Des nuages gris plombaient le ciel froid de novembre. Poussées par le vent, les feuilles rouges se réunissaient en une farandole automnale et le bruissement de leurs membranes séchées rompait le silence de la cour. La fin des leçons ne sonnerait pas avant un bon quart d’heure. Stratégiquement tournés vers les fenêtres, les visages des étudiants semblaient tous empreints de l’ennui coutumier du vendredi après-midi.

Au cœur de l’Université du Michigan, seul le département des arts dramatiques échappait à cette détresse. Les voix passionnées des élèves résonnaient jusque dans le couloir et derrière la seule porte entrebâillée, huit apprentis comédiens évoluaient sous le regard impartial de leur professeur. Cette adaptation anglophone de L’Avare suscitait l’engouement des acteurs. Gestuelle ample, ton excessif, l’un d’eux poussait même le vice en adoptant un accent français : Jarren Lothamer, âgé de vingt-trois ans, un jeune homme particulièrement talentueux pour qui la langue de Molière n’avait aucun secret.

Bien qu’un peu audacieuse, son initiative ne manqua pas de faire sourire le vieil enseignant.

Le dénouement de l’acte achevé, l’homme applaudit brièvement afin de marquer le terme de son cours. Il quitta sa chaise et rejoignit prestement ses élèves.

— Bien, ça commence à prendre forme ! On en reste là pour aujourd’hui. Emily, tu as fait de grands progrès. Je suis très satisfait de ta prestation. N’oubliez pas… dit-il en exécutant un large mouvement circulaire de ses bras tandis qu’il avançait sur scène d’un pas décidé. Tout ceci est votre espace, vous devez en posséder le moindre centimètre carré…

Silencieux, les étudiants écoutaient leur maître avec tout le respect qui lui était dû. Ce Français avait décidé de mettre un terme à sa carrière pourtant brillante de comédien pour se reconvertir dans l’enseignement aux États-Unis.

— Les spectateurs ne feront preuve d’aucune pitié. Si vous ne conquérez pas ce territoire, ils le conquerront pour vous et vous n’aurez pas de seconde chance. C’est votre image qui pâtira de votre manque d’audace. Il faut embrasser le public, l’étreindre, l’étouffer !

Il accompagnait son discours de gesticulations exagérées, tournant son visage vers les sièges vides et affrontant les spots aveuglants.

— De l’ardeur, de la force ! Si vous êtes là pour réciter votre texte, allez lisser vos fesses sur les bancs du département d’Histoire ! Là-bas, vous débiterez à vos examinateurs ce qu’on vous aura fait ingurgiter tout au long de l’année. Je vous demande d’incarner votre personnage, de le vivre !

Il se tourna vers sa petite troupe et les toisa un instant avant de reprendre :

— Vous avez compris qu’il fallait moduler votre voix à outrance… Mais votre attitude est au moins aussi importante. Levez le menton, portez le regard haut et loin ! Vous devez déformer votre visage quitte à tomber dans l’excès. Même le spectateur du fond doit pouvoir capturer l’émotion que vous transmettez. Si c’est de la nostalgie que vous devez exprimer, ce n’est pas de la tristesse ni du chagrin que les gens doivent percevoir, mais de la nos-tal-gie.

Il conclut cette tirade par un sourire pour ses disciples. C’était souvent sur une envolée lyrique qu’il mettait un terme à ses cours, prodiguant à l’envi un savoir-faire acquis à la Comédie-Française. Son exigence n’était plus à prouver et faisait de lui un professeur à la fois craint et admiré. Pointilleux jusqu’au détail le plus infime, colérique et impulsif, ses compliments représentaient une récompense à part entière dans le cœur de ses élèves. Si ses collègues avaient douté de lui au début, il était vite devenu une référence au sein du corps enseignant.

D’un hochement de tête, il permit à ses apprentis de quitter l’estrade avant la sonnerie. Certains regagnèrent la scène après avoir rangé leurs affaires, afin de répéter une dernière fois leurs répliques favorites. D’autres travaillèrent leur souplesse et leur respiration en réalisant quelques figures simples de gymnastique.

— Henri ?

Le vénérable des arts dramatiques jeta un regard par-dessus son épaule.

