Un peu à l’écart dans le coin de l’un des stades, Janaya laissait libre cours à sa colère. Hurlant et donnant des coups de pied dans le sol couvert d’un sable rosé. Elle s’attirait l’attention inquiète de quelques adolescents qui jouaient au baseball. Vince était debout contre le grillage les mains dans les poches, Jaelyn accroupie à côté de lui. Ils regardaient la plus explosive des sœurs exprimer bien mieux qu’eux la fureur qui les parasitait. Jaelyn remonta ses longs cheveux noirs en chignon défait, habitude qu’elle avait lorsqu’elle passait aux choses sérieuses.

— Tu le sais depuis quand ?

— Un peu moins d’un mois.

— C’est Thomas qui te l’a dit ?

Il sentit que cette idée l’intriguait. En effet, il serait surprenant que le médecin en chef de l’Agence Protectorale ait désobéi à la Générale.

— C’est Garnet. C’est lui qui l’a trouvée lors d’une mission au sud des États-Unis. Ça l’a sacrément secoué.

Vince tendit sa paume droite en direction de la paroi non loin et une pierre s’en détacha pour se nicher dans sa main. Jaelyn le rabroua, le regard perdu dans le vide :

— Ne fait pas ça ! Si tout le monde le faisait, Roraima ne serait pas un endroit sûr : le plafond pourrait à tout moment nous tomber dessus.

Cette mise en garde sortait sans même qu’ils y pensent. Le minuscule bout de roche qu’il avait attiré, ne pouvait provoquer le moindre dommage à l’édifice. Vince savoura la maîtrise du caillou en silence. Cela lui permettait de calmer son esprit et sa magie, déjà si chaotique de nature. Il n’était pas habitué à ressentir des émotions si fortes, se satisfaisant généralement de joie ou de peine en demi-teinte et la violence de ses sentiments le troublait. Néanmoins, depuis la mort d’Ileana il était souvent obligé de s’y confronter et la manipulation de son élément de prédilection rendait la chose plus gérable.

— Comment elle va ? demanda timidement la Colombienne.

— Ce n’est plus la personne qu’on a connue. Elle est encore plus menue qu’avant.

— C’est possible ? rétorqua-t-elle en souriant avec tristesse.

Ileana avait toujours été petite pour son âge, faisant très jeune. Janaya et lui ne manquaient pas de la taquiner à ce sujet et cela la mettait généralement hors d’elle.

— Elle a une cicatrice à la gorge, comme s’ils avaient essayé de la lui trancher. Ses bras étaient presque entièrement bandés. Ses pieds aussi. Garnet m’a dit qu’ils les avaient brûlé. Elle a sûrement tenté de s’échapper.

Jaelyn devint livide, regrettant certainement de lui avoir posé la question. À présent qu’il était lancé, Vince n’arrivait pas à s’arrêter, les yeux perdus dans ses souvenirs :

— Son regard. Il était vide, comme mort et…

Janaya lui toucha la joue pour l’aider à se sortir de sa transe :

— Vince, je suis sûre qu’elle va mieux à présent.

Elle s’était calmée, ressentant certainement la détresse de sa sœur. Leur lien magique les rendait très sensibles aux émotions de l’autre. Vince se frotta les yeux pour arrêter les larmes qui menaçaient de s’en échapper. Janaya insista, cherchant à les rassurer :

— En un mois, elle a sûrement bien progressé et la majorité de ses blessures doivent être cicatrisées. Si elle sort, c’est qu’elle est déjà plus solide. Docteur Thomas ne permettrait ni sa sortie ni notre implication si elle n’était pas à même de le supporter.

— J’espère que c’est le cas, répondit Vince, abattu. On manque d’hommes sur le terrain, d’autant plus suite aux dernières trahisons. Je suis persuadé que la Générale compte sur le retour d’Ileana pour gagner en force d’impact !

— Bien sûr qu’elle espère qu’Ileana pourra un jour retourner sur le terrain : tu imagines les progrès que cela impliquerait ? C’était une grande Mage avec des capacités exceptionnelles ! Mais quoi que tu en penses, je ne crois pas qu’elle le ferait au détriment de son bien-être. Tu as toujours été très critique la concernant, tu oublies souvent qu’elle prend ses décisions par devoir, pas par gaieté de cœur.

Vince était loin d’être aussi serein qu’elle sur ce point. Il insista :

— Je crois qu’Ileana a suffisamment donné au nom de l’Agence Protectorale. Elle mérite de passer le reste de sa vie loin des combats.

— Ça Vince, je doute que ce soit à toi de le décider ! Le choix lui revient, que tu sois d’accord ou non.

