Nous étions encerclés. Les infectés se pressaient autour de nous, se bousculaient, hargneux alors qu’ils se gênaient les uns les autres en essayant de nous atteindre -une chance. La prise que j’avais sur ma machette était si serrée qu’elle me faisait souffrir, mais je ne parvenais pas à la détendre, ne serait-ce qu’un peu. La terreur, si familière ces jours-ci, m’empoignait le cœur et m’habitait toute entière. Soudain, je vis les yeux de Kimi s’écarquiller alors qu’elle fixait un point par dessus mon épaule. Elle hurla mon nom pour m’avertir mais c’était déjà trop tard. Je m’écroulai sous le poids d’une créature autrefois humaine qui était parvenue à s’extraire de la masse de corps et s’était jetée sur moi, la mâchoire animée d’une mastication compulsive.

Ainsi, c’était ici que j’allais mourir.

Quelle journée de merde.

Quand tout a débuté, je menais une vie normale. D’une banalité à pleurer, vraiment. Je traversais ce qu’on appelait communément la « crise d’adolescence » et comme tous les autres jeunes de mon âge j’étais colérique et frustrée. En pleine rébellion. Je croyais tout savoir sur tout et j’avais des rêves plein la tête. Tout me semblait possible, l’avenir me paraissait radieux. Je n’avais qu’une hâte, devenir adulte, afin de pouvoir vivre ma vie selon mes propres termes et désirs. A cette époque j’essayais, presque avec frénésie, de prendre de la distance avec mes années d’enfance et ma famille. Je voulais grandir trop vite, comme c’était la norme à cause de la pression sociale. J’avais un groupe d’amis, sur qui je pouvais plus ou moins compter comme c’est souvent le cas lorsqu’on est au lycée et qu’on cherche désespérément à s’intégrer. Au point de mal s’entourer, généralement, mais on en est rarement conscient sur le moment.

Somme toute, j’étais plutôt heureuse. Pleine d’entrain et d’envie. Bien sûr j’avais quelques problèmes, rien d’alarmant, rien qui ne sorte de l’ordinaire. Des tracas de fille de dix-sept ans. Tout ce qui m’inquiétait en 2019 était de savoir si j’obtiendrais mon BAC et mon permis, ce que je ferai pour fêter ma majorité et si j’allais enfin parvenir à aborder le garçon qui me plaisait depuis mon entrée dans le secondaire. Je voulais perdre les kilos que j’avais en trop, selon les standards de beauté placardés à tous les coins de rue et je tentais d’augmenter mon estime de moi-même, si basse qu’elle raclait péniblement le sol. J’étais loin, très loin de me douter que bientôt, plus rien de tout cela ne compterait ni ne m’importerait.

Lorsque je me suis réveillée ce 1er février d’hiver ensoleillé, jour plus tard baptisé par mes soins « début du jugement dernier » -un poil dramatique, mais à peine- j’ai cru que j’allais passer une journée à l’identique des précédentes. Et rien n’aurait pu m’en détromper. J’ai petit-déjeuné, échangé quelques boutades et coups avec mon (plus si) petit frère, ignoré les rodomontades de ma mère et le silence coutumier de mon père. J’ai pris un temps considérable à choisir ma tenue, voulant trouver celle qui me mettrait le mieux en valeur, avant de prendre au moins autant de temps pour me maquiller, cherchant à masquer ma fatigue et mes restes d’acné. J’ai préparé mon sac avec mes cours du jour, le strict minimum pour paraître intéressée mais assez peu pour ne pas me surcharger -il ne fallait pas trop m’en demander. Puis j’ai quitté la maison à pied pour aller jusqu’à mon arrêt de bus y retrouver deux copines, que j’ai écouté parler d’inepties qui à l’époque me semblaient d’une incroyable importance et, nous le croyions, aux yeux des autres nous donnaient de l’importance. Une fois dans l’autocar nous avons mis nos quotidiennes quinze minutes pour arriver à notre lycée et la journée a commencé. Je la débutais par le cours d’histoire-géo, que je détestais, mais je jugeais que tout valait mieux que d’être forcée de faire sport dès huit heures du matin, alors que je me sentais plus chanceuse que certains. De ma place dans la classe j’avais d’ailleurs vue sur eux, ces malchanceux forcés de transpirer à peine le soleil était-il levé sur le terrain de sport en extérieur. Alors, au lieu d’écouter, j’aimais les observer.

Ça avait beaucoup à voir, il faut l’avouer, avec le fait que mon crush s’ébattait parmi eux. Il s’appelait Baptiste et il me faisait complètement craquer. Depuis des années. Et évidemment, pour suivre la logique du bon cliché qui se respecte de la vie que je menais, il ne savait pas que j’existais. Et en toute franchise, je ne me trouvais ni assez belle, ni assez intéressante, pour oser changer cet état de fait même si je ne cessais de me leurrer en me disant que je finirai par trouver le courage d’aller lui parler.

Adolescence, quand tu nous tiens.

Tout s’est déroulé selon le schéma habituel jusqu’à l’heure du déjeuner. J’ai dû abandonner mes amis pour passer en salle des profs afin de remettre mes papiers d’inscription aux cours de théâtre organisés par ma professeure de français -je pensais qu’y participer m’aiderait à me décoincer. C’est là que je l’ai vue. La télévision mise à disposition du corps enseignant était allumée, calée sur une chaîne d’information qui diffusait les images de cette femme, en Inde, qui s’en prenait violemment à des passants, créant un mouvement de panique. Puis la caméra -celle d’un téléphone portable vu la qualité de l’image- nous montra un groupe de policiers, armés jusqu’aux dents, arriver sur les lieux et la mettre en joue. Dès qu’elle les vit elle les chargea -une course à vive allure- comme si elle ne craignait rien, avant d’être abattue. Il avait fallu plus d’une vingtaine de tirs pour qu’elle ne se s’écroule enfin, inerte.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’interrogea une professeure que je ne connaissais que de vue, qui comme tous ceux présents dans la salle étaient tournés vers l’écran où deux journalistes émettaient à présent des hypothèses sur l’état mental de la femme décédée sous nos yeux à l’instant.

— Aucune idée, lui répondit Madame Bouchard, que j’étais venue voir.

— Sans doute la rage, commenta un autre prof, pensif. Ça arrive parfois, surtout dans les pays pauvres comme l’Inde. Les gens ne bénéficient pas des soins auxquels ils devraient avoir accès, comme les vaccins.

— Qu’est-ce que tu fais ici toi ? m’interpella une prof rouquine, la première à remarquer ma présence et je sursautai, encore sous le choc des images que je venais de voir. Tous les regards étaient à présent braqués sur moi.

— Je, euh… les papiers d’inscription, pour le théâtre ? je me souvenais vaguement avoir bredouillé et tout ce qui a suivi est demeuré flou et embrouillé dans mon esprit. Je me rappelais juste avoir fini par retrouver mes camarades dans la cantine, où je m’étais rendue en pilote automatique. Le reste de ma journée a été hantée par le souvenir de la femme que j’avais vu (refuser de) mourir.

J’ignorais qu’elle serait la première d’une longue série.

Note de l’auteure :

Hey voilà, le récit commence ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez jusqu’ici en commentaires ! (j’adore les commentaires. :p) Ça me motivera à continuer de publier !

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