Octobre 2013

Moi et mon cousin Ryan, plus jeune de deux ans, sommes fin prêts à partir pour une excursion en VTT dans un bois pas loin d’ici. Ca allait me faire du bien de changer un peu d’air.
« On y va ?
-Quand tu veux, réplique mon cousin, seulement à moitié enthousiaste. »

J’adore ces sentiers aux courbes et aux reliefs techniques, idéals pour une balade dans la forêt. J’y prends à chaque fois un grand plaisir, ce qui n’est plutôt pas du goût de mon cousin, Ryan.
« Dis moi Jérémy, ce n’est pas une promenade de santé ici !
-Tu vas pas commencer à te plaindre, ça fait que cinq minutes qu’on est partit ! Je peste.
-Et puis tu pourrais m’attendre! Cria-t-il alors qu’il reprenait son souffle. »
Je m’arrête donc en bas d’une descente pentue, courue de pierres et de feuilles mortes mouillées. L’endroit est splendide: une petite rivière, qui coupe les lieux boisées en son centre, laisse sur sa gauche un large chemin de terre boueux accessible aux engins agricoles, bordé d’un grand talus. Plus haut s’étend de longs bouleaux et de grands chênes, parfois écrasés sur le sol moelleux. Sur ma droite, sur la voie que j’emprunte, se trouve un fin sentier recouvert d’herbes et sur ses cotés des plantes piquantes vertes entremêlées. De ce décor floral humide ressort une majestueuse fontaine faite de vieilles pierres, qui est malheureusement laissée à l’abandon et dont l’eau stagnante ne laisse pas percevoir le fond pourtant peu profond. Étrangement, de magnifiques fleurs de toutes les couleurs s’épanouissent sur ses rebords, alors que la terre parait très peu fertile à la vie végétale, profitant sûrement de la lumière généreuse du Soleil qui peut filtrer le plafond de feuilles à cette unique place.

Ryan arrive enfin en bas du chemin et s’exclame:
« Tu sais quoi? J’en ai plein les bottes !
-T’inquiète pas pour ça ! On n’est qu’à la moitié du parcours et il ne reste quasiment que des côtes! Dis-je sur un ton ironique.
-Crois-moi, c’est bien la dernière fois que je t’accompagne en vélo ! Prévint-il en me pointant du doigt. »
Je prends cette remarque avec un sourire et tente de le convaincre en répliquant:
« Pourtant tu devrais être content, ça te change de pas faire un truc illégal.
-Ma mère avait pas assez d’argent pour me payer le scooter, alors fallait bien faire des économies quelque part.
-Tu aurais pu demander à mes parents au lieu de voler, je continue un peu plus agressivement. Imagine si ça avait sonné à la caisse, qu’est-ce que tu aurais dit à tes parents ?
-Mes parents ? Ma mère tu veux dire. Depuis qu’ils ont divorcé, mon père n’est plus qu’un lointain souvenir, il en a plus rien à foutre de moi, ni de ma sœur. Et puis j’ai pas été habitué à demander de l’aide à personne, je peux très bien me débrouiller tout seul.
-Sauf qu’à force de compter uniquement sur toi, un jour tu te retrouvera dans de beaux draps, et on pourra plus rien faire. Ma mère voulait que je te fasse prendre l’air. Moi je voulais pas te forcer, mais elle a estimé que c’était une bonne idée, que ça te ferait du bien. Alors essaye de profiter un peu, de te changer les esprits aussi.
-Mouais. »

Nous remontons en selle et empruntons le pont en bois glissant qui rejoignait l’autre berge. C’est sur un rythme atténué que nous continuons notre promenade dans le bois sauvage et sous le regard inquisiteur de ses hôtes. Le parcours est de plus en plus éprouvant et nous commençons à fatiguer, d’autant plus que l’endroit se révèle de plus en plus sombre et la flore de plus en plus épaisse.
«T’es sûr de ton coup là ? Questionna Ryan avec lassitude. Il m’a pas l’air génial ton parcours.
-Quand est-ce que tu vas te décider à me faire confiance ?
-Quand tu m’auras dit où on va.
-Ca, c’est une surprise.
-J’aime pas les surprises.
-Tu devrais savoir que j’adore ça, depuis le temps qu’on se connaît. »
Après un court silence Ryan prie une pause que j’accepte difficilement.
« Aller on repart. Il ne faut pas traîner, le soleil va bientôt se coucher, j’ordonne en l’inspectant, un peu trop près de l’horizon à mon goût.
-Pourquoi ? Tu as peur du noir ?
– Très drôle…non je n’ai juste pas envie de me casser la figure. »

