Lily restait muette, consciente de se trouver sous les feux des projecteurs : deux paires d’yeux l’épiaient avec bienveillance pour l’un, et méfiance pour l’autre.
— Que veux-tu savoir en premier ? demanda-t-il d’un ton désinvolte, tentant de contenir son engouement.
Lily se vit incapable de réfléchir. Tellement de questions la hantaient depuis quelques jours !
— Prends ton temps, rassura-t-il comme s’il avait deviné son tracas.
Trois bonnes minutes s’écoulèrent sans qu’elle ouvrît la bouche. Puis, lentement, ses idées s’éclaircirent. Elle choisit ses mots, de peur de décevoir l’Héliogicien.
— Pour commencer, j’aimerais savoir exactement pourquoi et comment je parviens à changer de monde. Kaël m’a déjà révélé que c’était grâce à mon Anneau, mais… je ne comprends pas trop comment c’est possible.
La jeune femme était excitée à l’idée de connaître enfin la vérité. L’homme sourit et choisit lui aussi ses mots bien qu’il eût attendu et préparé ce moment depuis des décennies. Il inspira et déclara d’un ton calme :
— Le bijou que tu portes correspond à l’Anneau de l’Avenir, l’un des trois Trésors du Temps qui appartiennent depuis des siècles à la famille Aurora. Étant donné que ton père, Thomas Aurora, et ton frère aîné, Aaron, sont décédés en avril 1991…
Sa voix se voila. Noah sembla prendre toutes les précautions pour ne pas la blesser.
— Tu représentes par conséquent la dernière descendante de ta précieuse et célèbre lignée. Tu es celle qui doit posséder les trois bijoux. Je m’étendrai sur ce vaste sujet un peu plus tard… J’ai tellement de choses à t’apprendre.
Il se tut un instant, but une gorgée d’une liqueur inconnue et reprit sur un ton toujours aussi posé :
— Seule une personne qui appartient à ta lignée et porte un des Trésors du Temps sur elle peut voyager d’un monde à l’autre. Comme tu as dû le constater, c’est durant ton sommeil que tu permutes.
Silence.
— Pourquoi maintenant ? C’est depuis qu’une voiture m’a percutée dans la rue que je suis envoyée sur Zénith dès que je m’endors. Cet accident aurait-il un lien avec ce qu’il m’arrive ? En quoi ça m’aurait permis de venir ici ?
— Cet Anneau, comme tous les autres Trésors, renferme une quantité d’énergie inestimable. Si son possesseur subit une forte dépression, un choc émotionnel ou physique, le phénomène se déclenche : un courant électrique est libéré et circule à travers le bijou et l’héritier, les liant à jamais — tant qu’ils restent en contact.
Noah marqua une pause, but une longue gorgée de sa liqueur et reprit :
— À ce moment précis, le possesseur s’imprègne de cette énergie. Elle lui confère un énorme potentiel en Héliogie, et lui permet de voyager dans l’autre monde. Et cela à partir du jour où ils ne forment qu’une seule entité.
Lily se remémora son accident brutal, son premier réveil dans cette forêt, les courants électriques, la douleur et les brûlures causées par l’Anneau. Son Trésor du Temps était à l’origine de tout. Elle avait enfin trouvé une explication à ces phénomènes irrationnels, même si cela engendrait encore davantage de zones d’ombres. Elle se sentit à la fois confuse et soulagée.
— As-tu d’autres questions ?
Aurora réfléchit. Elle fronça les sourcils, brûlant de curiosité à propos d’un sujet en particulier qui la taraudait. Elle hésita un instant pendant qu’il s’enfonçait un peu plus dans le canapé et la dévisageait.
— Qu’est-ce que l’Héliogie, exactement ?
Un sourire fendit le visage rayonnant de Noah, créant de discrètes et charmantes rides aux coins des yeux.
— Ah ! Nous attaquons là un sujet fort important, s’exclama-t-il d’un air enjoué.
Il marqua une pause. Lily le soupçonnait de vouloir accentuer le suspense et surtout, de profiter de ce moment qu’il avait attendu depuis des décennies.
