Nous avons vraiment un très bon butin. L’un des meilleurs que nous ayons ramené. Je n’ai pas encore vu la Matriarche, mais elle devrait être mise dans de bonnes conditions. Je sais parfaitement que toutes les cales sont notées et rapportées directement chez elle. Notre entrevue part déjà sur de bonnes bases. Non pas que je crains Dame Kerredwyn. Mais elle reste mon souverain, ma chef de famille. C’est une femme de fer qui ne pardonne pas facilement. Même si je n’ai rien à me reprocher, j’ai quand même de mauvaises nouvelles à annoncer. Alors, il vaut mieux rester prudent.

Mes hommes, une fois leur or en poche, se sont hâtés auprès des leurs. À part ma mère et ma tante, je n’ai personne. Ni femme, ni enfant. Pas même une maîtresse. La rançon de la gloire, j’imagine. Il y a toujours un prix à payer quand on prend la mer. La solitude est le mien. Je l’accepte. Au fond, aucune famille ne pourrait jamais remplacer les embruns de l’océan sur mon visage, ni ce sentiment grisant de liberté.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XVIII : Élections Pirates

La coque était presque entièrement réparée. Grâce aux forêts environnantes, il avait été facile pour les pirates de trouver du bois. Cependant, lorsque le bateau demanderait des matériaux plus spécifiques, il faudrait s’aventurer vers des zones plus civilisées au risque de se faire repérer si l’Armada était encore à leurs trousses. Les travaux avaient été fait rapidement. Les hommes n’avaient pas vraiment d’autres choses à faire et l’idée de se retrouver coincés ou pire de perdre le Léviathan leur déplaisait tant qu’ils se montraient très travailleurs.

Depuis sa mise à pied, Bonnie s’était retrouvée reléguée au rang de persona non grata. On l’ignorait superbement. Quelques personnes pourtant enfreignaient cette nouvelle règle malgré les regards noirs de l’équipage. Bien sûr Shad était parmi eux, mais aussi Spinolli, le vieux Coq. De son côté, Victor semblait hésiter. Sûrement voulait-il soutenir son ancienne capitaine, mais leur dispute le rendait encore amer à son encontre.

En ce qui concernait les candidats, pour le moment, seules quelques rumeurs informaient l’équipage. Personne ne s’était encore manifesté officiellement. Pas même Wolfram Rache au grand étonnement de tous. Il devait se préparer dans son coin. Ou alors il attendait que d’autres se portent candidats pour le faire et éviter ainsi de trop passer pour un rapace aux yeux des autres.

À l’écart et silencieuse, Bonnie observait un groupe sciant un tronc d’arbre sous les indications d’Oleg. Ses doigts se crispèrent sur le pan de sa cape en fourrure. Elle l’avait  »empruntée » à Shad. Elle était trop grande pour elle, mais tellement chaude. Les Birenziens savaient faire de vrais vêtements chauds. Le lendemain de sa rétrogradation, il s’était mis à neiger. Le vent s’était calmé et les flocons tombaient mollement. Bonnie n’avait pas souvent vu la neige. Elle évitait soigneusement le Nord durant l’hiver en temps normal. Malgré sa discrétion des jours suivants, on lui jetait régulièrement des regards sombres ou on l’ignorait superbement. Elle comprenait pourquoi Shad avait tenu à ce qu’elle se taise à l’origine. L’équipage n’avait pas apprécié son coup de sang lors de la réunion. Sa sortie avait transpiré tout son mépris pour ses hommes et leur rancœur s’en était approfondie. Peut-être était-ce parce qu’ils savaient qu’elle avait raison. La colère était plus facile à éprouver que la culpabilité. Les lèvres de Bonnie s’ourlèrent en un rictus de mépris. Ses gerçures malmenées par le froid la firent grimacer. Il faudrait qu’elle parvienne à arrêter un jour de mâchouiller ses lèvres quand elle stressait, elle allait se l’arracher sinon. Et ces derniers temps, elle le faisait même en dormant. Elle tourna le dos à l’équipage. Elle marchait souvent seule sur la plage ou allait parfois dans les bois alentours. Ce n’était pas comme si quelqu’un voudrait lui tenir compagnie ou qu’elle voulait renouer des liens avec ses camarades.

Le sable craquait sous ses pieds. Il était humide et compact ; parfois un peu de givre cédait sous son poids. La neige s’accrochait à la fourrure et à ses cheveux. Régulièrement, elle la chassa. Maintenant, ses cheveux s’en retrouvaient trempés. Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Elle ne voyait déjà plus le Léviathan. C’était étrange ce silence. À force de vivre avec trente bonhommes sur un bateau, elle avait oublié cette sensation de n’entendre que le vent et la mer. Des pas légers brisèrent ce calme. Ce n’étaient pas les siens. Elle se retourna, curieuse. Qui donc suivait la pestiférée ? Elle leva un sourcil en reconnaissant la silhouette élégante de Victor. Même au milieu de rien et vêtu de frusques, il gardait la démarche et l’allure d’un gentilhomme de Chalice. Elle s’arrêta et attendit qu’il soit à sa hauteur pour lui demander d’un timbre neutre : « Qu’est-ce que tu veux ? » Comme amusé, le jeune homme haussa les épaules.

