’aise dans un environnement inconnu.

– J’aurais préféré fouiller les ports, mais y en a pas dans ce pays paumé, grommela Bonnie en fusillant un passant du regard comme s’il était personnellement responsable de ce fait.

– Un bar mal famé ? proposa Oleg.

– Les pirates qui cherchent des informations dans un bar rempli de bandits, quel cliché ! se plaignit Victor.

– Peut-être, mais généralement, ça marche. » approuva la capitaine en se mettant en route.

Ils s’éloignèrent d’avantage du centre. Les quartiers pauvres se trouvaient toujours en périphérique des villes. Du moins dans les autres pays. Mais cette tradition était également pratiquée à Ushên. Avec plus de cœur à l’ouvrage visiblement. Les maisons étaient plus petites et uniquement bois ou des morceaux de récupération. Ce n’étaient pas des faubourgs, mais des bidonvilles. Quand Victor lui avait rappelé la pauvreté sur ces îles, elle ne s’était pas attendu à une telle extrémité. La plupart des gens semblaient dormir dehors au vu des nombreuses tentes bancales qui tapissaient les rues boueuses et sales. Le Léviathan et ses hamacs dans la cale paraissaient un luxe inatteignable dans cet endroit. Les pirates s’en retrouvèrent bien refroidis. Eux-mêmes avaient connu la pauvreté, mais jamais n’avaient terminé dans de tels taudis.

« J’suis pas sûr qu’ils aient les moyens de picoler dans l’coin. » murmura Brian.

Effectivement, ils ne trouvèrent aucun établissement. Après une heure d’errance, ils reprirent la route de la ville. Alors qu’ils traversaient une ruelle aussi minable que les autres, un groupe d’une dizaine d’hommes surgirent devant eux, armés de bâtons ou de petits couteaux. En y regardant de plus près, ce n’étaient pas vraiment des hommes. Le plus vieux ne devait pas avoir plus de vingt ans et les autres n’étaient que des adolescents. Ils étaient malingres et sales. L’aîné qui devait aussi être le chef fit un pas en avant, pointant son bambou taillé sur eux.

« Z’allez nous donner vot’argent et vos armes. »

Il prononçait très mal les « r », voir les avalait. Sa voix se voulait menaçante, mais elle rendait vulgaire et ridicule son ordre. Mais ses yeux bridés brillaient de détermination.

« Si on avait du fric, ça se saurait, marmonna ironiquement Bonnie.

– Tais-toi, femme ! cracha le jeune voleur. Obéis et ferme-la !

– Alors, là, tu me connais mal mon petit gars. »

Le coup de feu partit et atteignit le garçon en plein front. Il s’écroula et son sang gicla sur quelques uns de ses camarades à ses côtés. La canon du pistolet fumait encore quand Bonnie releva l’arme avec un calme olympien.

« C’est le mien, remarqua Victor, les sourcils froncés.

– Ouais, le mien a pris l’eau. Bon, les mômes, vous êtes toujours décidés à nous chercher des noises ? »

Les petits délinquants avaient perdu de leur superbe. Ils étaient aussi pâles que des linges. Certains tremblaient tellement qu’ils en avaient perdu leur arme improvisée.

« Allez, les mioches cracha Oleg en sortant son épée, on dégage du chemin ou je vous taille en pièces. »

Mais Bonnie lui agrippa le poignet et le força à baisser sa lame. Le charpentier fronça les sourcils, mais ne dit rien. Victor tourna la tête, intrigué, vers la jeune femme.

« Tu penses à quoi ? s’enquit-il avec appréhension. Quand même pas ? Ce sont que des gosses !

– Les morveux, commença Bonnie, le pistolet encore chaud reposant le long de sa jambe. Soit vous déguerpissez, soit vous écoutez ce que j’ai à vous dire. »

Plusieurs prirent la poudre d’escampette. Six restèrent, à la fois curieux et inquiets.

« Avez-vous déjà navigué ? »

Il y eut un long silence avant qu’un adolescent d’environ quinze ans prenne la parole. La moitié de son visage était marqué de cicatrices de brûlures.

« Mon frère était pêcheur et il m’emmenait souvent. J’dirigeais la barque quand il s’occupait du filet.