— L’Héliogie est née avec les Elfes sur Zénith, des millénaires plus tôt. Ce sont uniquement eux qui la pratiquent naturellement, à quelques exceptions près.
Silence.
— Différentes particules telles que les électrons, les protons et les neutrons, constituent ton monde, ton propre corps et tout ce qui nous entoure.
Elle acquiesça, gardant un souvenir désagréable de ses vieux cours de physique.
— Zénith et la Terre, ainsi que les êtres vivants, sont composés de ces particules. Mais ces planètes en possèdent d’autres grâce auxquelles l’Héliogie existe.
Il se tut, suscitant toute la curiosité et l’attention de la jeune femme. Le regard avide, elle lui demanda :
— Quelles sont-elles ?
— Les hélioctrons, révéla-t-il. Ce sont des éléments constamment émis par notre étoile. La vôtre, que vous appelez Soleil, en envoie également, mais ceux de ton monde en ignorent encore l’existence. Seuls les Elfes peuvent s’en imprégner, ainsi qu’une catégorie d’Humains très restreinte.
— Que font-elles ?
— Elles nous permettent de pratiquer l’Héliogie. Nous pouvons contrôler toutes les particules, et donc les atomes, les molécules : la matière. Nous pouvons déplacer et transformer par l’esprit ces éléments, agir sur des corps et des objets : les faire apparaître, ou disparaître, en concentrant notre énergie. L’Héliogie ouvre de grandes portes en médecine : les Elfes peuvent synthétiser des cellules sanguines, des organes…
— Un être vivant ?
Silence.
— Non. Notre morale nous interdit de créer toute forme de vie comme les animaux, les plantes… Nous n’y avons jamais songé, et nous n’y sommes jamais risqués. La nature doit conserver son équilibre. Nous nous limitons à synthétiser des organes pour soigner certains Humains, ou certains Elfes si l’épée les atteint. Nous avons toujours utilisé l’Héliogie sagement, pour de bonnes causes, sans que cela engendre des conséquences dramatiques sur Zénith.
Lily se sentait un peu déstabilisée. C’était si différent de son monde ! Zénith offrait tellement plus de possibilités ! Jamais elle n’aurait soupçonné l’existence de ces particules auparavant. C’était fascinant.
— Qui sont les rares Humains capables de pratiquer l’Héliogie ?
— J’imagine que mon fils t’a déjà expliqué les hostilités que nous avons toujours entretenues avec les Ombres, n’est-ce pas ?
Elle acquiesça, en adressant un regard furtif à Kaël qui les observait dans son coin, le visage à moitié voilé par l’obscurité.
— J’en connais quatre.
Silence.
— Tout d’abord, il y a moi, révéla Noah. Malgré le fait que je sois un Humain, la Reine des Elfes m’a jadis cédé une partie de ses capacités grâce à un élixir dont elle seule connaît le secret, afin que j’accomplisse ma mission. Je peux ainsi pratiquer l’Héliogie, et je suis doté d’une très longue espérance de vie. Je vieillis d’une année tous les dix ans.
Silence.
— Le second est le chef de nos ennemis, appelé Sian Valtori, âgé de 124 ans. Cet Humain est aux Ombres ce que toi, Lily, tu es aux Elfes. Comprends-tu ?
Intriguée, elle fronça les sourcils.
— La famille Valtori est exceptionnelle comme la tienne. Originaire de la Terre, Sian détient les Trésors de l’Âme, lui permettant, comme toi, de pratiquer l’Héliogie et de voyager sur Zénith. Depuis un millénaire, les Valtori sont les alliés des Ombres tandis que les Aurora sont ceux des Elfes.
— Quelle est la troisième personne, alors ?
— Son fils, Victor. Tandis que Sian possède les trois Trésors de l’Âme, Victor, lui, détient clandestinement un Trésor du Temps qui te revient de droit.
— Ah… Et j’imagine que la quatrième c’est moi-même, n’est-ce pas ?
— C’est bien cela, affirma-t-il. Grâce à vos bijoux, les membres de la famille Aurora et Valtori, qui ont réussi à libérer leur énergie, peuvent voyager sur Zénith lorsqu’ils se retrouvent dans un état d’inconscience, et pratiquer l’Héliogie spontanément comme les Elfes, de l’Aube jusqu’à la tombée de la nuit.