« Je prends l’air.

– Cette plage n’est pas assez grande que tu me colles aux basques ? »

Il n’y avait pas d’accusation ou d’agressivité dans sa voix. Ce qui changeait complètement des jours derniers. Elle semblait juste amusée, entrant dans le jeu du voleur.

« De l’autre côté, il y a Nightingal qui tire la tronche. Je crains que sa vue ne me déprime, se justifia Victor d’un ton léger.

– Il déprimerait une troupe entière ! » rit Bonnie.

Étrangement, le guerrier taciturne semblait davantage sombre depuis le passage du détroit de Mim. Plus personne n’osait lui adresser la parole. Même Shad l’évitait avec soin. Avec la gueule qu’il tirait, il paraissait bien capable d’égorger à coups de dents le premier qui passerait à sa portée.

Les deux pirates reprirent leur marche côte à côte. Ils ne parlèrent pas pendant un moment profitant de la sérénité du cadre sous le ciel enneigé.

« Tu me manques, avoua Victor.

– C’était rapide. » ricana Bonnie.

Son rictus s’effaça quand elle vit la mine de son compagnon s’assombrir. Elle marmonna un « désolée » du bout des lèvres. Elle n’aimait pas s’excuser, ce n’était pas son genre de reconnaître ses erreurs. Mais ce geste sembla suffire au voleur. Il s’humecta maladroitement les lèvres avant de poursuivre. À croire que les manies de Bonnie déteignaient sur lui.

« Il n’y a vraiment rien eu entre toi et Bersky ? »

Bonnie souffla ouvertement agacée.

« Tu vas pas recommencer ?

– J’ai juste besoin de savoir. Il est inutile de me sortir un mensonge. Je veux savoir la vérité.

– Bien sûr qu’il ne s’est rien passé ! Je te l’ai dit. C’est comme si je baisais mon frère. C’est glauque ! Même pour des pirates ! Rassuré ? »

Il ne répondit pas vraiment, mais il eut un petit sourire mi-amusé, mi-soulagé qui parlait à sa place.

« On fait la paix ? » proposa t-il en tendant la main solennellement.

Bonnie le fit légèrement languir en regardant sa main l’air pensif. Elle lui offrit un petit sourire en la serrant. Le pouce de Victor caressa doucement sa peau.

« Ça va pour cette fois, fit-elle ironiquement. Je te pardonne.

– Tu manques pas de culot ! s’esclaffa t-il.

– C’est pour ça que tu n’arrives pas à te passer de moi ! »

Il rit doucement en enroulant son bras autour de son cou. Il baisa tendrement son front. Sans échanger d’autres paroles – et évitant ainsi toute nouvelle dispute – ils reprit leur route, ignorant la neige qui blanchissait leurs cheveux et épaules.

**

Quelques jours s’étaient passés depuis la réconciliation entre Bonnie et Victor. Le grand mât avait terminé d’être taillé et posé. Il restait encore à faire le second. En ce qui concernait les voiles, ils ne pourraient éviter d’aller racheter du tissus en ville. Un groupe d’éclaireurs avaient trouvé une cité à deux jours de la plage. Elle semblait assez grande pour posséder un nombre intéressant de magasin et donc plus de chances d’avoir ce qu’ils recherchaient. Cependant, les frères Sergovitch avaient insisté pour que le tissu ne soit acheté qu’une fois que les mâts seraient terminés afin de ne pas se tromper dans les dimensions. Maintenant que tout le monde était de retour, plusieurs hommes prirent Shad à part. Bonnie observa cet attroupement d’un mauvais œil. Quand, ils lâchèrent le quartier-maître, ce dernier rejoignit l’ancienne capitaine. Elle était assise à part derrière une dune. Il s’installa tranquillement à côté d’elle, mais son visage était sombre ce qui prouvait que quelque chose le tracassait.

« Des nouvelles des élections, n’est-ce pas ? demanda Bonnie d’une voix plate.

– Oui, il y a une réunion ce soir pour que les candidats se présentent.

– Je sens qu’on va se marrer, répliqua sombrement la jeune femme. Je vais devenir le diable en personne et les autres les sauveurs du monde.

– Y a des chances. Au moins pour Wolfram.

– Et à part cet enfoiré, y en aura d’autres.

– Personne n’a rien lâché pour l’instant.

– L’équipage t’aime bien, chuchota Bonnie. Victor m’a dit qu’ils te soutenaient pour la plupart. Si tu te présentes, tu as toutes tes chances. Et Rache n’aura plus que ses yeux pour pleurer.

– Certains se méfient de moi. Ils nous jugent trop proches.