Au bout de dix minutes, nous arrivions enfin dans une prairie aux hautes herbes, de laquelle on a une vue splendide sur soute la vallée alentour, dont un village, bien en contrebas, qui longe une magnifique rivière. La brise délicate soulève nos cheveux bruns déjà mal coiffés, signe que nous sommes sur un point très haut de la butte. Les rayons lumineux aux teintes ambrées fusillent encore les morceaux de barbes à papa qui flottent sur le ciel bleu. Le soleil effleure déjà l’horizon et sa lumière surpuissante marque les contours des denses feuillages de sapins. Pour couronner le tout, une odeur d’air pur nous emplit les narines à chaque impulsion du vent.
« Tout ce chemin juste pour ça ?Se lamente Ryan, à moitié scandalisé.
-Comment ça, juste pour ça ? Tu ne trouves pas que le panorama est tout bonnement extraordinaire ? Je l’interroge vigoureusement, déçu de l’attitude ingrate de mon acolyte.
-Pas plus que ça. En tout cas pas après quinze bornes à fond dans la brousse à patauger dans la gadoue et à se faire écorcher les jambes à cause de ces saletés de plantes, lâcha-t-il sans réfléchir.
-Justement, c’est une incroyable récompense en échange des difficultés que nous avons eu pour atteindre cet endroit.
-C’est pas comme ça que je vois les choses. Moi je ne crève pas le cul juste pour voir un beau décor. Il ne suffit pas d’être admiratif face à la vie, de lui reconnaître toute sa splendeur, pour avoir en échange son accord de vivre. Il faut souvent se battre, se démener, se fatiguer pour boucler les fins de mois, forcer les événements, enfreindre les lois stupides, voler même. Toi, évidemment tu ne connais pas ça, tes parents n’ont jamais été dans le besoin, alors que moi, j’ai dû en baver pour en arriver là où je suis aujourd’hui. Mes parents ne m’ont jamais aidé à l’école, ils s’en battaient complètement les couilles de savoir si j’étais fort ou pas, du moment que je partes vite de leur maison. Alors oui, désolé de ne pas être autant en extase que toi devant ce couché de soleil, la vie n’a pas le même goût pour nous deux, c’est comme ça. Toi tu dépenses ton énergie pour admirer le paysage. Moi je dépense le mien pour vivre.
-Tu ne vas pas accuser mes parents d’avoir de quoi vivre correctement, de s’être occuper de moi et de m’aider dans mes études ? Crois pas que la vie est rose pour nous non plus. Tu n’as pas eu à grandir avec un frère handicapé et une mère tout le temps stressée. Tu n’as pas eu à affronter le regard déplacé et révoltant que les gens portent sur un frère, certes différent, mais un frère quand même. Tu n’as pas eu à garder ta colère au fond de toi-même face à ces ignorants. Tu ne connais rien de ma vie. Tu me juges sur le plan financier, et ça me déçois beaucoup de ta part. Aller on rentre, j’ordonne, les nerfs à vif, déjà en train de pédaler en suivant le mieux possible le sillon que nous avions tracé dans l’herbe en arrivant.
-Eh, tu baisses d’un ton s’il te plaît. T’as peut-être eu une vie difficile, mais en attendant, tu fais des supers études, et tu es quasi assuré d’avoir une vie géniale. Moi, qu’est-ce qu’il me reste aujourd’hui ? Je n’ai pas de diplôme, pas d’argent, pas vraiment de famille qui me soutient. Mon avenir est voué à l’échec, tu le sais très bien, et c’est pas en se changeant les idées que les problèmes vont disparaître.
-Écoutes, tu commences à me saouler là, je fais tout ce que je peux pour t’aider, après c’est pas à moi qu’il faut venir se plaindre, tu devrais peut-être d’abord en parler à tes parents, tu crois pas ? Je fulmine, irrité, tandis que nous regagnons déjà la lisière du bois.
-Ouais t’as raison, de toute façon, je vaux pas grand chose, personne ne tient à moi. A vrai dire, je me demandes qui est le con qui a eu l’idée de m’envoyer sur cette putain de Terre ! Aboie Ryan, le visage rouge tomate. Je ferais mieux de me foutre une balle, au moins je serais tranquille.
-De mieux en mieux ! Bah oui, vas-y, vas te suicider ! Super idée ! Voilà ce que je te reproche, de jamais essayer de trouver des solutions constructives et intelligentes, toujours être dans l’intuition, l’impulsion irréfléchie.
-Le monde ne m’en laisse pas le choix clôture-t-il alors qu’au niveau d’une intersection, il prends la voie de gauche, et me laisse continuer seul sur le chemin de droite, celui du retour.
-C’est ça, va te perdre maintenant ! Au moins ça me fera des vacances de plus t’entendre !

