Assise au pied de son lit, les mains serrées l’une contre l’autre et les yeux plongés dans le regard noisette de Maël, Cléo se mordait nerveusement la lèvre inférieure. Le jeune homme avait l’air serein, mais elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas avoir à se lancer dans cette aventure. Les doutes et les sombres avertissements d’Eva résonnaient sans fin dans sa tête, et elle finissait par se convaincre que toute l’opération allait capoter. Auquel cas sa situation ne ferait qu’empirer, c’était clair et net.

— Tu es prête ?

Elle hocha simplement la tête, peu désireuse d’entendre sa propre voix trembler. Elle s’efforçait d’afficher un air brave, déterminé, mais Maël était un gentil garçon, le genre plein d’attentions envers la gente féminine, et il se rendait bien compte qu’elle était morte de trouille. Il s’accroupit devant elle et prit ses paumes moites dans les siennes. Elles étaient chaudes et douces, immensément rassurantes, et cela lui fit un bien fou.

— Ecoute-moi. Je suis sûr que tout va bien se passer. Tu as déjà joué à des centaines de jeux de rôle dans la Neuromatrice, n’est-ce pas ? Tu adores ça. Alors dis-toi que ce n’est rien d’autre qu’un jeu, ne pense pas aux risques ni aux conséquences, on s’en fout de tout ça. Pense juste à ce que tu as à faire. Je ne serai pas loin, je te le promets…

— Mais… s’il me propulse à nouveau dans une simulation où… on me fait du mal ?

— Ce n’est que ça, Cléo, une simulation ! Il ne peut pas te faire de mal IRL, mets-toi bien ça dans la tête, tu dois t’en convaincre. Il ne peut pas t’approcher, pour la simple et bonne raison que je suis là, à côté de toi, et que je n’ai pas l’intention de bouger. En outre, je vais me connecter moi aussi, même s’il va falloir que je reste à distance, bien sûr… Je vais lancer le ver, il va le traquer et dès que tu nous auras fourni l’accès, ce sera « game over » pour lui.

Il sourit de toutes ses dents, les yeux plissés et une adorable fossette au coin des lèvres. Cléo se détendit imperceptiblement, elle prit une grande inspiration, s’empara du nanopatch de son kit Neurocom, l’observa quelques secondes avec hésitation, la tête penchée, puis l’appliqua résolument sur sa nuque. En moins d’une seconde, elle bascula en arrière et le décor autour d’elle se transforma de manière radicale.

Elle rouvrit les yeux sur le trottoir d’une rue animée, dans ce qui avait tout l’air d’être une grande ville. Il faisait nuit, les enseignes au néon colorées de petites échoppes miteuses lui écorchaient la vue, les bruits d’une circulation intensive lui donnaient mal au crâne : moteurs ronflant, coups impérieux d’avertisseur… D’instinct, elle fit un pas en arrière, comme pour se mettre en retrait de cette atmosphère si agitée, mais elle perdit l’équilibre, se tordit la cheville et constata, éberluée, qu’elle était perchée sur des talons aiguilles d’au moins dix centimètres de haut ! Horrifiée, elle laissa son regard remonter lentement le long de ses jambes, à peine couvertes de bas résille, jusqu’à une jupe moulante et tellement courte qu’elle lui couvrait à peine les fesses.

Non, il n’avait quand même pas osé lui faire ça ! Etreinte d’un affreux pressentiment, elle regarda autour d’elle avec angoisse, absolument pas surprise de se découvrir plusieurs « copines » dans la même tenue ou presque, certaines impudiquement penchées en avant à travers la fenêtre passager de véhicules sombres stationnés, moteur tournant au ralenti, le long du trottoir.

— Pourquoi, Elie ? Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?

— C’est à moi que tu parles, poupée ?

Une berline grise venait de se ranger lentement devant elle le long du trottoir, et par la fenêtre ouverte, le conducteur la détaillait de la tête aux pieds. Le cœur battant à tout rompre, Cléo se pencha légèrement pour l’observer à son tour. Il avait des cheveux noirs et bouclés et portait des lunettes de soleil totalement inutiles à cette heure de la nuit. Mais le plus effrayant était cette expression lubrique qu’il affichait sans vergogne. La portière s’ouvrit en une invite silencieuse, et cette fois Cléo ne demanda pas son reste. Terrifiée, elle recula de plusieurs pas, et envisageait déjà d’ôter ses chaussures pour être plus à même de courir, lorsqu’une voix rauque retentit à son oreille, tandis qu’une main ferme agrippait son coude.

