Kalena Davenport, allongée sur son lit, attend en silence, l’arrivée du jour. Si son apparence traduit un sommeil encore profond, son esprit, lui, est bien éveillé. Elle espère un monde meilleur où personne ne la rattrapera, jamais.

« DEMAIN »

Bien joli nom pour une planète, si j’en découvre une, un jour, je l’appellerais ainsi, pense-t-elle. 

Malheureusement, pour l’instant, elle n’a encore rien découvert ni planète ni lieu mystérieux, pas même une seule petite cachette pour fuir sa journée. En attendant, il lui faut survivre à aujourd’hui.
Elle doit s’acquitter des tests d’aptitude de niveau un afin d’être Novice. Non seulement ils impliquent qu’elle ne connaît pas grand-chose à la vie, mais aussi ils peuvent être synonymes de mort. 
Les seize ans passés au Cloître : à étudier, penser, manger et même s’habiller sans la moindre liberté, l’ont-elles suffisamment préparée ? Si non, tous ses efforts n’ont servi à rien.
Peu leur importe que des jeunes filles laissent leur vie dans ces épreuves idiotes, seul compte le grade obtenu. Elle déteste ce mot, cette fonction : « Novice ».
Dans tous les cas, le Pouvoir Central veut maîtriser les esprits et asservir les corps.
Pourtant, il y a toujours ce moment juste avant l’aube où le corps continue de dormir et où l’esprit s’affranchit. Là, seulement pendant quelques minutes Kalena peut être elle-même, libre et indépendante. 

La Mère Intermédiaire en charge du dortoir ne va pas tarder à entrer. Il ne reste que peu de temps à mademoiselle Davenport pour préparer sa journée. 

Un, se lever. 

Deux, dire bonjour à Ethna. 

Trois, se diriger vers la salle des douches, en profiter pour bien respirer de façon à humidifier les voies aériennes en vue des épreuves. Retour au dortoir. Les lits seront faits, les tuniques blanches déposées dessus. 

Quatre, la robe. Pour une journée aussi spéciale, ils ont prévu une robe de cérémonie, celle à manches longues, avec un col roulé, tellement longue que personne n’arrive à avancer. Mais il y a bien pire à vivre aujourd’hui. 

Cinq, le Grand Oral. Le Départ en sera peut-être le sujet. Oui, sûrement. 

Six, la Pratique, une maladie cryptogamique. Probablement. Kalena a horreur de tous ces champignons qui rendent les plantes malades, elle préfère de loin les bactéries et les virus. 

Donc, Trois sera le moment le plus important de la journée. La douche. Finalement, il ne faut pas humidifier les voies aériennes, sous peine de ne plus arriver à respirer, une fois ces satanés champignons rentrés dans son organisme. 

Et pour en finir avec ce moment charmant, Sept, la Douleur. 

Il faudra à Kalena beaucoup de courage pour survivre à cette épreuve. Elle devra mettre en pratique tout ce qu’elle a appris au cours des dernières années. 
En premier lieu, elle s’assiéra, ne pas oublier de se sangler pour éviter tous mouvements auto-destructeurs, respirer. 
Ensuite, elle visualisera les champignons, les identifiera selon leurs effets et les plantes concernées.
Elle respirera le plus calmement et le plus lentement possible. 

Elle s’imaginera à chaque expiration les spores s’envolant hors de son corps. Oui, les rendre belles, comparables à des flocons de neige. Pourquoi pas, la Mère Intermédiaire en charge des cours n’arrête pas de dire que seules les images mentales peuvent aider dans des moments pareils.

“Debout. Maintenant !”  

La Mère Intermédiaire en charge du dortoir vient d’entrer.

Ethna, allongée par terre à côté de la couche de Kalena se lève d’un bond. Les sœurs Davenport sont les plus anciennes pensionnaires du Cloître.
Kalena et sa sœur aînée, Ethna, ont six ans de différence. Elles ont été enfermées alors que la cadette n’avait que six mois juste après la première manifestation de son Don. Elle avait, bien involontairement, soigné sa sœur d’une coupure au doigt en public. Ethna n’en garde même pas de cicatrice. Leurs parents ont préféré les abandonner au Pouvoir Central immédiatement afin de bénéficier d’une prime plus conséquente.
Seule Kalena possède le Don. Ethna est simplement Préceptrice. 
Les premières années, elles vécurent librement pouvant aller où bon leur semblait. Elles connaissent le Cloître mieux que personne. Aucun couloir, aucun conduit d’aération, aucune salle n’a résisté à leurs explorations. Elles sont heureuses d’être toutes les deux ensemble. 
Ethna est la sœur aînée, mais aussi la nourrice attentive. Elle dut faire vœu de silence lorsque Kalena, âgée de six ans, entra à l’école. Elle devint alors Préceptrice de façon officielle. Elle n’avait que douze ans. Depuis, sa vie tourne autour des différentes corvées assignées à son rang : lessive, cuisine, nettoyage.
Kalena a des cours toute la journée et Ethna supplée au rôle de mère. Leur temps libre est de trois heures par jour. Trois heures merveilleuses où elles peuvent reprendre, toujours en silence, leurs explorations.