– Intéressant. Quelqu’un d’autre ? »

Deux autres levèrent timidement la main. Eux aussi avaient pêché en mer ou remonté des rivières dans la jungle. Les expériences étaient très restreintes, mais ils distinguaient bâbord de tribord et savaient survivre deux ou trois jours en mer. Ce qui n’avait pas été le cas de tous ceux qui servaient sur le Léviathan à leurs débuts. Ils étaient jeunes et, malgré leur maigreur, en bonne santé. Ils avaient la hargne et la morale ne les gênait pas vraiment s’ils attaquaient des passants. Quant à leurs capacités en combat, Shad et quelques autres pourraient s’occuper d’eux. Le plus urgent était d’avoir assez de main d’œuvre.

« J’imagine que vous crevez de faim à traîner ici, reprit Bonnie. Je vous propose de venir sur mon bateau. Vous aurez deux repas par jour en échange de votre travail et une part de butin. On vous apprendra le boulot sur le tas.

– Pirates ? demanda le garçon au visage brûlé dans un souffle.

– Bien sûr ! Sinon, je recruterais pas chez les délinquants ! » répliqua Bonnie avec mépris.

Mais le gamin ne parut pas en prendre outrage. Au contraire, son visage s’éclaira avec avidité. Il se rapprocha du groupe d’étrangers.

« J’viens, décréta t-il d’une voix ferme. Voler les aut’es ici ou sur la mer, j’préfère être là où ça rapporte un peu. »

Il fut le seul. Les autres repartirent, méfiants. Victor se demanda si la plupart parlait vraiment la langue. Mais sans doute préféraient-ils rester dans un lieu familier ou avaient-ils encore de la famille et des proches ici. Bonnie demanda son nom à la nouvelle recrue.

« Jiro, répondit-il.

– Et bien, Jiro, bienvenue à bord. Tu saurais pas où je pourrais dégoter d’autres gars prêts à naviguer sous le pavillon noir ? »

Jiro le savait. Il les entraîna hors de Tagashi. À une journée de là se trouvait un village de paysans. Mais ce n’était pas eux qui intéressaient le garçon. Dans la jungle alentour, une bande de voleurs sévissaient depuis plusieurs mois. Il raconta à Bonnie qu’avant ils étaient pirates, mais depuis qu’ils avaient perdu leur bateau, ils avaient dû se réfugier ici et survivre comme ils pouvaient. Bonnie sourit. Ce gamin se montrait particulièrement efficace. Ils étaient bien tombés. Après deux petites heures de fouille, ils tombèrent sur le repère des anciens boucaniers. Heureusement, ils connaissaient un peu Jiro pour avoir échangé de la marchandise volée avec lui et le groupe ne se fit pas attaquer. Si cela avait été le cas, ils auraient été mal car ils étaient bien plus nombreux qu’eux. Une quinzaine à vue d’œil. Des gaillards costauds dans la force de l’âge. Avec de l’expérience si on en croyait Jiro. S’ensuivirent des négociations qui donnèrent la migraine à Bonnie. Visiblement, les hommes avaient bien envie de reprendre la mer, mais l’idée de suivre des étrangers les dérangeaient. Ils regardaient Bonnie avec mépris et méfiance. Exaspérée, elle coupa court aux discussions et déclara à ses hommes qu’il était temps de retourner au bateau.

« Mais Capitaine.., commença Oleg.

– Je veux plus voir la sale gueule de ces types. On rentre. »

Son ton était sans appel. Les pirates firent donc demi-tour sous le regard indéchiffrable des bandits. Jiro haussa des épaules avant de leur emboîter le pas.

Le chemin du retour fut aussi long et laborieux que le premier. Oleg maudit ce pays une bonne vingtaine de fois durant les cinq jours de marche. Plus d’une semaine d’absence pour juste ramener un gosse maigrichon. Au moins, il semblait plus costaud et plus vaillant que Stern, mais c’était bien pauvre comme résultat. Ce fut un soulagement d’atteindre enfin le Léviathan. Quand il vit la mine sombre de Bonnie et le petit comité, Shad ne fit aucun commentaire. Il fut décidé qu’ils lèveraient l’ancre le lendemain. Ils testeraient une autre île. Peut-être auraient-ils plus de chances. Sinon, Bonnie songeait à suivre les terres semi-désertiques qui encadraient le détroit de Méphistari. Beaucoup de pirates traînaient dans le coin, ils devraient trouver de quoi renflouer leurs effectifs. Cependant, il leur faudrait être prudents car ils faisaient une cible de choix avec si peu d’hommes. Les pirates n’hésitaient pas à s’attaquer mutuellement. Comme Bonnie l’avait elle-même prouvé en tuant Sam White.

Le soleil se levait. L’atmosphère était déjà étouffante. En traînant des pieds, les hommes quittèrent leurs hamacs et la fraîcheur relative des cales. L’équipage avait à peine commencé à s’agiter qu’un groupe apparut sur la plage. C’étaient les bandits que Jiro leur avait présenté.