— A quoi est-ce que tu joues ? Monsieur fait appel à tes services, tu es censée monter dans la voiture en te dandinant, ma belle, et non pas reculer ainsi comme s’il était pestiféré. Tu veux faire fuir le client, c’est ça ? Allez, exécution !

La voix était froide, autoritaire, et la poigne de fer. Cléo n’osait même pas tourner la tête pour voir à quoi ressemblait cette nouvelle menace, sans aucun doute pire que la précédente. Elle devait mettre un terme à cette horreur, tout de suite, avant que la simulation ne se déroule jusqu’au bout, avant d’avoir à subir cette… abomination.

— Elie ! Elie, je t’en prie, arrête ça. Tu ne peux pas me faire ça, tu… tu ne voudrais pas d’une épouse… souillée de cette manière, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Elie ?

Tous les éléments de la scène s’étaient brusquement figés, comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton de mise en pause. Les voitures et les hommes s’étaient statufiés, les enseignes clignotantes avaient cessé de clignoter, certaines éclairées, d’autres éteintes, le bruit de la circulation avait cessé. Un silence oppressant l’environnait, et il sembla durer une éternité avant qu’une voix douce ne s’élève.

— M’épouserez-vous, Cléo ?

— Mais bien sûr ! Je… J’avais juste besoin d’une preuve de… d’amour, pour être sûre que c’était sérieux, Elie. Mais tu me fais peur ! Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?

Le silence à nouveau, puis la voix reprit, empreinte d’une note d’espoir qui terrifia Cléo au-delà de tout parce qu’elle réalisait brusquement à quel point, justement, il était sérieux.

— Quel genre de preuve ?

— Je ne sais pas, Elie, une preuve, quoi ! Serais-tu prêt à renoncer à une chose qui t’est vraiment chère, pour moi, juste parce que je te le demande ?

— Quelle chose ?

— Mais puisque je te dis que je n’en sais rien !

Ce qu’il pouvait l’agacer avec ses questions bêtes ! Pour la toute première fois depuis qu’ils s’étaient virtuellement rencontrés dans la Neuromatrice, Cléo s’intéressait à lui, à ce qu’elle pouvait deviner de lui à travers ce qu’il lui racontait, ses réactions à ses propres paroles, ainsi que les simulations qu’il lui avait proposées. Et elle se reprochait amèrement de ne pas l’avoir fait plus tôt. Aussi incroyable que cela puisse lui paraître à présent, elle s’était volontairement abandonnée entre les mains d’un étranger ! Fallait-il s’étonner que les choses aient mal tourné ? Maintenant qu’elle y prêtait attention, elle le trouvait un peu bizarre. Il semblait dénué de la moindre empathie, froid, mécanique.

— Tiens par exemple, serais-tu prêt à me donner les clefs de ces fabuleuses simulations dans lesquelles tu m’envoyais, au début, ces magnifiques paysages de la Terre il y a trois siècles ? J’ai pu me rendre compte à quel point cela paraissait important pour toi. Si je te demandais de m’en confier les rênes, le ferais-tu ?

Le silence autour d’elle, sur cette étrange avenue figée dans l’éclairage artificiel des néons et les phares des voitures, se fit tellement pesant qu’elle avait la désagréable impression que l’air qu’elle inspirait était comme de la poix, épais, gluant. Elle avait manqué de légèreté, il la voyait venir de loin avec ses gros sabots. Et s’il lui prenait l’envie de la punir pour avoir essayé de le piéger… elle était mal !

— Bien sûr que je le ferais.

— Vraiment ?

Alors là, pour le coup, il la sidérait ! Etait-il réellement possible que ce soit si simple ? Qu’il lui suffise de demander pour être exaucée, comme ça, en un claquement de doigts ? Quelle naïveté ! Elle l’aurait cru plus malin que ça. Ses dernières simulations étaient particulièrement recherchées dans la cruauté pourtant… A moins que cette acceptation ne soit dictée par une excessive confiance en soi ? Oui, c’était plus probablement ça, il se croyait intouchable, il se prenait pour le maître du monde aux commandes de sa console.

Cléo guettait un signal de la présence de Maël, même minime. Il avait débarqué chez elle avec trois tonnes de matériel, des choses dont elle ignorait jusqu’à l’existence, et dont elle ne voyait toujours pas précisément l’usage. Elie prétendait créer ses simulations rien que pour elle, mais Maël lui avait assuré que ce n’était qu’un programme informatique, dont il était toujours possible de hacker le code. Bien sûr, cela nécessiterait plus ou moins de temps, mais avec les bons outils, il finirait par réussir à le pirater. A moins qu’elle ne réussisse à en obtenir les clefs… Ils gagneraient un temps précieux.