Elle fut troublée, ne sachant plus qui elle était et ce dont elle était capable. Elle pressentait qu’elle devrait sans doute jouer un rôle important dans ce monde. Elle se demandait si elle devrait un jour choisir entre la Terre et cette planète, si elle était dans l’obligation de renier son passé, d’abandonner sa mère, d’oublier Joanna. Et sur Zénith, dans quel camp se situait-elle ?
Dans celui des Elfes visiblement. De toute évidence, ils étaient des êtres de lumière et bons, et les Ombres des êtres des ténèbres et mauvais — en tout cas, c’était ce qu’elle croyait. Mais tolèreraient-ils sa nouvelle nature ? Accepteraient-ils le fait qu’elle fût de race ennemie bien que la Reine ordonnât aux Elfes d’éliminer un Ombre ? Lily se sentit très vite dépassée par les évènements.

Le soleil couchant se reflétait dans la pierre blanche des tours, ce qui baignait la pièce circulaire d’une lumière flamboyante, allant du jaune vif au rouge sang, en passant par une multitude de teintes orangées. Noah semblait méditer. Ses yeux étaient dirigés vers l’extérieur où l’on pouvait deviner la déclinaison inexorable du soleil.
— Bientôt, la ville sera plongée dans l’obscurité et l’astre du jour nous lâchera comme tous les soirs et toutes les nuits, déclara-t-il, le regard vague. L’émission des hélioctrons par notre étoile cessera, empêchant les Elfes de pratiquer l’Héliogie, ce qui les rendra aussi vulnérables que les Humains. Pendant ce temps, les Ombres gagneront en vigueur, sans cette étoile brûlante qui irrite leur peau, sans ces hélioctrons qui les transpercent et les fragilisent. Leur venin redeviendra fatal pour leurs ennemis, et leurs virus de nouveau actifs. Voilà pourquoi ils sont faibles la nuit, tandis que les Ombres le sont le jour.
Le sage éclairait davantage ce que Kaël lui avait révélé dans la forêt.
— C’est pourquoi ils peuvent combattre uniquement à l’Aurore et au Crépuscule, n’est-ce pas ?
— Exactement. Les deux races ennemies ont signé un Pacte du Temps, mille ans plus tôt, après qu’une longue Guerre a ravagé les deux camps. Elle a duré plus de trois mois, et ne s’est jamais interrompue. Les Elfes comme les Ombres se sont épuisés, et leurs chefs respectifs Aurora et Valtori sont morts de manière mystérieuse. Le jour, le peuple de l’Aurore l’emportait sur celui du Crépuscule ; mais la nuit, leur sort s’inversait. Tu apprendras cette vieille histoire un peu plus tard. Tu dois d’abord prendre tes repères et t’adapter à cette nouvelle vie.
Lily désirait en savoir davantage.
— Tu l’ignores encore, mais ton potentiel en Héliogie est bien supérieur à celui d’un Elfe grâce au Trésor. Sian Valtori et son fils, eux, surpassent tous les Héliogiciens réunis. Ils détiennent quatre bijoux sur les six existants, et toi tu ne possèdes que l’Anneau. Ils sont puissants, et représentent de grands atouts pour les Ombres. La balance penche dangereusement de leur côté, et la situation devient très critique pour les Elfes.
Il marqua une pause durant laquelle Lily tentait de maîtriser ses émotions en ébullition. Devinant son anxiété, Noah poursuivit d’un ton plus grave :
— Nos ennemis fomentent quelque chose. Ils progressent chaque jour dans leurs plans, et nous ignorons encore la nature de leurs projets. Peut-être préparent-ils une Guerre ? C’est pour cela que tu dois étudier et te former à l’Héliogie. Une fois que tu auras atteint un niveau suffisant, tu partiras à la recherche des deux Trésors manquants dont tu es l’unique héritière. Ainsi, les Elfes auront une chance de rivaliser face aux Ombres.
