Sur l’air de « I Was Made for Lovin’ You » (1), cinq adolescents presque adultes dansaient avec entrain et force accompagnements vocaux dans le salon. Plusieurs bougies dispensaient l’unique source de lumière de cette pièce chaleureuse où l’orange et le bleu dominaient. Des gobelets et des assiettes traînaient çà et là. L’horloge familiale carillonna vingt-deux heures, un peu à contretemps par rapport au rythme du batteur de Kiss.

Une des trois filles présentes éclata d’un rire franc et leva son gobelet aux dix-huit ans d’Ambre. Elle faillit en renverser le contenu sur son partenaire à cause de son déhanché maladroit.

— Fais gaffe, enfin !
— Ça va, mon choupinou… Ce n’est que du mojito, pas du gros rouge qui pue et qui tache.

Thomas ne s’offusqua pas du sobriquet. Il y était habitué depuis qu’ils sortaient ensemble. Il ôta juste le verre des mains de la grande fille brune ; native d’Alger, même si elle ne s’en vantait pas à tous les coins de rue, elle portait pourtant le prénom romantique de Juliette.

— Laure, baisse la musique s’il te plaît, demanda-t-il à une adolescente aux airs empreints d’une candeur délicate.

Celle-ci s’exécuta aussitôt et chacun en profita pour se rasseoir dans les fauteuils ou sur le canapé. Après avoir siroté son cocktail, Juliette s’exclama, les yeux rivés sur Ambre :

— Dis, la virée prévue à Besançon, on se la fait bientôt ?
— Quand je ne me coltinerai plus le couvre-feu de mes parents. Et puis j’habite à Prémanon (2), ce n’est pas simple pour se déplacer !

Ambre ponctua ses mots d’une grimace. Laure s’étonna :

— Mais tu as dix-huit ans, non ?
— C’est vrai…

Elle rit doucement. Elle-même avait du mal à l’admettre. La petite adulte la questionna encore :

— Et sinon, pour ton projet de monter un groupe, tu en es où ?
— Il faudrait que j’en parle avec Stephan, Maïté et Thierry, qu’on se procure du matériel, qu’on trouve un local, qu’on s’arrange avec la mairie et qu’on réussisse à mettre en musique mes textes.
— Ça ne devrait pas poser de problème.

Les sourcils fins de Juliette se froncèrent. Redevenue sérieuse, elle rabattit une mèche derrière son oreille et lâcha d’un ton mystérieux :

— Bon, Ambre. Jouons à un jeu.
— Ah oui ? Lequel ?

Son amie agita une feuille et répondit :

— Tu vois ce bout de papier ? Eh bien, tu vas lire à voix haute ce qui est écrit dessus.
— D’accord !

L’enthousiasme se frayait au sein de la jeune fille. L’azur des murs parut chatoyer un instant devant elle. Intriguée, elle se fit la réflexion que son imagination s’était un peu trop promenée sur la Lune. Lorsqu’elle croisa le regard de Laure, celle-ci lui sourit ; Fabrice, le plus âgé d’eux tous, la dévisagea à son tour. Contrairement à eux, elle semblait souvent ailleurs. Ils l’acceptaient malgré son côté rêveur, mais elle sentait toujours un fossé se creuser entre eux à certains moments.

— Par contre, on a trouvé les mots dans un bouquin. Ça ajoutera du… suspense à la fête, surenchérit Thomas.

Il lui donna la feuille. Quelqu’un, sans doute Fabrice, s’occupa de tout éteindre. L’obscurité s’installa dans la pièce ; une seule bougie, au centre de la longue table en chêne, se consumait encore. Ambre fit face à ses amis.

— Ambre, mets-toi debout sur une chaise, ce sera plus drôle, lui dit Juliette.

De plus en plus perplexe, elle s’exécuta.

« Il ne manque plus qu’un ouija pour se croire à une réunion de spiritisme. »

— Tu le tiens à l’envers, se moqua Thomas.

Ambre haussa les épaules. Elle observa le jeune homme, aux cheveux d’un blond si pâle qu’ils en paraissaient presque blancs, puis tourna le morceau de papier dans le bon sens. La phrase griffonnée lui rappelait quelque chose, mais elle ne la lut pas jusqu’au bout. Elle verrait bien lorsqu’elle l’aurait prononcée à voix haute. Enfin, d’une voix claire, elle articula :

— Par l’Esprit du Grand Tout, à travers les sentiers vertueux des étoiles, j’implore…

Elle écarquilla les yeux.

— Vous n’avez pas osé ! Où…

Médusée, elle déglutit, puis les fixa.

— Où avez-vous trouvé ce… cette formule ?

Ils se regardèrent ; une lueur d’angoisse naquit dans les iris de Thomas. Fabrice ébouriffa sa crinière. Juliette toussota avant de balbutier :

— Euh, dans un bouquin, je crois qu’il était coincé entre ton bureau et je ne sais plus quoi, euh… dans ta chambre.
— La semaine dernière, quand tu nous as invité tous les deux pour voir un film, tu as été absente un moment et on s’est dit que… que pour le jour de ton anniversaire, ce serait bien, poursuivit son compagnon, qui se frotta le haut des sourcils.
— Vous avez farfouillé dans « Le Guide pour devenir un Médium ».