D’un geste vif, le jeune homme remit la pierre à sa place, l’unissant sans mal au mur de roche malgré la distance.

— Le lien est vraiment rompu ? lui demanda Jaelyn avec espoir.

— Je ne ressens rien. Il n’y a eu aucune connexion lorsque je l’ai vue.

— Tu l’as touchée ? insista Janaya.

— Non, répliqua Vince dans un souffle.

— Alors tu ne sais pas ! asséna-t-elle avec toute l’assurance qui la caractérisait.

— Certainement plus que toi, rétorqua-t-il sur un ton menaçant.

Elle lui lança un regard narquois avant de le provoquer :

— Tu sais ce que je crois : que le lien existe toujours ou non, tu ne chercheras pas la réponse. Tu vas la fuir comme la peste et ce sera à Ileana de faire tout le boulot. Certaines choses ne changent pas !

Un tic nerveux agita la lèvre supérieure de Vince. Janaya n’avait pas rencontré la jeune femme, elle ne pouvait pas comprendre. Il ne doutait pas que son sourire disparaîtrait après avoir revu Ileana.

— Quel est le programme de l’après-midi ? intervint Jaelyn pour détourner la conversation et calmer les tensions.

Vince se laissa faire sans difficulté, content d’éviter le conflit ouvert avec Janaya :

— Je dois passer à l’Agence en fin de journée. J’ai reçu un mail avant la réunion avec la Générale.

— Pourquoi ?

— Peut-être pour faire un test avec un nouveau partenaire ? Je n’en sais rien, c’était pas précisé.

— Ça ne va pas bien avec Léon ?

— Il ne supporte pas nos synchronisations chaotiques, il dit que ça lui donne mal au crâne.

— Comme la précédente, quoi ! rétorqua Janaya, retrouvant sa joie de vivre. Elle s’appelait comment déjà ?

— Jennifer.

— Jolie fille.

Il acquiesça avec méfiance, connaissant suffisamment son amie pour deviner qu’elle avait une idée derrière la tête.

— Je crois que tu avais une touche, insista-t-elle, un sourire taquin aux lèvres.

Vince se contenta de lever les yeux au ciel. Jaelyn revint à la réunion, inquiète pour lui :

— Tu es sûr de vouloir le faire, Vince ? Je veux dire : tu n’es peut-être pas dans le meilleur état d’esprit possible pour mener ce genre d’expérience.

— Ça ne change pas de d’habitude, la rassura-t-il. Je te rappelle que pour moi, ce n’était pas vraiment une nouvelle.

Janaya se mit devant lui, les poings sur les hanches et le regard sévère :

— Tu aurais pu nous en parler ! Je croyais qu’on était amis !

Comme à son habitude, la jeune femme passait d’une humeur à l’autre, trop vite au goût de Vince qui peinait souvent à la suivre. Mais il comprenait sans mal son reproche, même s’il savait par expérience qu’elle ne lui en tiendrait pas rigueur très longtemps : Janaya n’était pas quelqu’un de rancunier. Sauf avec Aymeric qu’elle ne supportait pas.

En vérité, l’idée lui avait plusieurs fois frôlé l’esprit mais systématiquement, il l’avait repoussée avec force. Pourquoi ? Il ne saurait le dire avec exactitude, peut-être qu’il n’arrivait tout simplement pas à accepter la nouvelle et la douloureuse réalité que cela impliquait pour Ileana. À présent, il ne pouvait plus faire comme si de rien n’était et il se doutait que Janaya serait intarissable lorsqu’elle reviendrait de ses journées en compagnie de la jeune femme rescapée, juste pour le forcer à sortir de sa réserve.

Jaelyn se redressa en pouffant, adoucissant l’humeur maussade de ses amis :

— Je crois qu’il a très bien fait de ne pas t’en parler, Janaya : tu te serais précipitée dans sa chambre en hurlant ! Tu l’aurais terrorisée la pauvre !

Malgré sa tristesse, il rit. Autant par amitié que pour éloigner, même pour quelques secondes, la peine qui restait omniprésente. Les jumelles en firent autant, certainement pour étouffer leur peur à l’idée de la revoir.

Janaya épousseta son jean un peu large retenu par une ceinture colorée et son débardeur trop grand. Jaelyn lui vint en aide, relevant les longs cheveux de sa sœur pour tapoter son dos et le bandeau qui dissimulait ses formes pulpeuses. Nombreux étaient ceux qui affirmaient qu’elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et que leur habitude de s’habiller de façon similaire ne permettait pas de les identifier avec assurance. Vince n’avait jamais partagé cette vision. Pour lui leurs regards étaient trop différents pour souffrir la comparaison. Et de dos, il lui suffisait de les observer marcher pour deviner instantanément à qui il avait affaire.