Accablée, Lily cherchait ses mots, le regard agité. Malgré tout le respect qu’elle avait pour lui, Noah la mettait en colère. Les bouleversements dans sa vie et sa nouvelle nature la préoccupaient suffisamment, et voilà qu’on lui imposait sa destinée. Celle-ci consistait à défendre des Elfes qui peuplaient une autre planète dont elle peinait encore à croire l’existence.
— Ah oui, un détail très important, ajouta Noah. Ton identité demeure secrète. Les seules personnes qui te connaissent sont la Reine, sa fille, les membres de la Guilde des Héliogiciens et Kaël. Tous les habitants, les Elfes comme les Humains, savent qu’un jour un descendant Aurora viendra, mais ils ignorent que c’est toi ! Je compte sur ta discrétion. L’attention qu’ils risquent de t’adresser ne doit pas te perturber. Ton identité sera révélée en temps voulu. Pour eux, tu n’es qu’une simple Humaine retrouvée dans la forêt, originaire d’un village calciné par les Ombres, et qui se réfugie ici. Tu ne dois surtout pas leur apprendre que tu es une Aurora, et encore moins que tu viens de la Terre !
— Vous pouvez compter sur moi, je ne tiens pas à accaparer toute l’attention, bien au contraire, promit-elle.
Elle se sentait épuisée, assoiffée. La chaleur du soir irritait chaque parcelle de sa peau. L’avenir qui se dessinait ne l’enchantait guère. Pour la première fois de son existence, elle savait sa vie menacée. Elle avait deux grands secrets à cacher : son identité à l’égard de tous les habitants de cette ville ; et sa nouvelle nature.
Joanna et sa mère commençaient à lui manquer. Elle avait besoin de repères, de se réfugier auprès de ses proches. Malheureusement, elle ne pouvait pas compter sur elles. Lily n’avait pas le choix, elle devait faire confiance aux Elfes si elle ne voulait pas perdre pied.
Elle bouillonnait intérieurement, même si la température de son corps ne devait pas dépasser celle d’un glaçon. Lily restait muette comme une tombe, cette situation l’épouvantait.
— Je pense que tu pourras commencer ta formation en Héliogie dès demain, déclara Noah avec fermeté. Nous ne devons pas traîner, Sian Valtori peut se présenter avec son armée d’Ombres à chaque instant.
Il sourit et confia à Lily :
— Tu progresseras sans doute bien plus vite que les autres. Tu dois, je pense, assimiler tout ce qu’un Elfe apprend en vingt ans.
Voyant Lily se décomposer un peu plus à chacune de ses révélations, il ajouta :
— Ne t’inquiète pas. Tu ne te rendras pas compte de la vitesse à laquelle tu évolueras. Ton sang lié au pouvoir de l’Anneau te surprendra, à l’avenir…
Silence.
— Ne te soucie pas non plus de ton logement. Une chambre t’est réservée tout spécialement à l’étage, si tu le souhaites. Kaël te la présentera plus tard. Bien sûr, nous ne t’imposons rien. Nous te donnons ce dont tu as besoin, tu es libre d’accepter notre offre, ou de la refuser. Mais avant toute chose, nous devons rencontrer la Reine des Elfes au plus vite. Elle trépigne d’impatience à l’idée de te voir.
Lily se figea, car la suite des évènements défilait trop vite. Elle souhaitait prendre du recul sur la situation. Le changement s’avérait très violent, et cet homme ne semblait pas lui laisser le temps de se remettre de ses émotions. Il paraissait pressé et fatigué, comme si la menace approchait.
En réalité, Lily ne se souciait pas tellement de cet ennemi inconnu. La seule chose qui l’obsédait pour le moment était son infection incurable. Elle devrait changer ses habitudes, et cacher ce lourd secret à sa mère chez elle à Paris, mais aussi à ce peuple de Zénith.
Noah l’observait, et semblait deviner son trouble. Kaël, quant à lui, commençait à perdre patience.
— Je sais que c’est très dur pour toi, souffla l’Héliogicien en plongeant ses yeux métalliques dans les siens. Ceci va beaucoup trop vite… Tu as d’abord subi la découverte de ce monde, puis celle d’une destinée à laquelle tu n’y apportes sans doute aucune importance…
Un sourire chaleureux fendit son visage, ce qui la rassura aussitôt.
