Le voyage arrivait à son terme. Jehim reconnaissait chaque arbre, chaque brin d’herbe. A ses débuts, il avait souvent effectué des missions de reconnaissance, et il se savait chez lui. Sauf qu’il ne s’était certainement pas attendu à la vision cauchemardesque qui l’attendait à l’arrivée.

— Mais tu sais Naltya, quand tu voyages comme ça, une petite bouillotte pour dormir… au… chaud…

Le jeune gobelin avait été le premier à se rendre compte du désastre, mais la fée avait finalement interrompu ses bavardages incessants et elle contemplait elle aussi le chantier Grandes Gens qui s’étendait à perte de vue devant eux.

— Qu’est-ce que…

Jehim s’avança. Les bois s’arrêtaient brutalement pour laisser place à un immense champ de terre retournée. Les pluies récentes avaient laissé des flaques de boue aux reflets ambrés là où se trouvait autrefois sa belle cité. Il lui fallut de longues minutes pour que son esprit accepte d’analyser l’ampleur de la catastrophe. Il avait fait tout ce chemin pour rentrer chez lui et retrouver les siens. Mais il n’y avait plus de chez lui. Et pouvait-il seulement espérer qu’il y eut des survivants ? Rien ne laissait présager un tel malheur avant son départ. Le Conseil avait-il été mis au courant ? Avait-il pu trouver une solution dans l’urgence ?

— Les Grandes Gens ne respectent vraiment plus rien…

Pirma observait le chantier d’un air à la fois choqué et révolté, mais Jehim ne supporta pas le son de sa voix. Il lui jeta un regard, et il se rendit compte qu’il ne supportait plus non plus ses longs cheveux bruns ou son étrange robe verte, et encore moins ses ailes irisées de rouge qui s’agitaient frénétiquement dans son dos. Se rendait-elle seulement compte de ce qu’il venait de perdre ?

— Jehim, relève-toi !

La souris s’était approchée de lui en lui tendant une patte. Il ne s’était même pas aperçu qu’il était tombé à genoux. Il repoussa l’aide que lui proposait Naltya d’un geste rageur.

— Jehim, il faut te ressaisir ! Il faut essayer de trouver des survivants et contre-attaquer !

— Contre les Grandes Gens ? répliqua-t-il d’un ton amer.

— S’il le faut oui ! Nous pouvons saborder leurs engins, leur faire payer ! Venger les tiens !

Il ne la supportait plus non plus. La fierté et la dignité de la souris avaient jusque là forcé son admiration ; à présent, il avait envie de la secouer pour qu’elle cesse un instant d’être si forte.

— C’est fini.

Les mots étaient tombés, violents, amers, salés. Jehim essuya les larmes qui ruisselaient le long de ses joues. Plus jamais il ne pourrait serrer sa tendre Bielme dans ses bras, plus jamais il ne lui ramènerait de souvenirs de l’extérieur. Elle ne l’attendrait plus dans son fauteuil au coin du feu. Tout était fini.

— Jehim !! Tu n’as pas le droit de dire ça sans en avoir le cœur net ! s’offusqua Pirma.

Les ailes de la fée s’agitèrent violemment comme pour appuyer ses propos. Mais qui était-elle pour le conseiller ? Ne l’avait-elle pas accompagné juste “pour voir” ? Elle avait vu à présent, et il voulait qu’elle le laisse en paix.

Personne ne parla pendant quelques temps, et Jehim parvint finalement à se relever. Il se sentait vide.

— Allez-vous en.

— Et te laisser seul ? rétorqua Naltya.

— Ta dette est payée, fiche moi la paix avec ta fierté mal placée. Et toi aussi, tu ne me sers à rien, ajouta-t-il en regardant Pirma.

Un silence glacial suivit ces quelques mots, et, après l’avoir longuement observé avec déception et colère, Pirma et Naltya tournèrent les talons. Son dernier repère vola en éclat.

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