Une fois satisfaite, Janaya se tourna vers lui :

— Ça te dérange si on t’accompagne ?

— Je ne sais pas si je vais y aller maintenant ! Il n’y avait pas d’heure dans le mail !

— Il est déjà plus de 17 heures !

— Déjà ? Je n’ai pas vu le temps passer.

— On t’accompagne alors, insista Janaya qui avait de toute évidence décidé de ne pas le laisser seul.

— Tu n’as pas tort : plus vite se sera fait, mieux je me porterai !

Lentement, ils se mirent en route, Vince, les épaules basses et les mains dans les poches. Nerveusement, ses dents grinçaient les unes comme les autres. Même s’il donnait le change, il craignait de découvrir ce qu’on attendait de lui. S’il voulait absolument poursuivre les missions et était prêt à supporter beaucoup de désagrément pour pouvoir le faire, passer d’un élémentaire à un autre presque à chaque tentative commençait à lui peser. Au-delà de la désagréable sensation que lui procuraient ces associations bien loin de la symbiose qu’il entretenait avec Ileana, cela le fatiguait et ne l’aidait pas à garder le contrôle de sa magie. De plus, le fait que l’Agence tienne à lui trouver un partenaire le troublait, un sourcier seul serait-il donc incapable de mener une mission à bien ? Vince était persuadé du contraire.

Sans un mot, ils entrèrent dans le bâtiment qu’ils avaient quitté seulement une demi-heure plus tôt. Cela avait des allures de hall d’immeuble mondain ou de manoir d’un autre siècle avec ses grands tableaux de maîtres encadrés d’or et le tapis de velours rouge qui guidait le visiteur de la porte à l’étage. Ils s’engagèrent dans l’immense escalier évasé, formé à même la pierre par des mages particulièrement doués. Après un instant d’hésitation, Vince prit le couloir de gauche bien plus austère, longeant la paroi inégale du Tepuy. Devant la porte du Lieutenant Mora, le jeune homme suspendit son geste.

— Vous allez sérieusement me suivre jusque dans son bureau ?

Si Janaya hésita, Jaelyn lui adressa un sourire de connivence en attrapant sa sœur par le bras :

— Non, on y va ! On se voit tout à l’heure ? C’est notre soirée ciné je te rappelle !

Il grogna en signe d’assentiment et frappa enfin à la porte. Cela ne l’aurait pas dérangé de faire l’impasse pour cette fois-ci, mais il savait que Janaya y tenait et que même avec beaucoup de conviction, il n’arriverait pas à déroger à cette coutume et plus particulièrement aujourd’hui. Vince pénétra dans la pièce lorsque le militaire l’invita à le faire :

— Mon Lieutenant !

— Bonjour, agent Morel.

Vince fronça les sourcils en constatant qu’Emi était également là. Il lui adressa une œillade suspicieuse à laquelle elle répondit par un haussement d’épaules.

— J’allais justement vous contacter ! J’ai vu tardivement que je n’avais pas mis d’heure sur votre convocation : cela ne se reproduira plus. Je vous en prie, assayez-vous.

Ils s’installèrent côte à côté, regardant le Lieutenant avec appréhension. L’homme dans la soixantaine avait pris du ventre ces dernières années. Il avait perdu sa jambe lors d’une mission, ce qui l’avait obligé à anticiper sa retraite de soldat au profit de l’encadrement. Ses joues rondes n’adoucissaient en rien l’expression autoritaire qu’il affichait en permanence, sa ride de sévérité entre les sourcils accentuant celle liée à l’âge.

— Bien, nous allons essayer quelque chose de légèrement différent. Agent Morel, vous êtes habitués au terrain et efficace même lorsque vos partenaires peinent à faire honneur à vos dons.

Vince trouva la formule étrangement tournée, les torts étant généralement partagés, mais il ne releva pas, trop avide de découvrir où le Lieutenant voulait en venir. Ce dernier poursuivit en braquant sur lui ses yeux sombres :

— Nous envisageons de vous affecter à des missions en tant que garde du corps. Cela nécessite une puissance de frappe rapide, efficace et contrôlée sans pour autant demander un usage des quatre éléments. Votre manipulation de la terre sera très utile et de mon point de vue ainsi que celui de la Générale, amplement suffisante.

Vince leva un sourcil circonspect. Certes, sa maîtrise de la terre était de loin la meilleure, ayant atteint le niveau d’excellence, mais il avait obtenu sans trop de difficulté ses diplômes d’expertise pour le feu, l’air et l’eau et il n’avait pas à rougir de ses capacités. Le limiter à sa maîtrise de la terre était réducteur, mais il savait que Mora était un homme de terrain avant d’être un homme de mots et que c’était sûrement involontaire. Le Lieutenant poursuivit, toujours aussi concentré :

— De plus, votre expérience vous donnera une approche militaire et l’instinct nécessaire à ce genre de mission.