— Je suis désolée, murmura-t-elle dans un souffle, désemparée. Je ne pense pas être à la hauteur… et assez prête pour… pour tout ça. J’ignore qui est Valtori… Quelques jours plus tôt, j’avais comme seuls soucis mes études et ma relation avec ma mère…
Noah s’approcha d’elle et lui tint l’épaule. Une furtive lueur de surprise et de curiosité traversa ses yeux à l’instant où sa main effleura la peau glacée de Lily. Cette brève lueur disparut aussi rapidement qu’elle fut apparue. Il la fixa, capta son attention.
— Ta vie n’a jamais été ordinaire, confia-t-il à voix basse, en prenant soin d’articuler chaque syllabe. Tes ancêtres ont été de nobles et puissantes personnes. Avant même ta naissance, les Elfes surveillaient et protégeaient ta famille.
Les yeux de la jeune femme quittèrent aussitôt les siens. Elle était perdue. Il s’approcha d’un peu plus près. Ce fut à ce moment-là qu’elle réalisa qu’ils étaient seuls et que Kaël s’était retiré de la pièce en silence.
— Nous devons y aller. Éléna nous attend.
Noah l’entraîna vers la porte avant de sortir vers une rue calme. L’air se révéla d’une pureté et d’une douceur sans pareilles. Le soleil poursuivait son déclin, tandis que le ciel s’assombrissait de plus en plus vers l’est. Le Crépuscule approchait. Lily devinait que les Elfes deviendraient bientôt aussi fragiles et vulnérables que les Humains, pendant que leurs ennemis gagneraient en puissance.
Elle suivait son guide le long de la rue recouverte de somptueuses et grandes dalles arrondies. Ils bifurquèrent vers une avenue plus vaste avant de traverser la place où jaillissait une majestueuse fontaine.
— As-tu bien caché ton Anneau ? glissa Noah à l’oreille de l’étrangère.
Elle acquiesça. Contrairement à ce qu’elle craignait, les habitants ne se retournaient pas, ils l’ignoraient. Pour eux, elle n’était qu’une simple Humaine qui se réfugiait ici. La ville devenait de plus en plus déserte au fil du temps, comme si les Elfes se protégeaient de la nuit en se cachant dans leur tour.
— Voici l’Institut Elfique d’Héliogie !
— Kaël me l’a déjà montré en arrivant, assura-t-elle.
La tour apparaissait comme la plus imposante et la plus haute de la ville. Un grand dôme de verre englobait une partie de la façade et délimitait un certain périmètre. La végétation semblait luxuriante à l’intérieur, comme une serre de plantes exotiques.
— Ce dôme est relié à l’Institut pour que les Elfes et les Humains puissent s’y ressourcer et se restaurer. Il s’agit d’un espace de détente. Tu verras demain, c’est un endroit très accueillant.
Silence.
— Ne te soucie pas des jours à venir, assura-t-il après l’avoir observée, comme s’il avait lu ses pensées. Kaël te guidera jusqu’à la salle où je t’enseignerai. Tu ne seras pas perdue.
— Où habite la Reine des Elfes ? demanda-t-elle.
Il pivota vers le nord et déclara :
— En haut de ce mont.
Le chemin en question formait de grands virages pour mener au point le plus culminant du cirque montagneux. Sur les bords et le long de l’allée, des flammes bleutées flottaient dans les airs pour éclairer leur chemin.
— Comment font-elles pour tenir en place ? s’enquit-elle, intriguée.
— Les Elfes qui ont effectué ce travail ont canalisé leur énergie. Ils ont produit eux-mêmes des boules de feu, et les ont fixées en contrôlant de manière permanente les atomes qui constituent le gaz en combustion.
Il sourit.
— Tu réaliseras de tels exploits dans quelques jours. Dans un mois, tu parviendras à faire des choses bien plus surprenantes !