Nous nous séparons donc au niveau d’un embranchement, dont une voie continuait à suivre le flanc escarpé de la colline – la mienne – et l’autre descendait de manière assez raide, pour ensuite s’éloigner plus profondément dans la forêt de la vallée, sans vraiment savoir où elle menait.
Je parie qu’il va mettre deux plombes à retrouver le chemin de la maison. Je m’arrête et réfléchis trente secondes. Au pire je vais le retrouver comme ça je m’épargne les remontées de bretelles futiles de mes parents et je passe une bonne soirée tranquille… Oh et puis non, il l’a bien mérité après tout, ça lui apprendra à m’adresser la parole sur ce ton.
Sur ce je me remet à pédaler. Mais je n’ai le temps de faire que trois foulées.
Un cri familier, un cri de stupeur, fait écho dans toute la vallée et des corbeaux qui piaillent fort s’envolent tout à coup au-dessus de la forêt, située au pied de la colline. Là où doit se trouver Ryan.
« Et vas-y, les emmerdes continuent ! Je m’exclame tout en faisant demi-tour, avec un sentiment mêlé à la fois d’exaspération et d’inquiétude.
On lance les pronostics : soit il s’est cassé la cheville en tombant comme un bouffon, soit il est déjà en train d’appeler au secours parce qu’il s’est perdu. »

Je parviens maintenant rapidement à l’endroit où le chemin se scinde en deux, tout en jetant inlassablement des regards vers le bas. Cependant, je ne distingue aucun mouvement suspicieux. Pas le moindre.
Alors que je m’apprête à m’élancer dans la pente, je remarque au dernier moment un petit panneau rectangulaire planté sur le coté, dont les fougères et les orties recouvraient déjà une bonne partie, sur lequel était indiqué en lettres blanches majuscules sur fond écarlate : PROPRIETE PRIVEE. Et merde.
Je dévale donc avec furie la descente que Ryan a pris il y a seulement quelques minutes. Je perçois encore à chaque virage les traces de freinage que les pneus de son vélo ont laissé dans la terre sèche.
Le sentier abandonné me mène en fin de compte sous un plafond d’hêtres et de chênes, en bas de la pente. La luminosité baisse peu à peu en intensité sur ce chemin recouvert d’un épais feuillage. A la sortie d’un virage serré, je me fais surprendre par un vélo rouge étalé en travers de la voie. La roue arrière tourne encore dans le vide. C’est le vélo de Ryan.
Je laisse le mien juste à coté et inspecte rigoureusement tout ce qui se trouve autour.
Des traces de pas, apparemment de deux paires de chaussures différentes, marquent la terre sur plusieurs mètres. L’une fait environ du 41 ( pile la taille de Ryan ) quand l’autre doit facilement atteindre les 45, voir 46. Mais ce n’est pas la seule chose : d’autres pas, qui proviennent d’une autre direction, se mêlent au décor. Mais ceux-ci sont plus inquiétants: il ne s’agit pas d’empreintes de semelles de chaussure, mais plus les pas d’un animal. Peut-être un loup. En tout cas ça a des griffes.