— Ah, Jarren ! Justement, je me demandais où tu en étais dans tes auditions.

— J’ai été retenu pour doubler l’ennemi du héros dans une série animée. Le personnage est complexe et il gagne en charisme au fil des épisodes. Disons que mes débuts en voxographie s’annoncent plutôt bien…

— Tu m’as l’air sûr de toi… Mais tant mieux, c’est comme ça que l’on apprend à tomber.

L’acteur en devenir lui retourna un sourire franc.

Malgré son attitude bourrue, le Français appréciait beaucoup cet élève, de loin le plus doué de tous. Son talent pour le théâtre frisait l’insolence et suscitait la jalousie de certains. Toutefois, la gent féminine lui portait une certaine affection et son physique agréable n’y était sans doute pas étranger.

Il fallait reconnaître que Jarren était beau garçon. Athlétique, il avait la peau claire et des cheveux lisses accordés à ses yeux bruns. Des mèches un peu longues et dissipées relevaient les traits gracieux de son visage. Seul héritier d’une famille noble, il avait bénéficié des meilleurs précepteurs depuis le début de sa scolarité et sa mère l’avait immergé dans le monde de la musique dès la petite enfance : une éducation artistique qui l’avait amené par hasard à intégrer un petit groupe de rock en tant que chanteur.

La sonnerie retentit enfin. Saisissant son sac à bandoulière, l’artiste salua le vieux Henri et quitta la salle. Les couloirs étaient déjà submergés par un torrent d’élèves impatients de quitter l’établissement. Mais une fois au-dehors, tous se recroquevillaient pour affronter le vent glacial. Ce froid particulier prédisait la rudesse d’un hiver proche. Jarren releva frileusement le col de sa veste et fourra ses mains dans ses poches avant de rejoindre un petit groupe. Accueilli par des bourrades amicales dans le dos, il accepta une cigarette et se pencha vers son voisin pour l’allumer.

— Alors, toujours d’accord pour une répétition à trois heures demain ? demanda Zaccharias, le guitariste principal du groupe.

— Pas de souci pour Gary et moi, on sera au rendez-vous, assura Matthew. Et toi, Jen ?

Jarren exhala un nuage de fumée grisâtre et hocha la tête avec un sourire à l’intention de Matt.

— Je serai là.

— Je croyais qu’on devait aller au cinéma demain après-midi…

Le jeune homme manqua de s’étouffer et jeta un regard embarrassé par-dessus son épaule. Derrière lui se tenait une jolie petite Chinoise au sourire espiègle, mais à la vue de la cigarette, son visage manifesta un sentiment de contrariété.

— Tu ne m’as pas dit que tu avais arrêté le mois dernier ?

— Désolé Lila…

Il écrasa le mégot dans un cendrier et enlaça tendrement la jeune fille.

— Et si je t’invitais à dîner dans un bon restaurant demain, avant une soirée cinéma ?

À l’instar de son ami, Lila-Rose Li-Zhong était née de parents aristocrates. Ce rang social aussi rare que contraignant n’accordait qu’un rôle mineur aux femmes : celui d’une décoration au bras de leurs époux respectifs, réduite à s’esclaffer de façon ostentatoire au moindre jeu de mot relevé, comme la convenance le souhaitait. D’une finesse qui n’avait d’égal que son orgueil, l’Asiatique refusait d’adopter un comportement aussi futile.

— C’est d’accord, murmura-t-elle finalement avec un sourire.

Leur réconciliation provoqua les sifflements taquins du groupe et Jarren se mit à rire en serrant la jeune fille contre lui.

Le couple se connaissait depuis l’enfance, mais Wei Li-Zhong était retourné en Chine avec sa famille suite à un accord avec son entreprise. Pour autant, Jarren fut incapable d’oublier la petite Lila. Par cet amour irraisonné qui avait défié plus de dix mille kilomètres et vaincu douze ans de séparation, ses amis prirent l’habitude de l’appeler « le dernier romantique ». Une définition qu’il ne cherchait pas à contester.

— Bon, il commence à faire nuit et j’ai froid. On fait quoi ? intervint Garrett qui se dandinait pour ne pas geler sur place.

— Allons boire un chocolat ? proposa Lila-Rose.