Elle poussa un profond soupir de dépit. Les autres éclatèrent de rire. Une grimace gênée tordit ses lèvres.

— C’est ma mère qui l’a ramené d’une brocante.
— Bah, elle sait que tu aimes bien le surnaturel.
— Peut-être, Fabrice, mais je ne crois pas à tout et n’importe quoi. En plus, elle prend encore moins au sérieux ces trucs-là que moi.
— Pourtant, tu es souvent à des kilomètres de nous, à rêvasser sur je ne sais quoi, la taquina Laure avec un sourire amusé.

Contrite, Ambre ne réfuta pas cet argument.

— C’est vrai.

Thomas se racla la gorge.

— On avait le choix avec d’autres livres, comme le gros grimoire sur ton bureau, mais on a préféré ne pas y toucher.
— Le gros grimoire ?

Elle leva un sourcil. Elle ne l’avait pas rangé sous son lit ce jour-là ?

— Oui, celui avec une couverture épaisse.
— Ah, euh… Je croyais l’avoir mis ailleurs.

Elle se souvenait vaguement qu’après le départ de ses amis, elle l’avait retrouvé à sa place habituelle. Toutefois, la mémoire humaine n’était pas infaillible et il fallait avouer qu’en ce moment, avec le baccalauréat, elle était débordée… Juliette haussa les épaules tout en ramassant le gobelet vide qu’elle venait de faire tomber.

— Ben non. Il était ouvert en plus.

« Ouvert ? De mieux en mieux, Ambre ! »

— Oh…

L’adolescente brune tapa dans ses mains trois fois.

— C’est pas fini ! Tu dois réciter d’autres formules, toutes piochées dans le même livre ! Et là… tu seras filmée !
— Eh ? C’est un bizutage ?
— Peut-être bien.

La jeune fille la foudroya du regard. Il n’y avait que Juliette pour inventer des idioties pareilles ! Celle-ci lui adressa un air moqueur, puis lui tendit un nouveau morceau de papier avec un sourire sadique pendant que Fabrice levait son téléphone portable pour « immortaliser l’instant ».

***

La nuit les avala tel un géant vorace ; Ambre regretta vraiment de les avoir laissé partir. Elle serait seule jusqu’à demain soir.

« Dommage que je n’aie pas eu le droit de les inviter à dormir à la maison… »

De nouveau, le sentiment de ne pas faire partie du même monde qu’eux la saisit au creux de l’âme, de manière assez inattendue. Elle referma la porte avec douceur et s’efforça de chasser ces pensées importunes de son esprit. Elle s’occupa de ranger le salon et de passer un coup de balai. Elle ne se sentait pas fatiguée malgré l’heure. Elle jeta les assiettes et les gobelets en carton dans la poubelle de la cuisine, mais n’oublia pas de remplir le lave-vaisselle avec les tasses, bols et verres échoués dans l’évier.

Avec un soupir, elle plaça une pastille dans le compartiment et appuya sur le bouton « ON ». Elle s’assit à la table. Un souffle léger vint caresser sa peau. Un vent coquin s’invitait à la fenêtre, car affriolé par les effluves de rosiers grimpants – même si les douces corolles des fleurs demeuraient closes sous la lueur de la Lune.

Ambre battit des paupières, puis elle se leva et se servit un jus d’orange. Il était vingt-trois heures trente. Pourtant, ça ne la dérangeait pas outre mesure. Elle but quelques gorgées et abandonna son verre sur la table.

Elle jeta un coup d’œil à la pendule murale. Vingt-trois heures quarante-cinq. Dans quinze minutes, ses dix-huit ans tinteraient au rythme de l’horloge familiale ainsi qu’à celui du clocher paroissial du village.

La fatigue déposa ses doigts crochus sur ses épaules. Le sol craqua un peu sous ses pas lorsqu’elle traversa le corridor et monta les escaliers. Toutes les quatre marches, elle disparaissait momentanément, car elles formaient une sorte de colimaçon, un escargot dont la grande bouche engloutissait un couloir étroit.

La jeune fille se dirigea vers la première porte à droite. Sa chambre. Ses jambes la soutinrent jusqu’à son lit ; elle y avait abandonné le livre, juste avant que ses amis…

Il ne s’y trouvait plus. Son sang se glaça dans ses veines.

« Où est-il ? »

Ses yeux n’eurent pas à chercher longtemps. Le grimoire reposait sur le rebord de la fenêtre béante ; les rideaux blancs voletaient sous le vent frais. Ouvert au milieu, il semblait la défier. D’instinct, Ambre recula. Elle regarda son réveil. Vingt-trois heures cinquante. Les propos de Juliette et Thomas lui revinrent en mémoire.