Toutes les autres Novices de niveau un se tiennent droites au pied de leur lit. D’un pas cadencé, elles avancent en direction de la salle des douches. 
Il s’agit d’une grande pièce carrée située au fond du dortoir des dernières années, carrelée en blanc, son plafond est percé de dizaine de pommeaux qui laissent sortir l’eau en jets glacés ou bouillants en fonction des saisons. 
En ce matin de juin, mademoiselle Kalena Davenport apprécie l’eau chaude qui glisse le long de ces reins, essayant de ne pas respirer trop fort. Elle ne veut pas que la vapeur dilate sa sphère nasale.
Les chemises de nuit grises pendent aux crochets situés dans l’entrée. Aucune des jeunes filles n’ose parler et leur silence pesant met en évidence le seul bruit de l’eau. La vapeur, unique rempart de leur intimité, transporte une agréable odeur de rose jusque dans le couloir. 
Le passage à la salle de bain étant fait, elles retournent en désordre vers le dortoir. Les murmures accompagnent les rires nerveux dans la certitude qu’il faudra coûte que coûte enfiler leur robe. 

Heureusement Ethna est là, toujours patiente, toujours  aidante. La sensation d’étranglement s’empare de Kalena qui dans la panique a du mal à maîtriser la danse de ses doigts sur le rebord de son col. Au détour des derniers ajustements, les regards mouillés des deux sœurs se croisent, emplissant leur âme de tristesse et de résignation. Les lèvres d’Ethna s’entrouvrent dessinant un « courage » que seule Kalena peut comprendre. 
Lire sur les lèvres est le seul moyen de communication. Pas besoin d’articuler clairement, elles sont, l’espace d’une seconde, seules au monde. 

Les soeurs Davenport ont une ligne de conduite. Elle guide leur quotidien. Le principe est simple : fabriquer, au fil des années, le plus d’anticorps possible. Ainsi le jour des tests d’aptitude de niveau deux, la cadette des Davenport pourra survivre et devenir Mère Intermédiaire.
Kalena est différente. Même au sein des Pures, elle est atypique. Douée d’un Don très puissant et surtout d’un caractère hors du commun, elle est vouée à un grand avenir. Elle est suffisamment forte. Elle réussira.
Elle doit atteindre ce deuxième niveau pour pouvoir habiter un petit appartement privé, en dehors du Cloître. Ce privilège n’est octroyé qu’aux survivantes du Noviciat. Elle rendrait ainsi la liberté à sa sœur aînée.
Leurs vies sont liées qu’elles le veuillent ou non. Pas possible de se disputer lorsqu’on n’est pas autorisées à parler. Pourtant les deux sœurs sont loin d’être toujours du même avis. 
Elles ont les mêmes grands yeux verts, mais la similitude s’arrête là. Leurs caractères sont très différents. Ethna sait gérer le quotidien. Dès qu’il s’agit d’organiser ou de planifier sa finesse et son sens aigu de l’analyse lui permettent de faire des miracles tandis que Kalena jongle, tous les jours, avec l’improbable. 

Ethna souhaiterait que sa cadette, favorisée selon elle par la Nature, tienne compte de la difficulté de sa position. Elle aimerait haïr Kalena, c’eût été plus facile.
Impossible toutefois, sa sœur sait se faire aimer. Lorsque ses grands yeux verts la fixent emplis de douleur, de fureur, de hargne ou de témérité ; Ethna donnerait tout pour que sa cadette puisse avoir une vie plus douce.
Pendant longtemps l’aînée des Davenport a rêvé d’avoir les mêmes aptitudes. Cependant, depuis quelque temps déjà, elle saisit ce qu’avoir ce Don implique. Elle souhaite simplement que sa sœur comprenne que sa vie n’est pas facile. Enfant, elle en a voulu à Kalena. Ce n’est plus le cas, maintenant qu’elle connaît la vérité.
Un peu de reconnaissance de la part de Kalena ne serait pas de refus. Elle pourrait de temps en temps participer aux différentes corvées ou, du moins, ne pas lui rajouter du travail, en laissant traîner ses affaires. Pire encore, aux yeux d’Ethna, sa cadette ne finit pas manger les plats qu’elle a mis des heures à cuisiner. 