Une idée qui mit tout le monde d’accord. Traversant la cour, la petite troupe s’engouffra dans la cafétéria, ne manquant pas d’attirer les regards courroucés de leurs camarades frileux à la portée des courants d’air. Avec des sourires penauds en guise d’excuse, les cinq amis s’isolèrent dans un coin. Jarren fut aussitôt désigné pour passer la commande. Il nota mentalement les boissons réclamées et se tourna vers Lila-Rose.

— Un chocolat liégeois pour toi, mon cœur ?

L’intéressée acquiesça et il se dirigea vers le comptoir. À cette heure, la plupart des étudiants avaient quitté le campus.

Jarren patientait derrière le client précédant quand un journal posé sur une table éveilla sa curiosité. Un titre dans la colonne des faits divers l’incita à s’approcher pour lire l’article. Captivé par ce qu’il découvrait, il n’entendit pas dans l’immédiat la serveuse qui l’appelait.

— Monsieur ? Vous désirez quelque chose ?

Jen leva les yeux vers la jeune fille et s’excusa de son manquement. Il délaissa le journal pour regagner le comptoir et l’employée enregistra sa commande. Déjà, un professeur en cancérologie s’asseyait à la table pour lire le quotidien. Tournant machinalement la cuiller dans son café, le médecin feuilletait le journal avec une certaine négligence. L’étudiant sentit une pointe de frustration le gagner mais il n’osa pas le déranger.

La serveuse posa la dernière tasse fumante. Une fois l’encaissement validé, Jarren saisit le plateau et regagna sa table.

— Ben alors, t’as été le torréfier toi-même ce café ? plaisanta Zach.

Avec une grimace amusante en guise de riposte, l’artiste prit place et récupéra son mochaccino. Il plongea la cuiller dans la mousse de lait généreusement saupoudrée de cacao puis glissa un regard en direction de l’enseignant qui lisait le journal.

— Quelque chose ne va pas ? demanda Gary en lui volant un peu de chantilly.

secoua la tête et se tourna vers Lila.

— Toi qui fais des études vétérinaires, que penses-tu de l’attaque d’une meute de loups sur deux randonneurs et leur chien ? Apparemment, ça s’est passé mardi après-midi dans la forêt de Manistee.

— Tu as vu ça où ?

— Sur l’A2 d’hier.

Le journal d’Ann Arbor était réputé pour la qualité et le sérieux de ses informations. Pourtant, la jeune fille affichait une moue dubitative. Elle avait suivi un stage auprès d’un garde forestier l’année précédente. Non seulement cette région n’était pas connue pour sa population lupine, mais les proies étaient bien assez nombreuses pour nourrir une meute entière. Une telle agression sur des promeneurs au beau milieu de la journée restait injustifiée d’un point de vue scientifique.

— Un cas de rage ? proposa Matthew.

— Les animaux atteints de rage ont des troubles du comportement, commenta Lila. Ils quittent leurs congénères et s’isolent avant les symptômes mortels. Ils n’auraient pas agi en groupe.

— Alors ils voulaient peut-être protéger leurs petits ?

— Non Matt, ce n’est plus la saison des naissances, répondit Zach. Les louveteaux ont bien six mois maintenant.

Jarren garda le silence un instant avant de lever les yeux vers le guitariste.

— De toute façon, pour faire de la randonnée par cette saison, il faut vraiment être fêlé ! trancha Garrett en s’étirant paresseusement, les mains toujours collées aux parois brûlantes de sa tasse.

Les cinq amis se mirent à rire, laissant de côté ce fait divers pour se préoccuper de leur avenir proche. Ils avaient obtenu un petit créneau pour participer à la fête de Noël organisée par l’université. Le programme assez serré ne leur autorisait pas plus de deux titres, il leur fallait choisir quelles seraient les chansons interprétées sur scène. Le mois de novembre entamant sa deuxième quinzaine, il était grand temps pour Paranography de s’organiser…

Garrett énumérait les titres sur le boîtier, profitant du regard neuf de Lila pour mieux définir les titres les plus accrocheurs.

— Bon, on récapitule avant que je m’embrouille… la deuxième et la huitième, c’est ce que tu proposes ? s’enquit Matthew en les inscrivant sur un papier.

