Quand Belhène entra dans la salle du Conseil de Sécurité, elle admira cette décoration qui n’avait pas changé depuis bientôt un siècle. Avec le temps, tous les travaux de réhabilitation n’avaient été faits que pour améliorer le confort de travail tout en respectant l’identité du lieu. L’apport des gadgets technologiques s’était fondu dans une architecture classique. C’était un bâtiment ancien qui revendiquait une histoire et une souveraineté, mais cette postérité n’avait débuté qu’en 2060. Une immense guerre civile déchira le monde avant cette date, et avait vu l’affrontement de ceux qui voulaient abjurer le passé, renoncer à l’héritage devenu indésirable de tous ceux qui étaient désignés comme responsables de l’état de la planète et de tous ses maux, face à ceux qui réclamaient le droit à la mémoire. La « guerre du reniement » avait vu la victoire du renoncement aux souvenirs, à l’histoire antérieure à 2060. Leur première décision fut de brûler tous les drapeaux nationaux, et d’en interdire leur usage. Les lois communes furent dictées, et le zonage culturel s’imposa juste après. Tout, dans cette salle, ne commémorait que des événements ayant moins de cent ans. Le seul vestige de « l’ancien monde » était l’ONU, seul survivant de la purge d’une mémoire collective. Le sol et les murs étaient en marbre avec un pan entier orné du sigle du Conseil, un planisphère entouré de lauriers avec à ses côtés, l’immense parchemin dessiné qui affichait « les huit chapitres », et les règles immuables de la vie sur Terre. D’immenses rideaux bordeaux habillaient de très hautes fenêtres montrant qu’il faisait déjà nuit dehors, car il était très tard, et de très belles peintures ornaient le plafond composé de moulures et de lustres majestueux.
Belhène s’avança vers les secrétaires de séances qui discutaient à l’écart. Elle les salua, et l’une d’entre elles lui précisa les deux principales règles de la séance. La première étant la plus importante, l’assistante insista sur la stricte confidentialité des débats ayant lieu dans cette enceinte sacrée, et la seconde étant que les drivers devaient être éphémères, car ils allaient être formatés dès leur sortie des pupitres. Belhène les remercia avec son plus beau sourire et s’avança vers un pupitre individuel en bois massif marqué, pour l’occasion, de son nom. Tous les conseillers étaient déjà installés autour des leurs, rassemblés en un large cercle. Ils firent à peine attention à elle et continuèrent leurs bavardages. Derrière chacun d’entre eux, des robots humanoïdes nommés « les conciliateurs » étaient en retrait et ne jouaient délibérément pas leur rôle de médiateur. Leur enveloppe transparente laissait entrevoir des composants électroniques de couleur uniquement blanche, et ils étaient tous en mode veille. Les conseillers s’étaient affranchis de cette obligation légale d’un intermédiaire pour que chaque être humain de culture différente puisse se parler. Dans l’intimité hermétique de cette salle, au sommet du pouvoir, Belhène remarqua que la moyenne d’âge des conseillers était très élevée, à une ou deux exceptions faites. Elle compta neuf membres, nombre impair obligatoire pour ne jamais tomber dans des égalités parfaites lors des délibérations.
La présidente Sorensen entra dans la salle d’un pas pressé, toujours accompagnée de sa horde de secrétaires, et encore occupée à régler bien d’autres obligations. Belhène et Amalie étaient les deux seules femmes assises autour des pupitres. La gent féminine avait su imposer sa marque au plus haut niveau du pouvoir politique et des administrations. Mais l’instance dirigeante restait un cercle fermé, un clan où seule une poignée de privilégié avait accès. Amalie était une exception dans l’histoire du Conseil, elle était l’une des très rares femmes à avoir pu accéder au pouvoir suprême, brisant le mythe du plafond de verre. Le prix à payer fut une absence presque totale de vie privée, un mari dévoué, une détermination et une volonté à toute épreuve. Elle s’installa sur « le fauteuil de la présidente », le Conseil n’avait pas voulu changer l’intitulé de celui-ci au début de son mandat, mais Amalie le modifia sans leur demander leur avis. Une poignée de conseillers très influents s’était mis d’accord sur le fait qu’elle serait la dernière femme dans l’histoire à occuper ses fonctions, et que sa participation n’excéderait pas un mandat. C’était une rumeur très persistante. Pendant qu’elle finissait de discuter avec un de ses secrétaires, l’assemblée fit d’elle-même le silence, et se montra attentive à ce qu’elle allait entendre. Les conseillers ne savaient pas le motif de cette réunion de crise. Amalie n’avait pas voulu répandre l’ordre du jour, pour éviter tout boycott qui aurait pu paralyser le Conseil, et empêcher toute décision urgente. Belhène sentait une atmosphère lourde, pesante, comme un esprit de défiance. Elle observa l’assemblée avant de poser son regard sur Amalie, et se sentit inquiète pour elle. Pourtant, la présidente ne montrait aucune réticence à jouer ce jeu.