Pendant qu’elle réfléchissait à ce phénomène, Noah lui attrapa le bras et tout devint noir durant une fraction de seconde. Instinctivement, Lily ferma les yeux. Lorsqu’elle les ouvrit, une immense et élégante tour lui faisait face. Ils se trouvaient au sommet du domaine.
— Je viens de nous téléporter en face de la demeure de la Reine, expliqua-t-il d’un ton désinvolte. Cela aurait été trop long et inutile de parcourir l’avenue à pied. Pardonne ma fainéantise !
Il rit en remarquant l’air dépité de la jeune femme. Elle secoua la tête et refusa d’en entendre davantage. Ils gravirent les marches qui menaient à l’entrée de la Tour Royale.
Devant les portes, deux gardes les laissèrent s’avancer après avoir reconnu Noah. Lily fut aussitôt ébahie face à la beauté de la salle. Le sol était recouvert d’une pierre lisse et claire. Deux majestueux escaliers — à droite et à gauche — épousaient les parois incurvées. Un gigantesque lustre de cristal illuminait l’espace et une immense porte était fermée à l’autre bout de la pièce. La décoration était simple et sublime, seuls quelques soyeux tissus rouge-sang drapaient les murs ivoire à quelques endroits.
— C’est… fabuleux, murmura-t-elle, le souffle coupé, tandis qu’un silence religieux régnait.
Soudain, la porte à l’autre bout de la salle s’ouvrit à la volée et un torrent en surgit — ce fut l’impression qu’elle en eut.
— Je REFUSE d’assister à cette SALETÉ de réunion d’ANCÊTRES ! hurla une inconnue d’une voix étourdissante, dont l’écho résonna dans le hall.
Dès l’instant où l’inconnue prit conscience de leur présence, elle se figea. Elle semblait avoir la vingtaine d’années. Ses longs cheveux lisses et noirs encadraient un visage d’une beauté remarquable, et des yeux d’un bleu éclatant. Lily observa les oreilles de la créature et comprit qu’elle était une Elfe.
Cette dernière était grande et élancée. Son accoutrement court et provocateur, fait de cuir et de tissu rouge sang, s’accommodait mal avec ce peuple de l’Aurore, d’autant plus qu’ils se trouvaient dans une demeure royale.
— Lily, je te présente Lixi, déclara Noah avec respect, non sans laisser échapper un soupir de lassitude. Lixi, voici Lily.
— Enchantée !
Elle plissa les yeux, à la fois curieuse et méfiante à l’égard de Lixi.
Lily adressa un regard interrogateur à Noah. Celui-ci murmura :
— Lixi est la fille de la Reine.
La princesse étudia la nouvelle venue sous toutes les coutures, sans déployer le moindre effort pour se montrer discrète. Après l’avoir scrutée et analysée avec malice, son expression changea : un sourire rayonnant scinda son beau visage. Elle sautilla vers Lily et s’approcha de très près. Aurora s’immobilisa, décontenancée par le comportement peu commun de la jeune Elfe. Elles se jaugèrent en silence.
Noah distingua quelqu’un au loin et se dirigea vers cette personne, pendant que Lixi en profitait pour rôder autour de l’inconnue.
— Bienvenue sur Zénith, Petite Humaine, susurra-t-elle à son oreille avant de disparaître.
Elle laissa planer derrière elle un subtil parfum de violette. Lorsqu’elle se retrouva seule, les membres de Lily se détendirent et sa respiration se régularisa. La peur que la princesse la démasquât ne l’avait pas lâchée.
— Ah, voilà enfin notre héritière ! s’exclama une voix inconnue.
L’intéressée releva la tête en direction de la porte ouverte au fond de la salle. Là, une femme la regardait. Elle ressemblait trait pour trait à Lixi, aux seules différences près qu’elle paraissait plus grande, plus gracieuse, et que son visage semblait plus mûr malgré sa jeunesse éternelle. Elle portait une longue tunique rouge sang en soie, épousant avec perfection sa gracile silhouette. Elle la dévisageait avec les mêmes yeux plissés et scrutateurs que ceux de Lixi.
— Bienvenue à Aurora, déclara-t-elle en élargissant son sourire.
L’aura que dégageait cette Elfe l’interpela.
— Merci.
