Enamon, le blizzard du Nord, naissait sur les cimes des montagnes d’Undol. A la fin de l’automne, il dévalait les hauteurs abruptes chahutant la rocaille, traumatisant les arbres.

Depuis que les légendes courraient sur le monde, la préférée des enfants était celle d’Enamon. Loup la racontait souvent à Tily et Arcis.

Chaque hiver Enamon le géant hibernait au sommet des montagnes. Il se calait entre deux escarpements après un dernier repas et entamait un long sommeil de quatre mois. Sa respiration formait le blizzard du Nord, ses ronflements, le tonnerre, ses cauchemars, les tremblements de terre. A son réveil Enamon, affamé, pleurait de faim et ses larmes devenaient les torrents fougueux du printemps. Nombre d’histoires mettaient en scène le colosse des montagnes.

Ce fut l’haleine du géant qui réveilla Loup. Le vent soufflait fort et avait réussi à percer la forêt dense. Ses yeux clignèrent plusieurs fois rapidement. La cime des arbres était haute.

Depuis combien temps dormait-il sur le sol?

Il se souvenait de la sorcière.

Où l’avait-elle envoyé?

Le décor lui était familier. Il releva la tête et inspecta des yeux les alentours. C’était la forêt des larmes et il n’était pas loin du portail de Trieste.

Satanée sorcière. C’était ça son aide?

L’amener au portail sachant qu’il allait mourir s’il le franchissait.

Ne jamais faire confiance à une sorcière.

Loup continua de scruter les environs. Rapidement son regard fut attiré par des traces de sang qui disparaissaient dans les fourrées.

Il se fraya un passage entre les branches. D’après les traces quelqu’un était passé par ici en rampant et à la vue du sang qui souillait la blancheur du tapis neigeux, il était très mal en point. Loup continua de suivre la piste sanglante. La main sur la garde de son épée.

Quelques mètres plus loin, Il trouva le corps d’une jeune femme blonde étendue sur le ventre.

Loup la retourna sur le dos. Elle respirait encore. Un trou profond perçait son épaule de par en par. Il appliqua sa main sur l’orifice. Le froid avait limité le saignement. Dans les terres brûlées elle aurait succombé depuis longtemps. La blessure était nette, propre. Un poignard effilé sans doute. Son agresseur, visiblement expert en torture, avait tourné la lame pour agrandir la blessure.

De son sac, Loup sortit une petite bourse de cuir de laquelle il retira quelques herbes séchées qu’il plaça dans sa bouche. Il les mastiqua pendant quelques secondes puis il inséra la pâte obtenue directement dans la blessure. La jeune femme ne broncha pas. Il apposa sa main sur son front, elle était froide comme la neige. Le plus proche abri était son ancienne maison. Il la prit sur ses épaules.

Elle était si lègère qu’il fut rapidement sur les vestiges de son ancienne vie. Il ne voulait pas revenir aussi tôt dans ces lieux funestes mais cette jeune femme avait besoin de soins et de chaleur.

De la maison, il ne restait que des ruines mais le petit abri bois qu’il avait construit avec les enfants était toujours debout. Il retira quelques rondins et installa la jeune femme sous l’abri de fortune et bientôt un feu revigorant dansait sous la cime des arbres.

Loup s’assit devant l’âtre. L’infortuné lapin, qu’il venait de capturer pas loin de la clairière, cuisait dans une petite marmite. Au loin il distinguait les deux tombes qu’il avait creusé pour sa fille et sa femme.

Il ne voulait pas s’en approcher, leur mort était trop récente. La douleur trop vive et avant que le désespoir ne s’installe en lui, il chantonna un air qu’adorait Tily.

« Dans le ciel, à travers les nuages

est tombé un sage oiseau mage,

Dans la terre il a laissé une empreinte de son passage

Depuis ses ailes soufflent à jamais le vent des tempêtes.

Dans le ciel, à travers les nuages

Il ne chantera plus le sage oiseau mage

Dans le ciel il a laissé une trace de son passage

Depuis sa voix tonne à jamais dans les tempêtes. »

« Triste chanson. »

Ces mots résonnèrent dans son esprit.

« C’est moi qui vous parle. »

Loup tourna la tête. La jeune femme s’était éveillée et le regardait.

« Oui et non. »

« Quoi oui et non? »

« La chanson triste. »

« Je la trouve triste mais vous ne paraissez pas surpris ni effrayé que je m’adresse à vous de cette façon. »

« Vous n’avez pas l’air effrayé d’être avec un inconnu. »

« Je pense n’avoir rien à craindre d’un homme qui me chante une chanson au coin d’un feu après m’avoir soigné. »

Loup sourit.

« Je pense n’avoir rien à craindre d’une jeune femme qui apprécie quand je chante. »

« Merci Monsieur de m’avoir aidé. »

Loup acquiesça d’un mouvement de tête.

« Je m’appelle Iria. »

« Loup. »

« Loup? »

« Oui. »

« C’est pas un nom. »

« C’est celui que je me suis donné. »

« Pour quelle raison. »

Iria aurait pu essayer de sonder son esprit mais ce n’était pas correct vis à vis de l’homme qui lui avait sauvé la vie.

« Vous posez beaucoup de questions. »

« C’est vrai. »

Elle toussa.

« Vous devriez vous reposez. Votre blessure est sérieuse. J’ai préparé une soupe. »

« Est ce que j’étais seule quand vous m’avez retrouvé? »

« Oui. »

Iria tourna son visage afin que son sauveur ne puisse voir sa tristesse et sa détresse. Son père était sans doute mort. Tout le monde était mort. Pourtant un petit espoir demeurait . Un fol espoir.

Loup n’ajouta rien, il sentait que cette jeune fille avait perdu quelqu’un de proche.

« Je pourrais avoir un peu de votre soupe. »

Loup prit un bol et versa une louche de de sa mixture.

« C’est du lapin. C’est pas de la grande cuisine mais ça va vous réchauffer. »

« Ca ira très bien. »

Elle s’assit et but tout sans s’arrêter. Elle garda pour la fin une maigre cuisse de lapin qu’elle grignota avec appétit.

Iria sentit une douce chaleur l’envahir mais elle vacilla. Loup la retint avant qu’elle ne tombe à la renverse.

« Dormez maintenant. Vous avez perdu beaucoup de sang. »

« Merci Loup. Vous voulez bien me chanter votre chanson. »

Loup acquiesca.

Sa voix était si agréable qu’Iria s’endormit aussitôt.

Loup sortit une petite fiole. Il but quelques gorgées d’alcool que son grand-père lui avait glissé dans le sac. Il pensa à Arcis. Son fils lui manquait. Il se leva et s’approcha de la jeune femme endormie. Il remonta la couverture. A son tour Loup s’allongea. Le regard tourné vers les tombes. A la pâle lueur des flammes, il vit deux silhouettes qui lui souriaient. Cette nuit sa femme et sa fille s’endormirent à ses côtés. Comme avant.

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