– Ce sont juste les deux ou trois toutous de Rache. Les autres te préfèrent largement à ce con. Alors, vas-y. »

Shad grimaça. Il savait que la solution de Bonnie était la plus évidente et la plus sûre. L’organisation interne du navire demeurerait la même. Bonnie resterait à bord. Shad possédait l’autorité et la confiance nécessaires pour faire une bon capitaine. Il prendrait soin du Léviathan. Mais le quartier-maître n’était guère emballé. Il n’aimait pas être le centre de l’attention, être sur le devant de la scène. Il était tellement plus à l’aise dans l’ombre pour frapper quand personne ne s’y attendait. De plus, ce n’était pas vraiment bon pour lui d’attirer l’attention comme ça. Il n’y avait pas que Heldegarde qui le poursuivait ; même s’il était le plus coriace et entêté. C’était cela que de tuer des gens pour de l’argent, il fallait qu’il en ait toujours pour vous le reprocher.

Voyant qu’il ne semblait pas plus emballé que cela, Bonnie insista : « Si tu me crois pas, parle à l’équipage. Tu vas les voir, tu demandes ce qu’ils en pensent ou qui ils voudraient voir comme capitaine. Trois quart du temps, c’est ton nom qui va revenir. Tu seras favori sans même avoir besoin de faire de discours. Tu dis que tu propose ta candidature et c’est tout ! »

Bonnie avait raison bien entendu. Il allait devoir se manifester. Plutôt devenir lui capitaine que de laisser le poste à cette enflure de Wolfram Rache. Il hocha la tête à contre-cœur. Silencieux, il observa les hommes qui lui avaient parlé pour organiser la réunion passer de groupe en groupe pour donner l’information. Cette soirée allait être longue.

La nuit tombée, ils se réunirent autour d’un grand feu de bois. Comme la dernière fois, une caisse servait d’estrade. Bonnie, les dents et les bras serrés, restait en retrait au fond. Alors que les pirates finissaient de grignoter leur ration du soir, un homme – que la jeune femme reconnut comme l’un des amis de Rache – monta sur la caisse et réclama l’attention de ses camarades. Peu à peu, les rumeurs se turent et les regards se portèrent sur lui. L’homme déclara la réunion commencée et demanda aux candidats au poste de capitaine de se présenter chacun leur tour. Il y eut un instant de flottement pendant lequel tout le monde se regarda, se demandant qui parlerait. Le regard de Bonnie tomba sur la silhouette épaisse de Wolfram. Il semblait encore attendre. Peut-être voulait-il jauger ses adversaires pour pouvoir mieux leur répondre. Elle se tourna vers Shad, dont la haute stature le rendait si facilement repérable. Il ne bougeait pas non plus, les bras croisés, les yeux baissés. Bouge-toi, idiot.

Enfin, un mouvement fendit le regroupement, se dirigeant vers la caisse. Shad et Bonnie se regardèrent surpris en reconnaissant Devon, le canonnier. Avec un sourire faux, l’orateur lui laissa sa place. L’officier ne paraissait pas à l’aise sur son estrade rudimentaire. Il en descendit presque aussitôt. Son regard sombre survola rapidement les têtes de ses camarades avant de commencer à parler.

« Comme vous vous en doutez, je me propose pour devenir votre nouveau capitaine. On a eu des emmerdes récemment, mais pendant longtemps ça avait bien fonctionné. Alors, ça ne servirait à rien de faire table-rase. On garde ce qui marche et on continue avec. Après tout, on a des maîtres charpentiers exceptionnels, ajouta t-il en montrant les frères Sergovitch. Un quartier-maître qui assure. Et un cuistot qui ne nous a toujours pas empoisonnés. » Il y eut quelques rires dans les rangs. Il était vrai que d’ordinaire les maîtres Coq en mer n’étaient pas réputés pour cuisiner quelque chose de mangeable. « Chacun garde son poste. Il faudra juste un nouveau maître voilier. Mais tout changer serait une terrible erreur. Stabilité et continuité si on veut repartir du bon pied, ça me paraît bien. »

Il termina son petit discours là et se renfonça dans les rangs. Shad s’en sentait soulagé. Bonnie n’était pas la seule à vouloir sauver la structure de l’équipage. Il connaissait suffisamment bien Wolfram pour savoir qu’il changerait les officiers au profit de ses alliés et électeurs. Bonnie avait eu beaucoup de mal à trouver des hommes compétents et il ne fallait pas tout gâcher. Sinon, au bout de quelques jours ou semaines en mer, le Léviathan n’existerait plus et ils seraient morts ou en prison.

Bonnie sursauta en sentant une présence dans son dos. Elle se retourna. Ce n’était que Nightingal. Elle n’avait pas remarqué son absence jusque là.

« Tu es en retard. » souffla t-elle du bout des lèvres.

L’homme taciturne ne lui répondit pas, se contentant d’un vague haussement d’épaules. Ses yeux pâles et froids demeuraient fixés sur la caisse vide. Les flammes s’y reflétaient de manière inquiétante dedans. Bonnie grimaça et reporta son attention sur l’assemblée. Cette fois, Wolfram se décida enfin à se révéler au grand jour. D’un pas leste, il grimpa sur la caisse et fit face à l’auditoire.