L’étudiante en médecine animale hocha la tête avant de porter la tasse de chocolat chaud à ses lèvres.

— Je les trouve très bien pour toucher différents publics. Serene under the rain plaira autant aux filles qu’aux garçons. Même si elle est plutôt calme, les refrains sont très forts émotionnellement. Et Proud Wrath a ce qu’il faut pour emballer les esprits un peu plus rageurs.

Le batteur nota les explications sur son carnet, puis finit d’un trait son café. La chaleur des boissons commençait à faire effet. Aucun ne désirait cependant quitter un tel refuge pour affronter le vent jusqu’au parking. Encore moins Lila-Rose qui devait se rendre à l’arrêt de bus si elle souhaitait rentrer chez elle. Entre ses études et la compétition avec Légionnaire, son joli pur-sang bai-brun, elle n’avait pas le temps de passer son permis de conduire.

— Tu veux que je te ramène au passage ? proposa gentiment Jarren.

— Je croyais que tu devais rentrer chez tes parents ce soir, s’étonna Lila-Rose.

L’expression de son ami confirma ses craintes. Si elle ne le lui avait pas rappelé, il aurait passé la soirée avec son groupe. Ce garçon avait toujours eu tendance à ne jamais se donner de contraintes. Il soutenait même que porter une montre lui donnait l’impression d’être prisonnier du temps.

J’erre à droite à gauche, je suis comme le vent, disait-il souvent avec un sourire avant de disparaître au détour d’un couloir. S’il avait toutes les qualités pour être un ami généreux et à l’écoute de son entourage, cette manie de ne pas avoir d’attache restait déstabilisante.

— Tu habites où, Jen ?

— À Grand Haven…

Si les instrumentistes se connaissaient depuis l’école élémentaire, Jarren était un électron libre venu se greffer un peu par hasard sur cet atome musical. Zach en était le noyau et quand le premier chanteur avait annoncé son départ pour l’Université de Cleveland, le chef de la bande s’était mis en quête d’un remplaçant. Il avait arpenté les couloirs du département de musique mais les rares étudiants convenant à ses critères avaient décliné sa proposition.

Un soir, il assista à une répétition théâtrale de sa sœur pour se donner bonne conscience. C’est ainsi qu’il rencontra la coqueluche de ces dames. L’artiste acceptant de participer à son projet, Zaccharias imposa son choix au groupe. Cette décision provoqua l’hostilité du batteur et du bassiste envers le nouveau.

Les débuts avaient été houleux. Malgré sa popularité vérifiée et son aisance sur les planches, Jarren éprouvait toujours quelques difficultés à intégrer un groupe en-dehors du cadre scolaire. Mais il avait fait des efforts. Il s’était appliqué pour travailler et développer sa voix sur des tonalités qui ne lui étaient pas familières. Forcés d’admettre qu’il y mettait tout son cœur, Matthew et Garrett l’acceptèrent finalement comme un membre à part entière.

— Eh bien, tu en as au moins pour deux heures et demie de route… murmura Zach pensivement.

Jarren glissa un petit coup d’œil à sa bien-aimée.

— Ne t’en fais pas, j’ai des amies qui prennent la même ligne que moi. Le temps sous l’abri de bus paraîtra moins long avec elles. On se voit quand même demain soir ?

— Oui, je reviens en début d’après-midi pour la répétition et je passerai chez toi ensuite.

Dans un soupir trahissant son manque évident de motivation, le jeune homme se leva de table et salua ses camarades. Il se pencha vers la Chinoise et déposa sur sa pommette un baiser tendre. La demoiselle se sentit rosir, flattée par l’attitude de gentleman qu’adoptait Jarren en société.

— Bon courage dans le froid, glissa Gary en ricanant.

Amusé, le chanteur du groupe empoigna son sac et se dirigea vers la sortie, ne manquant pas de récolter les regards excédés des étudiants lorsqu’il ouvrit la porte.

La cour était à présent déserte. Jouant avec ses clés de voiture, Jarren se dirigea vers le parking et parvint à son véhicule, un tout-terrain d’une dizaine d’années que son père lui avait cédé. Après un dernier regard vers l’université et le ciel menaçant, il prit place sur son siège et observa les premières gouttes rouler sur le pare-brise. Une tempête était prévue sur la ville mais en se dirigeant vers Grand Haven, il avait des chances d’échapper à la dépression.