Je suis les indices qui me guident hors du sentier battu. L’angoisse pointe le bout de son nez et je commence sérieusement à perdre patience.
Deux fils de barbelés tendus entre deux arbres sur le haut d’un talus viennent brutalement stopper ma course. Je sonde les fils, qui en toute logique, semblent entourer une parcelle de la forêt.
Pourtant il semble y avoir ni champ, ni élevage, ni même une quelconque habitation dans ce secteur. Mais soudainement, une cabane en bois, à environs cent, cent cinquante mètres, vient couper court mes réflexions. Malgré les broussailles et les nombreux troncs qui dissimulent la bâtisse, je parviens tout de même à discerner certains détails. On aurait dit un mignon chalet de montagne: des rondins de chêne collés les uns aux autres formaient les murs ainsi que le toit incliné, et une cheminée en pierre surplombait le tout. De la fumée en sortait. Une fumée noire, comme pour éloigner les esprits malveillants.
Pourtant, les traces de pas conduisent pile dans cette direction. A contrecœur, j’enjambe les deux fils et m’approche le plus discrètement possible de la construction. Une odeur de terre humide mêlée à celui de la sève des arbres emplit mes narines.
« Je le sens pas cette affaire, mais alors pas du tout, me murmurai-je à moi-même. »
Je contemple un instant le sol autour de moi et trouve l’objet de mon désir: je saisis un robuste bout de bois. On sait jamais.

D’arbres en arbres, de buissons en grosses pierres, je foule inexorablement le tapis de feuilles en direction de l’entrée de la cabane. Alors que je suis sur le point de me rendre en vitesse juste à coté de la fenêtre, j’émets un juron au moment où un piège à loup – planqué sous des brindilles – se plante volontiers dans le bout de mon gros orteil :
« Ouch !! C’est qui le sadique qui vit ici putain ! J’exhorte tout haut en fermant les yeux et en serrant la mâchoire, accroupit contre un rondin de bois, juste en-dessous de la fenêtre.
Dans les secondes qui suivent, je ne sais pas si ce sont mes esprits qui me jouent un tour ou si ce que je vois s’est vraiment passé mais il me semble apercevoir une ombre fondre d’un arbre à un autre, juste en face de moi, à un endroit où la nature et les plantes sont encore plus sauvages qu’ailleurs et où la lumière perce encore moins les branches des sapins.
Mais je ne tiens pas longtemps compte de cet événement pour le moins troublant et m’attarde plutôt à tenter de voir quelque chose à travers la vitre sale de poussière.
Il y avait du mouvement à l’intérieur. Mouvement qui provient certainement d’une personne, peut-être deux, je n’ose pas rester espionner trop longtemps de peur d’être vu.
La même ombre fluette et furtive que celle que j’ai cru voir dans les fourrées passe juste sous mes yeux. Enfin disons dans le reflet de la fenêtre.
Je fais immédiatement volte-face, le cœur battant, les yeux écarquillés, mon bâton levé et prêt à frapper. Pas âme qui vive dans mon dos. Je veux bien considérer le fait que ce fut une illusion la première fois.
Mais pas la deuxième.
Je suis désormais littéralement perdu : je ne sais pas si je dois me méfier du danger qui me fais face. Ou celui qui me tourne le dos. Avec un renouveau d’empressement, je ne reste pas davantage tourner autour du pot, prend mon courage à deux mains, contourne la cabane, ouvre grand la porte et ordonne:
«Eh oh ?! Il y a quelqu’un ? Ryan, t’es là ? Ah, bonjour monsieur, euh vous n’auriez pas vu mon cousin, il est pas très grand et… enfin c’est pas grave je vais y aller au pire il ne doit pas être là de toute façon, j’articule douloureusement en perdant mes moyens devant ce grand homme costaud, très costaud même, qui vient d’apparaître à l’angle d’une porte ouverte et qui maintenant s’approche à grands pas de moi.
-Dépêches-toi de me suivre imbécile ! Commande l’homme, prit de fureur et, à bien y réfléchir, de peur aussi.»
En m’empoignant au col de ma veste avec sa grosse main sale, il m’emmène au sous-sol, par le biais d’une trappe et d’une échelle : c’était une étroite et basse pièce rectangulaire creusée dans le granit qui m’obligeait à baisser constamment la tête. La lumière était faible. Par ailleurs, je remarque les quelques petits trous singuliers percés dans le haut des murs, semblables aux meurtrières des châteaux forts à travers lesquelles on pouvait regarder discrètement l’ennemi s’approcher, sans être soi-même repéré. Un autre détail ne m’échappe pas : des tas de terre s’amoncellent encore en aval de chacune de ces perforations. L’homme a créé ces meurtrières récemment. Mais à quoi lui servent-elles ? A chasser ?
Ryan était là lui aussi, assis sur une chaise, sans que cela ne me surprenne plus que ça. Ce qui en revanche, m’étonne davantage, c’est qu’il ne soit même pas attaché ( pourtant cela a tout l’air d’un enlèvement ) et surtout que ce dernier ne daigne pas tenter une prise de fuite pendant que l’homme descend l’échelle sous la trappe. Ce n’est pas son genre.