« Je pense qu’il est inutile de dire ce que je pense de l’ancienne organisation du bateau. Devon veut la garder, pas moi. Il est temps de faire justement table rase. Il y a eu trop de morts pour faire comme si rien ne s’était passé. Les officiers de Bonnie Mac Alistair ont montré les limites de leurs capacités. De plus, avoir des officiers qui doivent leur fidélité à cette femme, ça me resterait au travers de la gorge. Pas vous ? Ils sont une époque révolue. Il faut une nouvelle structure, avec de nouveaux officiers pour un nouvel équipage plus fort et plus efficace. Avec lequel personne ne risquera sa vie à la première erreur de jugement. »

Malgré la lumière des flammes, il était impossible de voir clairement les expressions des pirates. Mais Bonnie savait à quel point la perte de la moitié de l’équipage restait amère encore. Wolfram savait où frapper pour ranimer la rancœur. Elle observa Shad qui ne réagissait toujours pas. Encore une fois, ce fut Devon qui intervint.

« Les décisions de Mac Alistair se sont prises sans l’avis des officiers. Nous sommes tous des hommes de métiers et d’expérience. On a jamais failli. Tout changer est aussi suicidaire que stupide ! C’est pour éviter ce genre de conneries que je suis là. Et aussi parce que ça me ferait chier de te voir capitaine.

– Toi, tu as fini ton temps de parole. » le coupa sèchement Rache.

Quelques murmures s’élevèrent dans les rangs, mais personne ne sortit du lot. Wolfram émit un sourire en constatant qu’il avait fait son petit effet. Avec arrogance, il quitta son piédestal. On attendit encore quelques instants qu’un nouveau candidat se manifeste.En vérité, ce n’était pas étonnant que les pirates montrent si peu d’ambition. Le poste de capitaine n’était pas de tout repos et bien instable comme Bonnie venait d’en faire la douloureuse expérience. Les hommes refusaient sûrement de se mettre ainsi en danger ou tout simplement se plaisaient-ils dans leur petit confort de subordonné. Et Shad qui ne bougeait toujours pas. Bonnie serrait les dents et les poings. Elle crevait d’envie d’aller secouer son second comme un prunier.

Toujours personne ne se manifestait et quelques groupes discutaient bruyamment entre eux. La réunion n’allait pas tarder à se clore à ce rythme là. Bonnie aperçut Victor se faufiler vers des gabiers. Que fabriquait-il ? Shad, bouge ton cul avant qu’il ne soit trop tard ! L’ami de Rache remonta sur la caisse. Il s’éclaircit la gorge avant de reprendre la parole.

« Bien, nous avons donc deux candidats Devon et Wolfram. Une deuxième séance pour les élections aura lieu dans deux jours. Pour ce soir, la réunion est…

– Attend ! lança un pirate. Avec plusieurs camarades, on a une candidature à proposer. »

L’homme fronça les sourcils. Il jeta un coup d’œil à Rache qui se contenta de hausser les épaules. Finalement, il autorisation l’autre à poursuivre d’un hochement de tête.

« Quartier-maître, vous ferez un super capitaine, clama le pirate. Présentez-vous ! »

Plusieurs au sein de l’équipage approuvèrent se dires. Shad émit un mince sourire qui s’éclipsa vite. Bonnie le regarda avant de se tourner vers Victor qui lui adressa un clin d’œil. Voilà donc ce qu’ils préparaient tous les deux. Ils voulaient que ce soit l’équipage lui-même qui pousse Shad à tenter sa chance. Pas besoin de discours ou de promesses. De par ce fait, il se retrouvait plus légitime que n’importe quel candidat. Certainement une idée de Victor. Bonnie sourit.

« Très bien, je me présente aussi alors. » dit Shad sans bouger de place.

Wolfram pâlit, parfaitement conscient que son plan vacillait et que ce serait plus difficile que prévu. L’homme à la caisse bafouilla :

« Bien, donc trois candidats, Wolfram Rache, Devon Frégar et Andrashad Bersky. On se retrouve dans deux jours. La réunion est terminée ! »

Elle entendit un rire bas et grave. Bonnie se retourna à nouveau et s’étonna devant Nightingal. Il ricanait doucement, un affreux rictus lui déformant le visage en observant les pirates se disperser.

« Qu’est-ce qui te fait marrer, toi ? demanda t-elle abruptement. D’ailleurs, c’est la première fois que je te vois rire, c’est assez flippant.

– Ils se sont montrés malins, lâcha sobrement Cyaxare. Mais ils auraient pu frapper encore plus fort.

– T’es bien bavard ce soir.

– Il faut que je vous parle en privé. » souffla t-il avant de tourner les talons et de s’enfoncer dans l’obscurité.