— Je suis Éléna, la Reine de cette cité. Ta venue à Aurora m’enchante ! Depuis le temps que les membres de la Guilde et moi-même attendions ton arrivée sur Zénith… Cela fait mille ans.
Lily demeurait impassible, ne sachant pas quelle émotion l’emporterait : la joie, la peur ou la lassitude. Devenir importante du jour au lendemain la confondait.
— Je compatis, tu ne dois pas vraiment comprendre cet enthousiasme et ce tel accueil de notre part. Nous avons l’impression de te connaître depuis ta naissance alors que toi, tu ignorais encore notre existence quelques heures plus tôt, confia la Reine d’une voix douce, comme si elle avait deviné les sentiments de la nouvelle venue.
Lily fut gênée. Ses propres pensées n’avaient-elles plus aucun secret pour le peuple de ce monde ? Éléna sourit et ajouta d’un ton calme :
— L’Héliogie peut nous permettre de ressentir les émotions des personnes à proximité, cela s’appelle l’Empathie. Cette discipline s’acquiert après de longues années d’expérience. On ne peut mentir à un Elfe d’un certain âge. Mais toi, Lily, je devrais déceler tes sentiments les plus profonds, qui te hantent depuis ton plus jeune âge… il n’en est rien. Je ne perçois que tes émotions superficielles, comme si des barrières invisibles nous séparaient. Ce phénomène ne se produit pourtant qu’avec les Omb…
Éléna s’interrompit.
— Cela n’a pas d’importance, lâcha-t-elle, exagérant son sourire de manière à cacher son trouble.
La Reine adressa un rapide regard à Noah, presque imperceptible. Lily les soupçonnait de s’être communiqué des informations par télépathie. La confusion la submergea. L’avaient-ils démasquée ?
— En tout cas, tu m’as l’air très intéressante, et je n’en suis point étonnée, conclut Éléna. J’imagine que tu es épuisée, c’est pourquoi nous allons faire très court afin de te libérer au plus vite. Cette nuit, dans ton sommeil, tu retourneras sur la Terre. Sinon, les tiens trouveraient cela étrange que tu dormes autant.
Silence.
— Lorsque ta formation comme Héliogicienne sera achevée, d’ici quelques mois, tu viendras me voir et je te révèlerai le lieu où repose le deuxième Trésor du Temps, car je suis l’unique gardienne de ce secret. Tu dois les posséder les trois. D’une part parce qu’ils t’appartiennent, tu en es la seule héritière. D’autre part, tu représentes notre meilleur atout pour déstabiliser les Ombres…
Silence.
— Et leur chef, Sian Valtori, précisa-t-elle d’un air détaché. Celui qui a tué ton père et ton frère en avril 1991.
— Quoi ? Comment ça ? balbutia Lily, sous le choc.
— Noah, ne l’as-tu pas mise au courant ? demanda-t-elle sur un ton de reproche.
— Non, pas encore… Je pensais attendre avant de le lui apprendre. J’ai jugé qu’elle avait encaissé assez d’informations aujourd’hui.
Les mots qu’ils venaient de prononcer atteignirent sa conscience avec lenteur. Lorsque ce fut le cas, Lily sentit sa tête imploser, comme si un étau broyait sournoisement son crâne. Son visage pâlit davantage, son sang se glaça et ses membres chancelèrent, secoués par de vifs frissons.
— Co… comment le savez-vous ?
— Je te promets que dès que nous en aurons le temps, je t’expliquerai les circonstances de leur tragique mort et les motivations de Sian, affirma-t-il.
Lily lança un bref regard à l’adresse de Noah et ne dit rien. Ce fut à ce moment précis qu’elle eut un déclic. Elle n’avait jusque-là trouvé aucun sens à sa vie. Elle avait toujours cru que leur mort avait été un simple accident, un triste hasard. Sa mère ne lui avait jamais vraiment parlé de cet épisode traumatisant, elle avait éludé ses rares questions à ce sujet. Ce monde venait de lui révéler la vérité : un monstre les avait assassinés.

Dès cet instant, le nom de Sian Valtori resterait gravé dans la mémoire de Lily Aurora à tout jamais.

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