« C’est qui ceux-là ? demanda Shad qui glissait déjà la main vers son épée.

– Des types à qui ont avait fait une proposition. » répondit Bonnie qui était aussi curieuse et méfiante que lui.

Elle dépêcha cependant un canot et rejoignit la plage avec Shad, les frères Sergovitch, Nightingal et quatre autres pirates costauds. Autant avoir les meilleurs combattants sous la main si ça dégénérait en bagarre. Sur le pont, armé de son fusil, Victor observait l’entrevue avec des jumelles. Il était suffisamment bon tireur pour intervenir si ça se compliquait.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda sans préambule Bonnie quand elle eut mis pied à terre.

– Vous r’joindre, articula difficilement le porte-parole de la bande.

– Vous m’avez envoyée chier y a même pas une semaine, fit remarquer la jeune femme sèchement.

– On vous connaît pas. Et ça aurait pu être un piège ou tomber sur un mauvais capitaine. Mais z’êtes la meilleure option qu’on ait et on a pas mal réfléchi. Du coup, on vient.

– Et si moi aussi j’avais changé d’avis ?

– Vous avez b’soin de nous ! riposta l’homme en tiraillant son bouc long. Z’êtes pas assez nombreux pour faire bouger vot’rafiot. Et nous, on veut pas crever dans la jungle. On a tous un truc à y gagner. 

– Vous êtes capables d’être raisonnables » sourit Bonnie.

Deux voyages furent nécessaires pour ramener tout le monde à bord. Les anciens et nouveaux se dévisagèrent, curieux et méfiants. Bonnie n’y fit pas attention. C’était normal. Il leur fallait du temps pour s’apprivoiser et une fois en mer, il y avait trop de travail pour se crêper le chignon. Au sens propre pour quelques uns des ushênois qui portaient leurs cheveux longs attachés. Leur chef s’appelait Heng et il était le seul à parler la langue de la Fédération. C’était pour cela qu’il était le seul à communiquer avec eux. Shad grimaça quand il comprit qu’il n’aurait d’autre choix pendant un temps de passer par Heng ou Jiro pour donner des ordres aux nouveaux arrivants. La navigation en serait légèrement compliquée.

Ce fut Victor qui remarqua le premier l’un des bandits qui était plus petit et plus menu que les autres. Il gardait ses longs cheveux pendre et un voile le couvrait en grande partie. Sans autre procès, il tira sur le tissus dévoilant le visage d’une jeune femme. Elle semblait un peu plus âgée que Bonnie. Bien qu’elle soit découverte, elle ne se laissa pas abatte et releva le menton comme pour défier les pirates de la renvoyer à terre.

« Encore une bonne femme, c’est bien notre veine. » grommela Devon.

Bonnie ignora en grimaçant la remarque de son canonnier. Elle s’approcha de l’ushênoise. Bien qu’elle paraissait frêle de loin, de près on pouvait voir des muscles fins et développés. Elle avait l’habitude du dur travail et du combat comme le témoignaient également ses mains calleuses et sèches ou encore la cicatrice qui zébrait son bras gauche. Elle ne devrait pas être plus un poids que ses compagnons.

« Comment tu t’appelles ? questionna la capitaine en la fixant droit dans les yeux.

– Jia-Li, répondit Heng à sa place.

– Jia-Li, répéta Bonnie pour se mettre le prénom en bouche. Tu dormiras dans ma cabine. Je veux pas d’embrouilles dans les cales. »

Heng traduit rapidement à la jeune femme qui hocha la tête pour signifier qu’elle avait compris.

À présent, le Léviathan comptait vingt-huit personnes à son bord. Bonnie décréta que c’était suffisant. Ils levèrent l’ancre et prirent la direction du Golfe d’Urian. Il était temps de se débarrasser de Nightingal et de sa fichue faveur.

**

Afin de ne pas exposer les nouveaux tout de suite à la haute mer et de les tester, Bonnie fit longer au Léviathan les côtes du détroit de Méphistari en direction de l’est. Ils remonteraient ensuite en suivant les côtes des Terres d’Ædan jusqu’à Eminghal. Bien entendu, il avait fallu expliquer la raison d’une telle destination à l’équipage. Ne voulant pas de retour de bâtons et ayant la flemme d’inventer une excuse, Bonnie informa simplement du départ prochain de Nightingal de l’équipage et que le jeune homme voulait rentrer chez lui à Eminghal. Les hommes ne posèrent pas plus de questions, Cyaxare n’étant pas particulièrement populaire ni ouvert aux interrogations. Certains parurent même soulagés à l’idée de ne plus dormir dans la même pièce que cet homme taciturne et violent. Sûrement se retrouvaient-ils aussi soulagé de voir leur maître chanteur quitter le navire avec leurs secrets.