— Merci à tous de votre présence, fit Amalie. L’ordre du jour ne vous a pas été communiqué plus tôt, car la décision de cette réunion est le fruit d’événements récents et tragiques.
Cette introduction faite, Amalie savait que la phrase suivante allait provoquer des réactions, et continua sans sourciller.
— Des tensions de plus en plus palpables se font sentir dans la ceinture de Kuiper, et il semblerait que celles-ci aient pris un tournant qui ne soit pas acceptable.
Belhène mesura alors le degré de sensibilité du sujet lorsqu’un conseiller prit alors la parole sans y avoir été invité,
— Ce système est trop éloigné de notre planète. Il est temps de penser à ce qu’ils prennent leur autonomie ! Nous n’avons plus besoin de leurs mines, je vous rappelle que nous ne fonctionnons qu’au solaire !
La simple évocation de ce nom provoqua déjà du remous. Belhène sentit que la tâche n’allait pas être facile. Quant à Amalie, elle se répéta avec bonheur qu’elle avait eu la bonne intuition de ne pas les avertir de l’ordre du jour plus tôt. Elle poursuivit sans tenir compte de cette incartade.
— Je connais la position de la plupart d’entre vous sur le sujet, mais cette question devra être abordée à un moment plus opportun. Je laisse la parole à la représentante de l’ordre des Amazones, Lady Exteberri.
Belhène prit une grande inspiration, vit tous les regards se braquer sur elle, et ils n’étaient pas tous compatissants. Elle sut, à ce moment, que l’instant était crucial, et qu’elle n’aurait pas de seconde chance. Elle se leva, mit en route un hologramme qui montrait la planète d’Hauméa et le descriptif des gisements trouvés au centre de l’assemblée. Elle prit place devant son pupitre et entama son intervention en même temps que la lumière se tamisa.
— Honorables membres du Conseil, je me présente aujourd’hui devant vous, car la situation sur Hauméa s’est considérablement compliquée. Mon intervention devant vous se fait au nom de l’administrateur d’Hauméa, Mr. Zeian Smith.
Elle balaya tous les membres du Conseil du regard, pesa chaque mot, chaque intonation. Elle sentait qu’un seul aucun sous-entendu déplacé pouvait déclencher un incident, et décrédibiliser son discours dans la seconde. Elle avait l’impression de faire un numéro d’équilibriste, mais poursuivit sans montrer ses doutes.
— Je ne vous apprends pas que des gisements de métaux précieux et innovants ont été découverts sur cette planète, mais leurs habitants ne sont pas en mesure de les protéger comme il se doit. Ils ont été victimes d’une première attaque ce matin, et si nous ne faisons rien, leur système risque de s’embraser.
Belhène mit en route un montage du film de l’attaque. Le passage était bref, car la vue d’une forme quelconque de violence n’était plus la bienvenue. C’était un coup de poker, mais elle espérait frapper les esprits.
— Je sais que beaucoup d’entre vous émettent le désir de voir cette ceinture autonome, mais tant que cela n’est pas fait, nous devons les aider.
À peine le film achevé, le vieux conseiller Sullivan, dont la silhouette proéminente était confortablement enfoncée dans son siège, prit la parole de manière plus virulente,
— S’ils veulent se faire la guerre, c’est leur problème ! On a déjà assez de travail pour maintenir la paix ici…si en plus, il faut s’occuper de la ceinture de Kuiper, où va-t-on ?
— Ce sont tous des exilés de cette Terre, intervient Belhène. Leur exode nous a permis de sauver notre planète…Ne l’oubliez pas !