Maintenant que je suis assis sur une des quelques chaises en bois adossés contre le mur du fond, je visualise mieux l’hôte de ces lieux : c’est un homme somme toute banal, si l’on ne tient pas compte de sa longue barbe brune-grise qui s’écoule de son menton en corrélation avec ses épais cheveux qui pendent de son crâne et dont les mèches viennent chatouiller la nuque. Il doit avoir environ la quarantaine, les traits sûrement vieillis pas sa barbe et sa chevelure. On interprète ses joues creusées et son ventre plat comme le signe qu’il ne doit pas manger tous les jours à sa faim. De plus le sommeil n’est pas non plus une activité pour laquelle il dépense beaucoup de temps au constat des cernes qui bordent ses paupières. Son jean troué, sa pitoyable veste de chasseur et ses chaussures défoncés lui donne une sale dégaine. Enfin, la terre sous les ongles et les écorchures aux mains témoignent du fait qu’il sait se débrouiller en pleine nature.

« Qu’est-ce que vous nous voulez ?! Je m’exclame férocement.
-Comment osez-vous me demander ça ? C’est bien vous qui vous êtes introduits dans ma propriété sans mon accord, non ? Répond-il avec sang froid, plus occupé à regarder à travers ces fameuses meurtrières qu’à nous répondre. » Il est inquiet.
« Et bien, figurez-vous que… cela n’était pas volontaire de notre part de débarquez dans votre propriété. En effet, je n’ai fait que partir à la recherche de mon cousin qui… s’était malencontreusement perdu dans la forêt, expliqua-t-il en détournant ses yeux embués d’exaspération vers son drôle de compagnon.
-En êtes-vous certain ? Questionna l’homme, soudainement en train de poster lui aussi son regard vers Ryan, qui ne manifeste aucune crainte envers le bonhomme. »
Je force discrètement le regard en direction de Ryan l’air de dire : Bah vas-y ! C’est maintenant que tu devrais parler !
« Il a raison, mentit Ryan alors que l’homme s’était penché de plus en plus vers lui au moment où il attendait sa réponse. J’étais en train de suivre Jérémy, quand, tout à coup, à l’issue d’un virage, je l’ai perdu de vue. Faut dire qu’il m’attend pas souvent non plus, lâche-t-il en réponse à mes accusations visuelles. Et puis, comme je connais pas trop la région, bah, je me suis perdu quoi, termine mon cousin, fatigué du regard inquisiteur de l’homme qui le domine en hauteur.
-D’ailleurs, c’est ton cri de peur qui m’a alerté, au moment où vous l’enleviez sur son vélo ! Je déclare en haussant le ton.
-Je ne l’ai pas enlevé ! Réplique sèchement l’homme, loin d’être intimidé par mes paroles furibondes. »
Il n’arrêtait pas de gigoter en avant et en arrière comme si ça le rendait insupportable qu’on lui porte des accusations.
« Je l’ai protégé, et le protège encore en ce moment. Toi aussi d’ailleurs ! Reprit l’homme, les yeux sortant de ses orbites. »
Il baisse la tête, fixant désormais un point inconnu du mur, comme s’il se rappelle un désagréable souvenir, une image horriblement atroce qui trottine dans sa mémoire, gravée à jamais. Je pouffe presque de rire :
« Et je peux savoir de quoi exactement vous nous protégez ? »
On avait l’impression que son regard était enfouit dans le vide. Ou plutôt dans la terreur.
« Alors, vous comptez me dire un jour ce qui vous effraie tant ou alors on doit attendre qu’un fantôme apparaisse ? J’ajoute, totalement crispé sur ma chaise. »
Puis, l’homme, usé par le temps, usé par sa tête, redresse lentement son visage vers moi. Rien qu’en posant son regard traumatisé sur le mien, il me contamine aussitôt de toute la peur et l’angoisse qu’il possède :
«Des Autres, lâche-t-il dans un souffle de mystère. »
Pour comprendre de quoi il parle, j’essaye quand même d’en savoir plus. Personne au monde n’est capable de simuler un tel regard de désespoir.
« Comment ça les Autres? Vous parlez des hommes, c’est ça ?
-Non non ! Tu n’y est pas du tout. En fait ( l’homme s’approche encore un peu plus de moi et Ryan ), quand je dis les Autres, je fais référence aux… »
Je reste fixer inlassablement l’homme dans les yeux, qui recule tout à coup de quelques pas pour regarder à travers l’une des nombreuses meurtrières.
« Mais aux quoi bon sang ?! Finissez votre phrase nom d’un chien !
-Chut, tais-toi ! Crie l’homme à voix basse. J’en entends un tout proche. »
Jérémy se lève et rejoint l’homme pour voir ce qu’il observe tant dehors. Quant à Ryan, il reste immobile sur sa chaise, éberlué par ce que l’homme leur a raconté. Éberlué plus généralement par l’enchaînement d’événements qui a eu lieu depuis sa malheureuse engueulade avec son cousin.