Une fois Nightingal expulsé, Bonnie songeait à redescendre vers la Mer Naweline. Elle était calme et chaude à cette époque et surtout pleine de bateaux marchands. Des proies de choix. Les trafiquants en tout genre devaient être aussi de sorti avec les pirates. Beaucoup de monde et d’opportunités. Ils seraient également proches de Thalopolis. L’immense cité-état était une plaque tournante du marché noir. Complètement indépendante et très riche, elle ne faisait pas parti de la Fédération d’Urian et refusait la présence de l’Armada sur ses terres et eaux. Elle offrait un asile et une clientèle aux pirates et contrebandiers. En échange, les criminels devaient rester tranquilles et faire marcher le commerce tout en payant une taxe. Pour se renflouer les poches, il n’y avait rien de mieux. Il restait encore des défenses d’éléphant et des tissus précieux à écouler également. Shad en informa les hommes qui, connaissant le coin, acquiescèrent avec joie. Tout semblait repartir sur de bonnes bases et s’améliorer. Il suffisait juste d’avoir un bon butin, mais cela serait une autre affaire. Ils ne seraient pas les seuls sur le marché et l’Armada veillait au grain pendant cette période de grands trafics maritimes.

Le voyage fut calme et ils bénéficièrent pendant une grande partie d’un vent d’ouest en est qui leur permit de garder une bonne cadence. En contournant les routes maritimes, ils ne croisèrent presque personne et surtout rien qui ne portait un uniforme bleu. Ils firent tout de même une prise près des côtes sud-ouest de Corosis. Le bateau ne payait pas de mine de loin. Mais dans un coin si désert Bonnie avait soupçonné des contrebandiers. Elle avait donc lancé une attaque. À peine le drapeau noir levé, le capitaine adverse se rendit. C’était un petit marchand qui n’avait pas payé les taxes et avait voulu faire passer ses produits en douce. Ses hommes n’étaient même pas armés et personne n’avait voulu risquer leur vie pour le chargement. Il s’agissait d’épices damriques principalement. Elles n’étaient pas particulièrement rares, mais se revendraient facilement. Les pirates vidèrent consciencieusement les cales et partirent sans faire de dégâts. Le marchand dut faire demi-tour, les poches vides, mais sans mort sur la conscience.

Ils poursuivirent leur route de bonne humeur et remontèrent vers le nord. À contre-cœur, Bonnie dut finalement appeler Nightingal dans sa cabine. Ils naviguaient près de La Mesrie, dernier pays avant Eminghal. Hors elle ne possédait que des cartes généralistes du continent et aucune du pays. D’ailleurs, le royaume en question était tellement fermé que son emplacement était vide de toute inscription. Même la capitale n’apparaissait pas. Elle avait donc besoin que Cyaxare lui indique où amarrer sans risque et l’informe s’ils risquaient d’être confrontés à quelques problèmes de navigation. Des récifs, des courants et autres difficultés. Le pirate la rassura. Malgré sa proximité avec Coerleg ou Sidhàn, Eminghal ne possédait aucune de ses particularités. Le pays restait assez plat à l’ouest et de nombreuses plages et baies désertes étaient accessibles. La mer était profonde et aucun rocher dissimulé ne devrait les surprendre. Après quelques hésitations, il indiqua un point pour aborder. Il précisa qu’il n’y avait aucune habitation à des kilomètres à la ronde et qu’ils seraient à l’abri le temps de le déposer. Malgré la méfiance, elle obtempéra. Pour le moment, il ne semblait y avoir aucun coup fourré. Shad était aux aguets. Nightingal n’avait contacté personne et aucun navire n’avait été repéré. 