Elle cligna des yeux en revenant à l’instant présent. Le décor était en train de changer. La rue s’effaçait, pixel par pixel, et se transformait en une espèce de… cabine de pilotage. Elle était installée devant une console arrondie en verre fumé, sur laquelle se trouvaient dispatchés un certain nombre d’écrans de contrôle tactiles. Une gigantesque baie vitrée, qui donnait sur l’espace intersidéral, s’étendait devant elle. Et au loin, elle pouvait apercevoir la Terre, majestueuse planète bleue.

— Est-ce une nouvelle simulation, Elie ?

— Vous êtes aux commandes, Cléo.

— Pour de vrai ?

Oui, pour de vrai. Il t’a réellement donné l’accès à son système. Mais il n’a pas renoncé au sien pour autant, c’est toujours lui qui commande, en dernière extrémité. Il va me falloir un peu de temps pour prendre le contrôle.

Maël ! C’était sa voix qu’elle entendait, et elle soupçonnait être la seule à l’entendre. Il avait l’air surexcité, comme s’il n’avait pas réellement cru lui-même à la réussite de leur entreprise. Elle s’en trouva décontenancée, inquiète, mais elle devait prendre sur elle, ne rien laisser paraître. Elle s’interrogea sur l’opportunité de manifester son mécontentement envers Elie. Il la considérait vraiment comme la dernière des imbéciles en essayant de lui faire croire qu’il avait renoncé à contrôler la simulation à son profit. Si Maël était dans le vrai, ce qui était fort probable étant donnée la facilité avec laquelle Elie avait accédé à sa demande, il lui avait simplement ouvert un accès mais conservait un contrôle absolu. Devait-elle lui montrer qu’elle savait ? Cela ne risquait-il pas de trahir la présence de son collègue et ami, et l’assistance qu’il lui portait ? C’était un bien gros risque, mais d’un autre côté, cela ferait une excellente diversion pour laisser opérer Maël. Et puis, elle n’appréciait que modérément qu’Elie se moque d’elle de cette façon !

— Tu triches, Elie ! Tu n’as renoncé à rien du tout. Tu te contentes de me lancer un os à ronger en espérant que ça va suffire. Comment puis-je t’épouser si je ne peux pas te faire confiance ? Tu me déçois beaucoup…

Non Cléo, ne le provoque pas, il est dangereux ! Je suis en train de remonter jusqu’à la source, mais le code est… bizarre, on dirait qu’il a été écrit par un fou.

— Qu’est-ce qui m’a trahi ?

Aïe ! C’était précisément ce qu’elle redoutait. Il avait l’air de mieux la connaître que prévu, et il la savait incapable de comprendre ça toute seule. Elle n’en avait aucun réel souvenir, mais peut-être avaient-ils eu l’occasion d’évoquer ses capacités en informatique auparavant, au cours d’une de leurs conversations. Il semblait prendre tellement de plaisir à la connaître, il insistait pour tout savoir d’elle, c’était flatteur. Elle s’était laissée bercer de l’illusion qu’il lui donnait d’être la femme idéale, son idéal à lui tout au moins, et elle avait parlé, tant parlé.

— Là n’est pas la question ! L’important, c’est que, de toute évidence, tu ne n’aimes pas suffisamment pour me prêter ton jouet, entièrement, sans garder la mainmise dessus.

— Vous disiez ne rien comprendre à l’informatique, Cléo.

Cet accent métallique dans sa voix, lourd de menaces… La jeune monteuse commençait à amèrement regretter d’avoir satisfait à son égo en essayant de lui prouver qu’elle était aussi maline que lui. C’était en train de se retourner contre elle, elle se mettait en danger, et Maël avec elle. Elle en était arrivée au point où elle n’osait plus rien faire ni rien dire.

Il y a quelque-chose qui cloche, Cléo. Le code est trop propre, et trop évolué. Ce n’est pas humain de coder de cette façon. Soit c’est un petit génie, soit… Oh mon Dieu, ce n’est pas un avatar, c’est une intelligence artificielle, c’est presque… un morceau de la Neuromatrice elle-même ! Il faut qu’on sorte de là !

— Mais je n’y arrive pas, je ne peux plus sortir de la simulation !

— Pardon ?