*

Je roulais assez vite dans la descente, pressé de m’éloigner le plus possible de Jérémy, pressé surtout de me distancer au maximum de notre altercation verbale. Puis il y a eu cet homme, apparu de nul part, qui m’avait bondit dessus, involontairement, au détour d’un virage, manquant de peu de me briser une côte. Je me souviens même avoir émis un cri assez bruyant. L’étrange homme des bois n’avait pas pris le temps de s’excuser, il m’avait juste aidé à me relever puis m’avait commandé de courir. Je l’avais alors suivis sans trop savoir ce qui préoccupait l’homme. A en croire les incessants coups d’œils qu’il jetait dans son dos, il était manifestement poursuivi par quelque chose. Et à ce moment précis, je devenais autant vulnérable que lui, puisque j’étais sur la trajectoire de la soi-disant course-poursuite. Nous parvînmes finalement à la cabane de l’homme dans laquelle nous entreprîmes de nous terrer.
Mais juste après avoir refermé la porte en bois derrière moi, une terrible secousse la fit trembler, au point de faire évacuer les grains de poussière qui avaient pris pour domicile les sillons de la porte.
« C’était quoi ça ?! Avais-je interrogé complètement affolé. »
L’homme ne m’avait adressé qu’un simple regard en guise de réponse. Un regard triste.
Voilà comment je m’étais retrouvé dans cet endroit, un peu malgré moi. J’avais d’ailleurs été surpris et content de revoir aussi rapidement Jérémy, qui, par chance, n’avait vraisemblablement pas croisé cette chose.