Intriguée, Bonnie fronça les sourcils en regardant sa silhouette disparaître. À part lors du jour de leur rencontre et de son intégration à l’équipage, Nightingal ne lui avait pas adressé la parole. En fait, il ne parlait presque jamais. C’était toujours bref et sec. Non seulement, il lui avait parlé normalement, mais voulait continuer. Que pouvait-il lui vouloir ? Elle n’aimait pas trop l’idée de se retrouver toute seule dans le noir avec lui. Elle vérifia qu’elle avait bien son pistolet et qu’il était chargé. On ne savait jamais. Elle hésita encore. Devait-elle prévenir Shad ? Cyaxare n’apprécierait pas. Il avait bien insisté sur le  »en privé ». Elle savait se défendre et jamais Nightingal ne s’était montré agressif envers elle. De plus en plus intriguée, elle suivit ses traces. Elle le retrouva derrière quelques rochers à l’abri du regard des autres et hors de portée de voix. Elle remarqua qu’il ne portait pas d’arme. Elle se força donc à oublier la sienne. Elle se pointa devant lui. Il était assis à même le sable et la suivait des yeux. Ces yeux vides et inexpressif, comme s’il était mort. Ses yeux avaient toujours autant fasciné qu’oppressé l’ancienne capitaine.

« Vous avez pris votre temps pour venir, fit-il remarquer d’un ton sifflant.

– Tu ne parles jamais et maintenant tu veux discuter. J’ai eu besoin de réaliser entre temps. Qu’est-ce tu veux ?

– Vous aider.

– Quoi ? »

Son horrible rictus revint sur son visage. Il semblait davantage dire « Je vais t’égorger dans ton sommeil » que « Je vais t’aider. » Bonnie grimaça et, instinctivement, fit un pas en arrière.

« En quoi j’ai besoin d’aide ? reprit-elle d’un ton acide. De ton aide surtout ? »

Sans se départir de son sombre sourire, il baissa la tête comme s’il voulait cacher un rire. Ses cheveux noirs et mi-longs recouvrirent sa figure. Sans se redresser, il murmura, insidieusement.

« Vous ne souhaitez donc pas retrouver votre place de capitaine ? fit-il mine de s’étonner. Il m’avait pourtant sembler qu’elle vous tenait tant à cœur quelques jours auparavant. »

Bonnie éclata d’un rire froid et sans joie.

« Au cas où, t’aurais pas remarqué, on veut plus de moi. Je redeviendrai pas capitaine. Personne ne votera pour moi.

– Il est aisé de faire changer d’avis les foules. Surtout d’aussi basse extraction. Ils ont l’habitude de suivre. D’être guidés. » soutint calmement Cyaxare en relevant enfin sa tête. Son rictus dérangeant ne l’avait pas quitté. « Quand on sait s’y prendre, bien entendu. »

Bonnie regarda attentivement les environs. Personne ne semblait avoir remarqué leur petit aparté. Même Shad était resté près du feu. Elle se rapprocha de Cyaxare, les sourcils froncés. Elle essaya de lire en lui, mais son visage portait un masque efficace et ses yeux n’exprimaient rien. Que pouvait-elle détester ce regard froid et mort !

« Tu propose de manipuler l’équipage pour qu’il revienne sur sa décision ? demanda t-elle afin que les choses soient clairement exprimées.

– La manipulation est un art si incompris ! Mais il ne s’agit pas réellement de cela. Qu’avez-vous perdu pour que vous en soyez rejetée ?

– La confiance de mon équipage, répondit aussitôt la jeune femme.

– Il suffit alors de la retrouver. »

Il avait une voix très grave et peu puissante. Ou alors ne se donnait-il pas la peine de l’élever. Bonnie devait tendre l’oreille pour saisir tous ses mots. Mais elle avait du mal à croire qu cet homme voulait l’aider et lui disait de telles choses comme si c’était l’évidence même. Récupérer la confiance de ses hommes ? Comme si c’était facile ! Ils avaient la rancune tenace et étaient certainement soulagés d’être parvenu à se débarrasser de cette bonne femme qui prenait trop de pouvoirs. Car malgré tout ce qu’elle avait accompli depuis qu’elle avait le Léviathan, rien ne ferait oublier son sexe à ces stupides pirates. Dans son pays d’origine, à Sidhàn, cela importait peu. Mais, ailleurs, l’homme dominait et la femme obéissait. Elle se souvenait des difficultés qu’elle avait eu à mettre certains de ses hommes dans le rang. Elle avait dû briser le bras de Devon pour qu’il accepte l’idée qu’une femme pouvait se montrer plus forte que lui. La présence puissante de Shad à ses côtés avait rassuré également. Mais seule, traînée à terre, elle ne valait plus rien pour eux. C’était étonnant qu’ils ne l’aient pas chassée. Rache le ferait certainement s’il devenait capitaine.

« Admettons, fit prudemment Bonnie. Tu en es capable et je retrouve ma place de capitaine. Et ? Je suppose que c’est pas gratuit.

– Bien sûr que non ! Mais je ne suis guère exigeant, s’empressa t-il d’ajouter doucement.

– Qu’est-ce que tu veux, Nightingal ?

– Une promesse, Capitaine.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Une faveur pour une faveur. Je vous rends votre pouvoir et vous ferez quelque chose pour moi.

– Parle clairement !