— Les Amazones ne peuvent-elles pas s’occuper du maintien de l’ordre ? Fit le jeune conseiller Vivenski avec calme. C’est pour cela que nous avons légalisé votre institution, pour ne plus avoir à gérer ces problèmes.
Belhène décida d’éteindre la diffusion des documents et de calmer le rythme du débat imposé par ses interlocuteurs. Elle prit un ton grave pour répondre, son émotion était palpable, mais elle se maîtrisa. La lumière se ralluma.
— L’ordre des Amazones a connu des pertes notables ces derniers temps, et notre capacité à maintenir la paix est désormais limitée avec les énormes tensions qui hantent Eris et MakéMaké.
— Aucun rapport ne fait état des tensions que vous décrivez ! S’exclama Fromm.
— Je pense qu’il est important de rappeler que je me fonde uniquement sur les rapports neutres et indépendants émis par la reine des Amazones. Et depuis plusieurs mois ses conclusions sont toutes les mêmes, celles de tensions énormes entre les communautés. Attention ! Elles n’ont pas vocation à être des chefs de guerre. Elles peuvent gérer des conflits mineurs, mais pas une guerre civile. Or, si nous ne faisons rien, c’est ce qui va se produire.
Les conseillers s’échangèrent des regards, cette dernière remarque les fit réfléchir et se devait de les interpeller. Elle entama la dernière partie de son intervention avec détermination.
— La stabilité de la ceinture de Kuiper est une nécessitée, si un conflit majeur éclate là-bas, il aura nécessairement un impact ici. Vous serez obligé de geler tout exil en attendant le retour d’une paix durable. Merci à tous de votre attention, conclut-elle.
Ce dernier argument fut le plus convaincant et un silence pesant s’installa quelques secondes. Amalie put apprécier de nouveau les talents d’oratrice de Belhène, qui reprit sa place derrière son pupitre. Après un court instant, la présidente décida de reprendre la main pour diriger un débat qui s’annonçait houleux.
— Je vous propose donc de discuter de l’opportunité d’envoyer une armée de protection sur Hauméa.
— Une armée ? S’insurgea Sullivan, avec virulence. Qui va payer ? Dois-je rappeler que les exilés boycottent ouvertement les impôts, et que ce système n’utilise plus notre monnaie !
— Les problèmes soulevés pour la récolte des taxes sont en cours d’étude, et je suis sûre qu’ils trouveront une solution rapidement.
— Aucun accord n’existe pour donner une équivalence entre nos deux ressources, insista Fromm. Tout le monde sait qu’ils n’utilisent plus la devise utilisée ici, alors que la loi oblige à ce que ce soit la même pour tout le monde !
— Une caisse de prévoyance avait été constituée par les instigateurs des premières lois sur l’exil, fit Amalie, d’une voix posée. L’argent n’est donc pas un problème, car cette caisse n’a pas servi depuis des années. Je pense que nous pouvons nous concentrer sur les missions futures que nous donnerons à cette force d’intervention.
Belhène assista aux débats, impuissante face à cette poignée d’hommes faisant la pluie et le beau temps. Ils s’appuyaient sur des résolutions complexes pour faire appliquer leurs lois. Le traumatisme des guerres successives qui avaient frappé la Terre durant les deux derniers siècles avait profondément marqué l’opinion mondiale. Plus aucun état ne pouvait se permettre d’entrer en conflit armé avec quiconque, les mentalités ne l’acceptaient plus. Il n’était plus concevable de mourir pour une guerre. Le budget attribué aux forces militaires était devenu tellement dérisoire, que leur existence même avait été remise en cause par des conseillers. Depuis que le groupe de pression des armes avait presque disparu, les armes létales interdites, les guerres n’étaient plus d’aucun intérêt. Cette politique était mêlée à des lois mondiales respectées, à la séparation des peuples par des frontières strictes, et à la présence d’une police mondiale considérée. La diplomatie et les règles étaient présentées comme les seules options à une paix durable. Les conseillers tentaient donc de faire appliquer des lois, votées sur Terre, à la ceinture de Kuiper. Ce fut de justesse, et après plusieurs heures de débats, qu’Amalie parvint à faire voter l’envoi d’une force de sécurité.

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