Elle avait parlé tout haut. Comment faire autrement pour répondre à Maël, le prévenir qu’elle était piégée, qu’Elie les avait percés à jour, sans doute depuis le début, et qu’il la maintenait captive dans ses filets. En pleine panique, elle s’efforçait encore et encore d’accéder mentalement au menu virtuel qui lui permettait habituellement de déconnecter les sondes de son système nerveux, et de quitter la Neuromatrice. Mais le menu semblait avoir complètement disparu, et chacune de ses tentatives était vouée à l’échec.

Je vais sortir alors. Je t’arracherai ton patch, ça te ramènera automatiquement.

— Je ne vous le conseille pas, les dégâts seraient irréversibles.

Respiration coupée, battements de cœur soudain anarchiques, sueur froide et sensation d’une énorme pierre chutant dans son estomac. L’affreuse certitude que c’était à Maël qu’Elie venait de s’adresser, qu’il savait tout de son intrusion dans la simulation, et probablement de ce qu’il essayait de faire ; qu’elle allait le payait, d’une manière ou d’une autre. La peur l’envahissant toute entière… Maël n’avait pas répondu. Elle craignait qu’il n’ait quitté la simulation avant même d’avoir entendu l’avertissement d’Elie.

— Il n’a pas entendu… Qu’est-ce qui se passera s’il le fait quand même, Elie ? Laisse-moi sortir, je t’en prie !

Elle aurait pu parier qu’il n’y aurait pas de réponse, et elle aurait sans doute remporté la mise. A chaque fois qu’elle l’avait mécontenté par le passé, il avait réagi de la même façon, en commençant par bouder comme un enfant capricieux, puis en se vengeant à grands coups d’abominables simulations. Elle essaya de réfléchir, tout en testant d’autres moyens détournés de quitter la Neuromatrice. Maël lui avait dit qu’Elie n’était pas un avatar ; il avait parlé d’une intelligence artificielle, un programme informatique en d’autres termes. Cela ne signifiait-il pas que, dans la vraie vie, il était incapable de lui faire du mal ? C’était bien ce qu’il avait dit avant qu’elle ne se connecte, non ?

Sauf qu’ils vivaient dans un monde essentiellement réglé par les machines. Les hommes étaient devenus totalement dépendants de la technologie et de la robotisation, ce qui ne faisait que décupler le pouvoir des intelligences artificielles comme Elie. C’était devenu partie intégrante de leur vie, et c’était la première fois que Cléo prenait le temps d’y réfléchir, contrainte et forcée certes. Elle réalisait avec horreur qu’elles pouvaient prendre le contrôle d’un tas de choses et leur pourrir la vie. Tant qu’elle était dans la simulation, il lui était toujours permis de croire que ce n’était qu’un mauvais rêve qui finirait par prendre fin, mais dehors…

— Pourquoi ne l’as-tu pas empêché de sortir, lui aussi ?

— Votre ami est particulièrement doué, je lui accorde ça, mais son cerveau n’est ni conçu ni entraîné pour envisager tous les paramètres d’une telle situation. Il oublie un léger détail : je suis connecté à votre cortex cérébral, auquel je viens d’envoyer une impulsion toute particulière. S’il arrache votre patch, Cléo, votre corps deviendra ce que vous, humains, appelez communément un légume. Votre esprit, quant à lui, restera prisonnier de la Neuromatrice, pour l’éternité.

Il était toujours là, et l’enthousiasme malsain que trahissait son ton était pire que tout. Une nouvelle certitude la gagna : il avait manigancé tout ça. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’elle n’accepterait jamais de l’épouser. D’ailleurs, même si elle était tombée raide dingue amoureuse de lui, ça n’aurait pas été possible, on ne se mariait pas avec une intelligence artificielle ! Alors, il avait fait en sorte qu’elle ait peur de lui, et pire, qu’elle le déteste, qu’elle ne soit plus animée que par une seule envie : celle de lui échapper. Il la savait « addict » aux simulations, il savait qu’elle reviendrait encore et encore, même si elle essayait de prendre des précautions pour se prémunir de lui. Il avait anticipé sur le fait qu’il arriverait fatalement un moment, tôt ou tard, où elle arracherait son patch, lui ouvrant ainsi une voie royale pour mettre en œuvre son objectif final : dissocier son corps et son esprit, et emprisonner ce dernier pour toujours.

La finalité de tout ça lui apparaissait très clairement à présent, c’était comme une soudaine illumination. Malheureusement, il était beaucoup trop tard pour y changer quoi que ce soit. Maël s’était déconnecté, elle n’avait plus aucun moyen d’entrer en contact avec lui pour l’empêcher de réaliser ce qui, de son point de vue, semblait être la meilleure chose à faire pour la libérer d’Elie. Son sablier de vie s’égrenait, il ne lui restait plus qu’à attendre.

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