– Si vous n’êtes pas capitaine, vous ne pourrez y accéder. Une fois que vous serez redevenue la Capitaine Bonnie Mac Alistair, que le Léviathan aura repris la mer, ce jour-là, je viendrai vous voir et vous dirais ce que vous pourrez faire pour moi. 

– Si tu as juste besoin d’un capitaine, siffla Bonnie. Pourquoi n’attends-tu pas la fin des votes pour aller voir le gagnant ?

– Car eux ne me doivent rien. Wolfram Rache n’a aucune parole. Je sais que jamais il ne fera cela pour moi ; même si je l’aidais ou payais cher. Ma confiance ne repose guère non plus en Devon Frégar. Quant à votre si cher ami, Andrashad Bersky, il me hais et je l’horripile. À bien des raisons, il me semble. Voyez comme la liste s’effiloche ! »

C’était bien à contre-cœur que Bonnie devait avouer qu’il avait de bonnes raisons de se tourner vers elle. Elle n’avait pas confiance en lui, outre pour massacrer ses ennemis. Il n’avait pas de liens étroits ou de confiance avec qui que ce soit sur le bateau. Elle ignorait comment il comptait s’y prendre pour lui rendre ce que Rache lui avait volé. Qu’il refuse de dire son prix ne lui plaisait pas. En même temps, sa proposition était alléchante. Elle avait tenté de limiter les dégâts en plaçant Shad comme candidat et ne pas risquer de finir dans la mer avec un boulet aux chevilles. Mais obéir et briquer le pont lui seraient rapidement insupportables, elle le savait. Cyaxare était-il vraiment capable de retourner la situation en sa faveur ? S’il y parvenait, elle redeviendrait enfin capitaine, mais aurait une dette envers lui. S’il échouait, Shad deviendrait capitaine et elle ne devrait rien à ce type louche. Elle aimerait accepter, mais le prix inconnu devait être gros. Nightingal qui lui propose spontanément son aide aussi était étrange. Elle secoua la tête. Elle devait en parler avec Shad. Victor aussi pourrait avoir un avis intéressant.

« J’ai besoin de réfléchir, répondit-elle, le menton haut.

– À votre aise. Je comprend, capitula Cyaxare en se relevant. Cependant, n’oubliez pas que nous n’avons que deux jours pour agir. Hâtez-vous. »

Il épousseta son pantalon et partit sans rien ajouter de plus. Bonnie se retrouva seule derrière ses rochers, la tête bouillonnante.

**
Le lendemain, elle parvint à attirer Shad à l’écart. Ironiquement, ils se cachèrent au même endroit où Nightingal l’avait entraînée la veille. Elle lui raconta leur discussion presque au mot à mot. Son ami la laissa parler, mais ses mâchoires serrées et son visage crispé répondaient déjà à ses doutes. En fait, Cyaxare aussi en vérité. « Quant à votre si cher ami, Andrashad Bersky, il me hais et je l’horripile. » Elle entendait parfaitement la voix grave prononcer ces mots. Elle se tut, ayant fini. Shad ferma les yeux un instant comme pour réfléchir à ses propos avant de les prononcer.

« J’ai pas confiance en ce type.

– Je sais. Et je te demande pas de lui confier ta vie. Juste ce qu tu penses de sa proposition et si elle est réalisable. »

Le quartier-maître grimaça. Les sourcils froncés, Bonnie sut qu’il se remémorait ce qu’il venait d’entendre.

« Que les gars te fassent à nouveau confiance…, marmonnait-il. Le détroit de Mim est encore beaucoup trop frais. En deux jours, c’est impossible. Il faut du temps pour tu retrouves leurs bonnes grâces.

– Donc, pour toi, Nightingal me joue du pipeau. Mais quel intérêt pourrait-il y trouver ? »

Shad secoua vivement la tête. Visiblement, la mention seule de Cyaxare Nightingal était suffisant pour l’énerver.

« Alors, ça ! lâcha t-il avec hargne. J’en sais rien et ça m’énerve. Qu’est-ce qui lui passe par la tête ?

– Je suis plus capitaine. J’ai aucun pouvoir. Alors, à moins qu’il parvienne réellement à me rendre mon poste comme il le prétend, il ne pourrait y trouver aucun intérêt à me soutenir.

– Mais renverser la tendance, je peux pas y croire. Non, il doit y avoir autre chose derrière. »

Il fit les cent pas sans se départir de son air sombre et soucieux. Bonnie le regarda faire. Elle s’était retrouvée dans le même état durant toute la nuit. Elle aussi ne voyait pas comment il était possible de récupérer aussi rapidement son poste. À moins d’user de la force, mais elle n’aurait jamais assez de soutien pour cela marche. Bien qu’incongrue, la proposition de Cyaxare était si tentante et inespérée. Elle ne savait rien de cet homme quand elle y pensait. En dehors des combats, elle ignorait de quoi il était capable. Elle le soupçonnait depuis hier soir d’avoir eu une très bonne éducation. Sa façon de parler était si ampoulée et éloignée de celle d’un pirate lambda. Jusqu’où pouvait-il maîtriser ce fameux art de la manipulation des foules dont il s’était vanté la veille ?