Il fit démarrer la voiture et roula en direction du nord-ouest.

Cette route qu’il empruntait le vendredi soir était plutôt agréable à faire. Une fois sorti du campus, Jarren suivait une voie nationale qui l’immergeait au cœur de la réserve naturelle de Reichert. Il traversait ensuite la ville de Lansing et débouchait sur des champs d’exploitations agricoles parsemés de zones boisées jusqu’à Grand Haven.

Ce soir-là, la masse grise du ciel avait étouffé l’astre du jour qui s’était couché sans témoin. L’humidité et la chaleur mêlées alourdissaient l’atmosphère, obligeant le jeune conducteur à allumer ses feux de brouillard. Leur lumière révélait des volutes éparses sur l’asphalte et bientôt, ces fantômes de la nature se regrouperaient pour former un vaste panneau blanc.

Des vibrations dans l’habitacle attirèrent le regard de Jarren. Il saisit le téléphone portable sur le siège passager et engagea une discussion avec sa mère sans quitter la route des yeux. La voix de la pianiste parisienne trahissait une profonde inquiétude. Dans le mélange d’anglais et de français qu’ils avaient coutume de pratiquer, il tenta de la rassurer :

Allô ? … Oui, je suis sur la route, maman… Je suis parti avec un peu de retard… Ne t’en fais pas, je fais attention… Je serai là dans deux heures.

Il raccrocha et détourna brièvement les yeux pour reposer l’appareil. À peine eût-il reporté son regard sur la route qu’il entra dans une zone sans brume. Il remarqua alors les abords d’une forêt qui longeait cette partie de la route. Songeur, il jeta quelques coups d’œil par la vitre en se remémorant l’article du journal. Les loups étaient donc revenus dans le sud de l’état ? Cette éventualité ne gênait aucunement Jarren. Après tout, il n’avait pas vraiment l’occasion de se promener dans les bois. Mais après la mésaventure des deux promeneurs émérites, l’espèce allait vite devenir l’objet d’une traque sans merci.

Une autre vibration l’alerta d’un message et il le consulta rapidement.

« Je suis bien arrivée à la maison, mes parents sont finalement venus me chercher. Sois prudent, mon coeur. Lila. »

Jarren sourit avec tendresse. Ce mode de communication n’était pas systématique pour le couple. Mais comme à chaque fois qu’ils s’envoyaient des messages, le comédien aimait se remémorer leurs retrouvailles à l’aéroport, trois ans plus tôt.

Il avait quitté la maison très tôt pour être sûr de ne pas la manquer. Au bout de quatre longues heures à arpenter le hall, il entendit une voix annoncer l’atterrissage imminent de l’avion. Les dernières minutes devinrent les plus insupportables. Voir le Boeing freiner le long de la piste et s’arrêter, distinguer les passagers en sortir pour vite s’engouffrer dans un couloir, tant de précieux instants qu’il fallait encore endurer.

Au bout du corridor apparut enfin Lila-Rose. Les yeux rivés au sol alors qu’elle précédait ses parents de quelques mètres, elle semblait mélancolique. Un caban bleu marine, une écharpe et un béret blancs la protégeaient du froid de décembre.

La demoiselle l’aperçut enfin en levant le nez et son visage s’illumina. Sans attendre un signe de plus, les deux jeunes gens se frayèrent un chemin parmi les passagers, ne manquant pas d’essuyer quelques reproches lors des bousculades inévitables. Pourtant, plus rien ne semblait pouvoir les atteindre et alors que Lila-Rose se jetait dans ses bras en lui enlaçant la nuque, leurs lèvres s’étaient naturellement unies.

Aujourd’hui encore, Jarren chérissait ce souvenir. Perdu dans ses pensées, sa conduite était devenue machinale.