Après près de deux mois de voyage depuis les îles Ushên, le Léviathan jeta l’ancre près d’une plage d’Eminghal. Nightingal resta immobile sur le pont tandis que ses camarades s’agitaient pour remonter les voiles et préparer un canot. Pour seul bagage, il avait un sac de toile posé à ses pieds, son épée à la hanche et son carquois sur le dos. Le temps était plus frais malgré le printemps installé. Il portait également une cape sombre en laine. Ses yeux glacés restaient bloqués sur cette terre qu’il avait quitté depuis presque trois ans. Il chassa les fantômes du passé. Il devait uniquement se concentrer sur l’avenir et son but. Il avait de la route jusqu’à la capitale, Herval, mais ça en valait la peine. Il ne vivait que pour cela depuis trois ans. Trois années d’errance, de banditisme et de piraterie. À vivre dans l’humidité puante d’une cale, à devoir se mêler à des hommes vulgaires et stupides. Il n’éprouvait que mépris et dégoût pour ses anciens camarades qu’il n’avait jamais considéré comme tels. Les seuls qui sortaient du lot de cette fange répugnante étaient Druet, dont il était certain qu’il était issu de la haute bourgeoisie chalicéenne, par son intelligence, sa culture et ses manières, Bersky qui malgré sa bestialité savait se contrôler et usait d’un machiavélisme exquis pour manipuler ses hommes et bien sûr Mac Alistair qui se jouait des autres comme de simples marionnettes et qui était toujours dans le calcul – seulement la fougue de sa jeunesse et son inexpérience la mettaient en difficulté. Il avait également remarqué un potentiel intéressant chez Jiro et Jia-Li, mais il n’avait pris la peine d’approfondir son observation. Il partait alors que lui importait ces nouveaux.

« Oh, tu comptes rester planté là combien de temps ? » l’interpella une voix.

Un sourire amusé se peignit sur son visage. Jusqu’au bout la petite capitaine montrerait des dents. C’était une teigneuse. C’était en cela qu’elle était intéressante. Il se tourna vers elle. Derrière, Shad semblait ronger son frein, attendant impatiemment que Nightingal vire ses pieds de son pont. Le Léviathan était comme son territoire et Cyaxare son seul rival. Cette nature animale avait poussé les deux hommes à se haïr. Ils étaient de la même trempe. Seulement l’un se laissait trop dominer par sa violence et l’autre se montrer plus pernicieux. Nightingal s’était toujours étonné de voir l’étrange soumission dont faisait preuve Shad devant Bonnie, mais leur relation semblait ancienne et la capitaine savait bien mater son chien enragé.

« Je crois qu’il est l’heure des adieux, Capitaine, murmura Cyaxare, savourant chacun de ses mots.

– Tu veux un mouchoir ? proposa ironiquement la jeune femme.

– Je vous souhaite un prompt succès dans vos entreprises, poursuivit-il froidement. Je sens en vous un fort potentiel.

– Je t’emmène sur cette plage, le coupa Bonnie. Je veux être certaine que tu te tires bien et qu’il n’y a pas de coup fourré.

– Il n’y en a aucun. »

Shad monta aussi dans le canot avec eux. Voulait-il profiter de chaque instant de ce départ inespéré ou craignait-il pour la sécurité de sa chère capitaine ? Nightingal haussa les épaules, se fichant désormais des pensées haineuses du second du Léviathan.

C’était une sensation étrange que de sentir à nouveau une terre familière sous ses bottes. Nightingal s’en fit la réflexion quand il arriva à la plage et que le sable craqua sous ses pieds. Bersky n’avait même pas quitté la barque et continuait de le fusiller du regard quand ses yeux ne balayaient pas les environs à la recherche d’un piège. Pour une fois, Nightingal était sincère et honnête et n’avait aucun sale coup dans ses manches. Sa route se séparait enfin de celles des pirates et il ne comptait pas s’y attarder d’avantage.

« Tout est réglé, il me semble, fit-il sans regarder Bonnie qui tapait du pied derrière lui. Nos comptes sont bons. »

Sous couvert de lui donner sa part de butin, la capitaine avait donné de l’argent et un peu de nourriture au jeune homme

« C’est ça ! cracha t-elle amèrement. Ma dette est payée et tu es de retour chez maman. Maintenant, tire-toi. »

Elle se retourna brutalement et repartit vers la barque. Du coin de l’œil, Cyaxare l’observa une dernière fois. Elle semblait l’avoir vraiment mauvaise qu’il ait obtenu ce qu’il voulait. Elle devait voir cela comme une défaite. Elle n’aimait pas ne pas diriger les choses – que ce soit des événements ou des personnes. Lui préférait voir cette histoire comme un échange où chacun avait gagné et obtenu ce qu’il désirait. Tout n’était pas question de combat, mais il ne fallait jamais baisser sa garde pour ne pas devenir victime. Cette gamine colérique avait mis ses nerfs à rude épreuve et l’avait épuisé. Il tourna définitivement le dos à la mer et se mit en marche, son sac pendant sur l’épaule. Il avait beaucoup de route à faire avant de trouver le premier village. Et plus encore avant Herval.

Myriem, j’arrive. />

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