« Peut-être… reprit avec hésitation Shad, espère t-il obtenir cette fameuse faveur d’une autre personne ?

– Que veux-tu dire ?

– Visiblement, il faut que cette personne soit capitaine. Mais tu es certainement celle qui a le moins de chance d’être élue. Pourtant,c’est toi qu’il vient voir.

– Je lui ai dit hier, répondit Bonnie en croisant les bras. Il dit qu’avec les autres, il n’aurait aucune chance et qu’il ne peut rien faire pour eux de toute façon.

– Réfléchie, Bonnie, la coupa Shad, le menton reposant sur son poing.

– Je ne fais que ça !

– Qui a le plus de chances d’être élu capitaine ?

– Toi, sûrement.

– Exactement. Or, je peux pas encadrer Nightingal. Et il le sait. Il n’a pas l’air de m’aimer non plus. Il sait que s’il me demande quelque chose, je l’enverrai chier.

– Sauf si je plaide en sa faveur, compléta Bonnie. Oh, l’enfoiré ! »

Nightingal n’aurait donc jamais eu l’intention de véritablement l’aider. Il voulait simplement être dans ses petits papiers pour pouvoir exiger quelque chose de Shad, une fois le vote effectué. Il se foutait littéralement de sa gueule. Et pourtant, elle aurait tellement voulut y croire. Heureusement qu’elle s’était imposé un temps de réflexion et de consultation avant de se faire pigeonner.

« Il essaye peut-être de m’entuber en effet, admit-elle à voix basse alors qu’une autre idée se formait dans son esprit. Mais, s’il échoue, je ne lui devrais rien. D’ailleurs, je vois pas pourquoi je tiendrai parole en fait.

– Tu espères toujours qu’il peut réussir ?

– Qui ne tente rien n’a rien. Et puis, on peut l’envoyer se faire foutre. On prend ce qui nous intéresse et le reste on le balance. »

Shad ne put s’empêcher de sourire.

« Certes, mais il pourrait se venger. À moins que je lui sorte enfin les boyaux.

– On verra à ce moment-là. » coupa Bonnie.

Elle soupira. L’idée de devoir se fier à Nightingal ne l’enthousiasmait pas non plus. Mais avait-elle le choix ? Si elle voulait reprendre son poste, elle devait avoir des alliés. Or, ils étaient réduits à peau de chagrin. Shad et Victor seulement. Il faudrait qu’elle se renseigne sur ses anciens officiers. Après tout, Devon tenait à garder l’équipage tel qu’elle l’avait monté et refusait l’influence de Wolfram. Peut-être serait-il prêt à la soutenir si elle pouvait inverser la tendance. Elle ignorait totalement ce que pouvaient penser les frères Sergovitch et Spinolli. Shad ou Victor devraient se pencher dessus. Elle, ce serait trop risqué s’ils lui étaient opposés.

Ces deux prochains jours seront très chargés en magouilles et parlottes. Sans pour autant être certains qu’ils serviront à quelque chose. La seule à faire déjà était de ne pas empirer la situation. Bonnie allait devoir apprendre le tact et la diplomatie. Elle grimaça à cette idée. Ce serait aussi l’occasion d’en découvrir plus sur Cyaxare Nightingal, le taciturne. Elle n’était pas en mesure de refuser de l’aide et un allié. Celui-ci l’avait certainement autant compris qu’elle et en jouait pour s’infiltrer de force. Mais elle ne serait pas le jouet de ce type.

**
Shad errait plus qu’il ne marchait sur la plage. La conversation qu’il avait eu avec Bonnie lui tournait dans la tête. Il avait tenté de trouver ce chien de Nightingal, mais il n’était pas sur le bateau, ni dans le campement que les pirates avaient monté. Il avait dû s’éloigner, peut-être vers les bois. Juste avant il était avec les officiers. Autant les charpentiers évitaient tout sujet à propos des élections, autant Spinolli l’avait rattrapé juste après pour lui dire que certes il voterait pour lui, mais par défaut. Le cuisinier aurait largement préféré que Bonnie demeure capitaine.

« Mais c’est pas moi tout seul qui vais changer les choses, avait-il grommelé.

– Non, mais au moins elle saura qu’elle n’est pas aussi seule qu’elle croit. » lui avait répondu le quartier-maître.

C’était intéressant de voir le maître coq toujours fidèle à Bonnie. L’homme avait le respect de l’équipage de par son ancienneté et ses blessures. Il connaissait tout le monde et avait une certaine influence. Il pourrait être utile pour faire remonter la côte de l’ancienne capitaine. Sûrement plus que Nightingal que chacun craignait dans cet équipage.