*

« Qu’est-ce que vous regardez bon sang, je ne vois strictement rien, je balance fougueusement, sentant l’angoisse gonflé en moi tel un ballon de baudruche.
Oh et puis merde j’en ai ma claque ! Viens Ryan on s’en va !
-STOP ! Aboya l’homme, les jambes flageolantes, l’index pointé en l’air et les yeux globuleux rivés à l’extérieur. »
Un trémoussement. Quelque chose marchait doucement sur les feuilles mortes.
On ne savait pas vraiment d’où venait ce son et on avait beau faire le tour de toutes les meurtrières, on ne voyait pas la chose tant redoutée. Pourtant elle était là. Et bien là. Les bruits étaient clairs comme de l’eau de roche. Si proches qu’on avait le sentiment le plus profond que ça marchait à nos côtés, à même dans le sous-sol.
Rien qu’aux sons de ses pas, des sueurs froides et des frissons nous parcouraient déjà le corps. On entendait les feuilles qui étaient tombées parterre gémir lorsque la chose les achevait en les écrasant.
Lentement.
Sans pitié.
Ne supportant plus cette impuissance et agacé de ne pas connaître le visage de cette chose, je décide d’agir. Et d’en finir.
J’empoigne un vulgaire bout de bois, telle une majestueuse épée. Je grimpe à l’échelle en escaladant les barreaux quatre à quatre malgré l’homme qui me hurle de redescendre. Je pénètre alors dans la pièce principale de la cabane : c’est là que je constate que l’obscurité présente au sous-sol n’est pas uniquement due au caractère souterrain de la pièce: en effet, le jour tombe vite et la luminosité extérieure est déjà très faible.
La peur me prend aux tripes en un instant et faut me freiner dans ma course folle à la chasse à l’ennemi. Je déboule à l’extérieur et hurle :
« Alors comme ça on a un problème avec nous ! Tu sais, si t’a envie de te battre, je suis là et je t’attends ! »
Je fais le tour de la cabane, mon cœur battant si vite qu’il s’entrechoque contre ma peau et mes vaisseaux sanguins.
Après avoir fait plusieurs fois le tour de la cabane et dans les deux sens, j’appelle Ryan. Pendant quelques secondes je sonde calmement les fourrées. La forêt entre doucement dans une lourde pénombre asphyxiante d’insécurité, lorsqu’une nuée d’oiseaux s’envole à vingt mètres en face de moi. Un bruit extrêmement léger me caresse alors les tympans. Une sorte de gargouillement lointain qui trottine parmi les fougères. Ryan s’empresse de me rejoindre, suivit de près par l’homme.
« On s’en va, je proclame à l’homme posté sur le seuil de sa porte qui demeure encore vigilant étant donné les regards qu’il jette ici et là.
-Ce n’est pas prudent de partir maintenant, surtout que la nuit commence à pointer le bout de son nez, nous avertit-il.
-Je vais vous dire une chose, monsieur l’homme des bois, répliquai-je en faisant demi-tour. S’il y a bien une chose qui n’est pas prudente de faire, c’est de rester pourrir dans votre cabane en votre compagnie ! Car vous êtes un fou ! Oui un fou ! C’est tout ce que vous êtes ! Je répète en appuyant mon doigt plusieurs fois sur la poitrine de l’homme, qui lui, ne bronche pas. Vous avez vu, je ne me suis pas fait attaqué ? Ce qu’il y avait dehors, à l’instant, c’était peut-être bien un sanglier ou un cerf ou je ne sais quoi ! Et alors ?! On est dans une forêt non ?! Et il y a des animaux dans la forêt ! Vous devriez être au courant non ?! Alors de quoi vous avez peur ?!
-Jérémy calme-toi, ça sert à rien de t’emporter. »
L’homme et et moi-même restons se fixer plusieurs secondes avant que je n’enchaîne à nouveau :
« Ah si maintenant je vois. Je sais de quoi vous avez peur. C’est des humains dont vous avez peur ! C’est de la société dont vous avez peur ! Et à force de vivre tout seul paumé dans votre cabane, vous êtes devenu cinglé, complètement cinglé ! Vous vous imaginez des ennemis partout ! Sinon pourquoi mettre des pièges à loup ! Pourquoi creuser des meurtrières ? A quoi bon ?»
J’étais déjà en train de rebrousser chemin lorsque l’homme parla enfin :
« L’humain est bien la dernière espèce sur cette Terre à pouvoir me faire peur, cher ami. Quand on connaît bien ce monde, on sait se mettre en garde des vraies menaces. Vous ne savez pas ce que j’ai vécu. Ni d’où je viens. Vous ne savez pas ce que j’ai vu.
-Peut-être. Toujours-est-il qu’aujourd’hui je vous vois comme vous êtes. Vous avez renversé mon cousin, et l’avez conduit jusque dans votre tanière maudite. »
-N’avancez pas des conclusions trop hâtives. Monsieur Bunuach Jérémy, ajoute l’homme sur un ton tranchant. »
Je stoppe net ma course, la rage dans l’estomac.
« D’où est-ce que vous connaissez mon nom ? Je demande ébahi sans même me retourner. »
Ryan ne prête que peu d’attention à la discussion, son attention est davantage portée par les ombres mobiles qui se développent au fur et à mesure que la lumière s’atténue dans la vallée.
« Ce serait bien trop long à t’expliquer. De toute manière tu n’en vaut pas la peine. Enfin pour l’instant. Sache qu’il ne s’agissait jusque là que d’une phase d’observation et de temporisation. Mais bientôt, ils engrèneront sur la phase suivante et passeront à l’acte. Et le cycle repartira du point de départ.
-Je ne comprends absolument rien de ce que vous racontez. Franchement, vous me faites pitié. L’homme a certes beaucoup de défauts, mais si on prends le temps de l’apprécier, il peut nous montrer de fabuleux talents. »
L’homme rebrousse chemin en adressant ces derniers mots :
« J’espère que tu dis vrai jeune homme. Mais n’oublies pas: chaque cause mérite d’être défendu, car tôt ou tard, chaque vie reprendra son dû. Quoi qu’il arrive. C’est l’équilibre universel. »
Nous nous remettons en marche et je me tourne vers Ryan, le visage un peu livide :
« Il est complètement taré ce mec. C’est toi qui lui a donné mon nom ? »
Il me regarde à son tour, et fais non de la tête. Une aiguille se plante dans ma trachée.