La rencontre ne dura qu’un court instant, le temps que se dessine l’obstacle dans la lueur des phares. Soudain surgit entre les nappes de brouillard ce que l’étudiant perçut comme une silhouette canine. Il freina brutalement, mais ses pneus glissèrent sur le revêtement humide de l’asphalte. Loin de fuir, l’animal quitta sa position statique pour s’élancer vers la voiture La bête bondit sur le capot, les babines retroussées et les pupilles rétrécies. Saisi par l’effroi, le jeune homme braqua sur la gauche dans un réflexe dangereux. La voiture coupa la route et versa dans la pente qu’elle surplombait. Sa course prit fin contre un tronc, un peu plus bas.

Le choc violent fit trembler l’arbre de ses racines à son sommet. Étourdi, Jarren ouvrit les yeux et posa une main tremblante sur le volant. Il ne put soutenir plus longtemps le poids de sa tête et la reposa sur son avant-bras. En levant les yeux, il se rendit compte que la brume se limitait à l’axe départemental. D’où il se tenait en contrebas, il pouvait distinguer la bête.

Contrairement à ce que l’instinct sauvage aurait pu lui dicter, l’animal quitta le bord de la route et trottina droit sur sa cible. Son attitude désinvolte évoquait la sérénité d’un prédateur sûr de lui et ses yeux jaunes fixaient Jarren sans jamais cligner.

S’arrêtant un instant, le loup releva fièrement son encolure. Le brouillard avait orné son épaisse fourrure grise d’une fine parure de perles de pluie. Rejetant la tête en arrière, il lança un appel aux siens qui résonna dans la nuit. Le hurlement primitif couvrit les murmures de la forêt quelques secondes, imposant ensuite un silence pesant.

Jarren ne put retenir un frisson tandis que des réponses s’élevaient au loin. Le loup reprit sa descente vers le tout-terrain accidenté. La meute ne tarderait plus à se manifester.

Lila…

Le jeune homme chercha vainement à ôter la lanière qui le maintenait au siège mais l’accident l’avait vidé de toute énergie. À bout de force, il contemplait d’un air hagard l’animal sauvage qui n’était plus qu’à une vingtaine de foulées.

Un bruit de cavalcade attira brusquement l’attention de son prédateur. Bondissant du bas-côté, une silhouette brune fendit l’air et couvrit la petite centaine de mètres avant de dépasser le prédateur à toute vitesse. Dans un dérapage contrôlé, le sauveteur inespéré s’interposa.

Ce revirement de situation fut de trop pour Jarren. Sa vision se troubla et il se frotta les yeux contre sa manche. Relevant le regard, les silhouettes semblaient de plus en plus floues, les bruits ambiants s’étouffaient progressivement et ses paupières devenaient plus lourdes que du plomb. Malgré l’incertitude de son avenir qui le poussait à rester éveillé, le jeune homme sombra dans l’inconscience.

La queue droite au-dessus de lui, l’alpha considéra son nouvel adversaire avec mépris : un bipède insolent qui n’avait pas encore atteint l’âge adulte osait lui tenir tête. Dans un grondement sourd venu du fond de sa gorge, le loup gris adopta une position menaçante, prêt à donner à cet avorton sa première leçon de vie. Mais l’impertinent ne manifesta aucun signe de crainte et soutint son regard implacable. Les yeux de ce petit écervelé étaient empreints d’une colère immature. L’animal hérissa le poil de son échine devant cet affront.

L’assaut survint sans prévenir et le loup bondit sur son adversaire pour le renverser. Coincé sur le dos, l’adolescent porta son bras devant lui. À tout choisir, il préférait sentir les crocs sur son poignet plutôt que sur sa gorge. Se cramponnant de toute la force de ses mâchoires à la manche du jeune garçon, l’attaquant secoua violemment la tête et fit couler le sang au travers du blouson.

Un coup de feu retentit soudain et la balle se ficha dans la terre meuble à un mètre des antagonistes. L’animal bondit sur le côté, le regard tourné vers la deuxième silhouette humaine qui descendait lentement la pente. Il retroussa légèrement les babines et sa langue rose apparut entre les incisives pointues. Une colère mal maîtrisée faisait trembler ses pattes nerveuses et solides. Il plongea ses prunelles ambrées dans les iris verts du jeune effronté et découvrit une dernière fois ses crocs maculés de sang.

Malgré la haine qui étreignait son cœur, la sagesse l’emporta et le poussa à fuir dans l’obscurité de la forêt.

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