Cela avait des allures de voie de garage et Vince avait un sentiment partagé. Il craignait l’inactivité sur ce type de poste, mais ne plus avoir à faire équipe avec un élémentaire était une excellente perspective. Ses pensées contradictoires se bousculant, il préféra garder le silence, le visage complètement inexpressif. Habitué à ce genre de comportement de sa part, le Lieutenant passa à la suite :

— Si vous ne vous indignez pas, c’est que l’idée ne vous déplaît pas. Donc, venons-en à vous, Mademoiselle Hart. Votre supérieur me signale que vous êtes prête à aller sur le terrain.

Emi n’en crut pas ses oreilles et se redressa sur sa chaise, les yeux papillonnants. Vince savait qu’elle avait travaillé dur pour avoir la possibilité de sortir de Roraima et de chapeauter une mission de surveillance alchimique. Son excitation le fit doucement sourire : Leane était pareille lorsque ses efforts payaient. Leurs regards se croisèrent et la joie de la jeune femme disparut brusquement. Vince devina aisément pourquoi : la nouvelle concernant son ancienne partenaire était fraîche et cela devait encore la troubler.

Le Lieutenant poursuivit, indifférent aux échanges muets de son vis-à-vis :

— Je précise que vous n’êtes pas affectés à une mission aujourd’hui, mais il est important que vous vous y prépariez. Mademoiselle Hart, votre supérieur vous convoquera sûrement suite à cette réunion, commencez à penser aux questions que vous pourriez avoir. Agent Morel, vous aurez deux jours de formation aux spécificités du métier de garde du corps, je compte sur votre présence et votre implication. Ensuite, je souhaiterais que vous échangiez avec Mademoiselle Hart pour qu’elle sache comment agir et communiquer avec vous en cas de danger afin d’assurer sa sécurité.

— Bien, mon Lieutenant, répondit Vince, très droit sur son siège.

— Est-ce que tout vous semble clair, Mademoiselle Hart ?

— Oui, mon Lieutenant.

— Dans ce cas, je vous donne congé, en espérant ne pas avoir à vous solliciter trop rapidement.

Les jeunes gens se levèrent et saluèrent le gradé avant de quitter la pièce sans un mot. Alors qu’ils rejoignent rejoignaient l’escalier, Vince sentit qu’Emi voulait parler sans pour autant oser prendre la parole.

— Ça va bien se passer, se contenta-t-il de dire.

— Je ne m’inquiète pas pour ça : je sais que je peux te faire confiance. Ileana t’a critiqué de trop nombreuses fois de l’avoir protégée contre son gré pour que je mette en doute tes capacités.

Vince se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas lui rappeler qu’il avait échoué lors de leur dernière mission ensemble. Douloureusement, il revit Leane, furibonde, qui lui reprochait de trop la couver. Même si son expression ne le montrait pas, il se sentit brusquement abattu et n’avait qu’une envie : celle d’aller se terrer dans sa chambre, ses écouteurs sur les oreilles, à dessiner quelque chose pour oublier cette journée.

— Vince, tu m’entends ? l’appela Emi.

— Désolé, j’étais ailleurs.

Ils étaient à la porte d’entrée et le jeune homme remarqua Janaya et Jaelyn qui l’attendaient sous un olivier. Il ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Emi suivit son regard et commenta :

— De vraies mères poules ! Je te disais qu’on devait voir Ileana demain avec ton frère.

— Okay.

— Tu crois qu’on devrait apporter quelque chose en particulier ? On pensait à des albums photos, mais peut-être que quelque chose en particulier pourrait réveiller sa mémoire ?

— Emi, n’y allez pas avec cette idée en tête. Il faut accepter son amnésie.

— Tu pars battu d’avance !

— Tu comprendras en la voyant. Faites-la sourire, ça sera déjà bien. Elle n’est pas différente des autres fantômes, je pense que tu en as rencontré suffisamment pour savoir ce que cela signifie réellement.

Emi était au bord des larmes et il ne faisait rien pour la rassurer. Il fallait qu’elle comprenne, qu’ils acceptent tous la réalité. Il s’éloigna sans un mot pour rejoindre les deux sœurs. Janaya l’attendait, tapant les dalles claires du pied avec un air contrarié. Le regard de la jeune femme s’attardait sur Emi et il devinait sans mal ce qu’elle allait lui reprocher.

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