L’anxiété vint assiéger son esprit agité. La gorge sèche, la jeune fille se précipita vers la salle de bain au fond du couloir, proche de l’échelle qui menait au grenier. Elle se pencha au-dessus de la baignoire. Les mains moites et assaillies par les tremblements, elle attendit plusieurs minutes, puis se redressa tant bien que mal ; elle aspergea d’eau son front et ses joues. Enfin, elle s’essuya dans une serviette et s’assit contre la paroi carrelée de la cuve. Lentement, elle entreprit de calmer les battements de son cœur.

« Ils sont beaux tes dix-huit ans. Tu es sur le point de faire une crise cardiaque juste pour une connerie pareille ! Tu as dû l’oublier vers la fenêtre avant de descendre. »

Le sarcasme emportait ses pensées intimes vers de bien curieux bords. Elle avait toujours été de nature trouillarde, hélas. Nerveuse, elle rit, puis consulta la petite montre de son père posée sur le lavabo. Vingt-trois heures cinquante-huit. Ambre se releva comme une funambule, remit de l’ordre dans ses cheveux et ses vêtements. Étrangement, la quiétude accepta de revenir en son sein.

Soudain, elle fut prise d’un sursaut lorsqu’elle entendit un claquement de porte. Celle de sa chambre.

D’un pas vif, elle regagna le couloir, marcha vers celle-ci, tourna la poignée. Une fois dans la pièce, elle ne remarqua rien d’anormal. Tremblante, elle s’avança vers la fenêtre pour la refermer d’un coup sec. Le livre subit le même sort, puis elle le fourra dans un tiroir de son bureau. Minuit sonna jusqu’au bout… sans incident.

« Il ne se passe que dalle. Pauvre fille, va. »

Affligée envers elle-même, elle s’assit sur son lit. Saisie par une impulsion, elle ouvrit le compartiment de sa table de chevet pour prendre son journal intime. Elle fixa les lys bleus de la couverture cartonnée, puis le consulta à la page où elle avait écrit pour la dernière fois – hier. Le calme revenait de nouveau en elle.

« 1er mai 200*

Ça me fait drôle… Dix-huit ans, qu’est-ce que c’est ? Tout ce que je ne parviens pas à dire, alors je le couche sur le papier, même si écrire, c’est dur.

J’ai bientôt fini de lire le grimoire trouvé dans le grenier. Avec difficulté, mais c’est le jeu. Grand-mère aurait pu me fournir plus d’explications, parce que je ne comprends toujours pas pourquoi elle me l’a légué. Il a l’air tellement étrange. Son contenu ? Des légendes et des formules magiques…

Je me demande si elles sont vraies. Auraient-elles un effet ? Je tourne les pages et je ferme les yeux. Je réfléchis. Je griffonne comme cela vient et un jour, je raconterai mes histoires à mes enfants, même si mes mots sont confus. »

Une vibration résonna vers sa table de nuit. Ambre sursauta de surprise. Ce n’était que son téléphone portable. Finalement, elle ne semblait pas aussi tranquille qu’elle l’avait cru… Elle se pencha, le ramassa, appuya sur la touche d’appel, puis le colla contre son oreille en articulant :

— Allô ?
— Allô, ma puce ?
— Ah, coucou maman. Alors, ta soirée ?
— Merveilleuse ! Ton père m’a emmenée dîner dans un nouveau restaurant, c’était excellent. C’est fou, Chalon-sur-Saône s’est agrandi ! Il y avait des années que je n’y avais pas mis les pieds. Ensuite, nous sommes montés sur un bateau de plaisance, et…

Pendant que sa mère s’extasiait, les pieds de la jeune fille foulaient un tapis blanc défraîchi par de nombreux lavages. Elle le gardait seulement pour des raisons sentimentales.

— Il n’y a aucun souci avec ta petite sœur, mamie ne nous a pas appelés.
— Tant mieux.

Contrairement à elle, Léa appréciait beaucoup la grand-mère paternelle.

— Et toi ?
— Oh oui. C’était inoubliable.
— Tu es sûre que ça va ? Tu as une drôle de voix.
— Y a rien maman, euh… Juste une frayeur, tu sais à quel point je peux avoir peur pour un rien.
— C’est vrai, mais bon. Les chiens ne font pas des chats, j’étais comme toi plus jeune.
— Tu radotes.
— L’âge ne m’arrange pas.

Diane ajouta derechef, d’un ton pressé :

— Flûte, je te laisse. On arrive en boîte de nuit, et…
— OK, OK, je comprends.

Songeuse, Ambre reposa son téléphone à côté d’une boule à neige qui brillait dans la pénombre. Elle prit un calepin et un stylo sur son bureau afin d’écrire un peu. Elle se retourna. Tout lui échappa des mains.

« Non… Impossible. »

Pétrifiée d’angoisse, elle serra les dents.

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(1) Chanson du groupe hard rock américain Kiss, écrite par Ace Frehley.

(2) Village situé dans le Jura, qui est un département de la Franche-Comté.

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