Nous remontons la côte sans un mot. Ryan est pétrifié par la nature autour de lui et se fait un sang d’encre à chaque fois qu’il entend un bruit. Pour ma part, je suis terrifié par autre chose: je sens bien que ce que m’a raconté l’homme des bois n’est pas un conte de fou, ou de simples paroles en l’air. Son regard seul avait permis de légitimer la véracité de ses propos. Et lorsque le halo de la pupille d’un homme est aussi sombre, cela n’annonce rien de bon.
Pour calmer les nerfs de Ryan, et me faire pardonner mes propos trompés par la colère, j’entame une conversation :
« Ca va toi ?
-Moyen. En fait non pas du tout.
-T’inquiètes pas, on récupère nos vélos, et dans moins de cinq minutes on est à la maison.
-Ouais, dit-il tout bas.
-Tu crois à tout ce qu’a dit cet homme ? Ca me paraissait un peu loufoque, tu ne trouves pas ? »
Il s’arrête sur-le-champ et décoche ces quelques mots :
« Je fais confiance à quiconque me sauve la vie. Et lui a probablement sauvé la mienne. »
Je m’inquiète pour mon cousin. Depuis notre séparation, je le trouve changé. Bouleversé. Déprimé même.
Nous arrivons au crépuscule à l’endroit où nous avons abandonné nos vélos. Ils sont toujours là. Je soulève le mien et m’apprête à partir quand je constate que Ryan reste immobile, fixant quelque chose au sol, à coté de son guidon, parmi la terre sèche du large chemin.
« Que se passe-t-il Ryan ? »
Il respire de plus en plus fort, comme s’il était sur le point de faire une crise d’asthme, tourne sa tête pleine d’effroi vers moi, cherche mes yeux et dit, bouleversé :
« Ils ont dessiné quelque chose sur le sol.
-Pardon ? Je demande en m’approchant immédiatement de l’endroit indiqué par l’index de Ryan. »
Avec le noir atroce qui plombe ma vue, je ne perçois pas immédiatement les lignes du tracé.
« Tu crois que c’est un avertissement ? M’interroge-t-il, alors qu’il me laisse la place pour observer le dessin.
Le symbole circulaire.
Avec cette sorte de tête de serpent enroulé en son centre.
Le dessin est identique à celui gravé sur le médaillon de Blacktear.
Je retiens mon souffle quelques secondes, dévisage Ryan, et annonce sur un ton grave :
« Ils disent au revoir à leurs ennemis. »

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