Kalena Davenport s’avance et sa silhouette disparaît derrière la porte du dortoir. Elle est la première, son allure et son pas détermineront l’impression générale donnée par le groupe.
Cette sensation de flottement provenant de leurs démarches, cette année c’est elle qui l’insufflera aux autres. Aujourd’hui, elle connaît toutes les candidates. Certaines depuis longtemps, d’autres seulement depuis quelques mois.

Maintenant seule, assise au bord de son lit, Ethna attend, seules ses larmes coulent indépendantes, le long de ses joues. Elle patiente, probablement jusqu’à la fin de la nuit. Elle donnerait tout pour voir sa sœur revenir.
Elle prie même pour nettoyer une fois de plus le joyeux bazar que cette dernière entretient avec tant de spontanéité et d’insouciance. 

C’est en tête des Novices de niveau un que Kalena, à la robe d’un blanc immaculé et coiffée d’un bonnet en coton blanc lui-aussi, rentre dans la Grande Chapelle. Cet endroit n’a jamais rien eu de religieux. L’immense salle à colonnades dont le plafond voûté rappelle les anciens lieux de culte. 

Ouverte seulement une fois l’an lors de l’ordination des Novices, l’air y est chargé de poussières rendant l’atmosphère difficilement respirable. Les hauts dignitaires attendent assis dans le fond. Comme à leur habitude, ils portent leurs longues toges violettes en velours sur leur robe blanche. Ils fixent la colonne de jeunes filles qui remontent l’allée centrale. Vingt d’entre elles tenteront le Noviciat. Combien survivront ?

Pour être la meilleure, il faut être la plus résistante. D’autres moins douées resteront marquées dans leur chair jusqu’à la fin de leur existence. Kalena souhaite seulement qu’aucune d’entre elles ne meure aujourd’hui. Cela n’est jamais arrivé. Si l’on se réfère aux statistiques des cent dernières années, dix mourront, dans l’indifférence la plus totale, loin de leur famille et dans des souffrances immenses. L’oubli sera bientôt le seul refuge des survivantes.

Une par une, elles avancent jusqu’à former une ligne parfaite. La Mère Suprême dans sa robe de cérémonie noire, la tête droite et les cheveux retenus en chignons sous sa coiffe, s’avance devant l’hôtel. Elle place sa main dans l’urne placée au centre et tire au sort l’ordre de passage.

C’est en troisième position que Kalena Davenport se présentera pour passer ces épreuves de fin d’année. Il lui faudra attendre debout dans l’antichambre de la Grande Chapelle. Il n’y a pas de siège et c’est volontaire. Le hasard favorise les gagnants, souvent les premières à passer survivent. Les dernières à se présenter devant les juges seront épuisées par des heures d’attente. Leur Grand Oral les rendra confuse. Et elles arriveront à la Pratique, avec un corps fatigué qui aura du mal à se défendre face à la maladie.

L’usure commence là, dans cette pièce aux hauts murs. De petites fenêtres bordent le plafond à cinq mètres de hauteur. Le jour perce, apportant la clarté. Les regards échangés en silence sont plus forts que toutes les paroles. La lumière met en évidence la poussière en suspension, illuminant les robes de reflets chatoyants.

Et les doigts pianotant sur son col roulé trop serré, irritent la peau de Kalena. Carol juste à côté sourit, elle incline légèrement son menton de droite à gauche expliquant par là même qu’il vaut mieux cesser tout grattement intempestif. 

Bien sûr, elle a raison, mais ce genre d’agitation inutile soulage tant ses nerfs qu’il est difficile de s’arrêter. Cependant sa grande maîtrise d’elle-même lui permet de stopper ce tic nerveux, dans l’instant. Il n’y a aucune compétition. Attendre, survivre, passer le niveau suivant ou mourir lorsque leur Don ne sera plus assez puissant, voilà la vie qui les attend. Non, aucune compétition, pas de gagnante, juste des mortes en sursis.

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