Un crissement métallique attira l’attention de Shad. Il fronça les sourcils et se laissa guider par le son. Comme il s’y attendait, il passa l’orée des bois qui fermaient la plage. Derrière un vieux chêne à l’abri du vent, Cyaxare aiguisait son épée avec une pierre à ponce. Il n’eut pas besoin de se retourner pour sentir la présence de son supérieur. Il s’arrêta dans ses gestes et esquissa un rictus tordu. Les poings de Shad se serrèrent. Nightingal n’essayait même pas de dissimuler le mépris et l’insolence de son expression.

« Mac Alistair a parlé et semble incapable de venir régler ses petites affaires par elle-même. Si elle a absolument besoin de son chien de garde pour répondre oui ou non, elle me déçoit, grinça le pirate.

– Je vois que tu es devenu bien bavard en effet. » cracha Shad en venant se mettre devant lui.

Sa haute stature dominait complètement l’autre homme resté assis. Mais Nightingal ne semblait aucunement se sentir en position de faiblesse. Il reprit son activité avec soin et ignora la remarque qui venait de lui être faite.

« Qu’est-ce que tu veux ? » questionna sèchement Shad qui n’aimait pas être ignoré.

Enfin, Nightingal daigna lever ses yeux morts vers lui. Les commissures de ses lèvres s’agitèrent entre grimace et sourire.

« J’attendais davantage Mac Alistair. C’est avec elle que je traite.

– Elle n’aime pas trop ta façon de faire. Et moi non plus.

– Vous n’aimez guère de choses, Quartier-Maître, se permit de ricaner Cyaxare en inclinant son épée pour en vérifier le fil.

– Pourquoi es-tu aller voir Bonnie ? Qu’as-tu à gagner ?

– Peut-être est-ce simplement le fait de penser que vous pourriez devenir capitaine qui me révulse. Cependant, garder un capitaine compétent et efficace avec de l’expérience garantit la survie de tous ; donc de la mienne. Et je n’ai jamais eu à me plaindre sous l’autorité de Mac Alistair, ni de son traitement envers moi.

– T’en fais des belles phrases, mon gars. Mais j’crois surtout que t’es en train de baratiner. »

Une étincelle d’amusement ou de défi éclaira brièvement le regard de Cyaxare. Elle apparut si vite que Shad crut l’avoir rêvée. Sa lèvre se retroussa. Il n’avait jamais compris. C’était instinctif, mais il s’énervait, se défendait comme un animal traqué dès qu’il s’approchait de Nightingal. Sous ses airs indifférents et blasés, il sentait que la même tempête sauvage agitait l’autre.

« Montreriez-vous les crocs, chien de garde ? » se moquait-il.

Toi, tu mords bien, sale bâtard ! songeait amèrement Shad. Peut-être était-ce cela le problème entre eux. Deux bêtes sauvages qui crevaient d’envie de dominer l’autre. Seulement Nightingal se contrôlait mieux et se montrait plus vicieux. Il contournait avant de frapper, alors que Shad préférait se déchaîner.

« T’approche pas d’elle, Nightingal, grogna sombrement Shad, sa main glissant vers sa propre épée. Reste en dehors de cette affaire. J’veux plus voir ta sale gueule traîner dans le coin. Alors, reste discret si tu veux pas que je te l’arrange. »

La voix rocailleuse et menaçante de Shad aurait fait frissonner n’importe qui. Mais pas Nightingal. Le jeune homme ne semblait nullement impressionné. Il haussa à peine un sourcil. Son rictus méprisant ne le quittait pas. Sa langue pointa, frôlant l’une de ses canines. Son regard s’assombrit et ses traits se durcirent. Mais il paraissait juste amusé. Comme s’il le prenait pour un défi à relever.

« Vous semblez très aimé et respecté par l’équipage, constata calmement Nightingal alors qu’une mèche vint barrer son œil droit. Malheureusement, les sentiments sont si changeants. De héros, nous devenons monstres en l’espace de quelques secondes. Ou mots soigneusement choisis.

– C’est moi ou t’es en train de me menacer de retourner l’équipage contre moi ?

– Je ne fais qu’émettre une évidence. Votre stature risquerait de prendre du plomb dans l’aile si certaines choses venaient à l’oreille de vos hommes.

– Crache tout de suite le morceau que je puisse avoir une bonne raison de te buter ! » ordonna Shad, glacial.

Mais Cyaxare ne prit toujours pas la menace au sérieux. Il poursuivit sur un faux ton désolé.

« Il y a eu tant de morts quelques jours auparavant. Ce coup a été terrible pour l’équipage. Nos compagnons sont partis trop tôt, trop brusquement. Je pense notamment à ce pauvre enfant. Stern,était-ce bien son nom ? Si jeune et si prometteur. Il est tombé du mât quand le serpent de mer a attaqué. Du moins, c’est ce que j’ai ouï dire. »

Shad sentit le sang quitter son visage sans qu’il ne puisse l’arrêter. Le sourire malfaisant de Nightingal s’élargit. Il avait frappé où il fallait.

« Mais ce qui est étrange, c’est que j’ai cru voir autre chose à ce terrible instant. Vous aurais-je véritablement vu pousser délibérément cet infortuné enfant pour détourner le monstre de vous ? Il me reste à savoir s’il s’agit d’un affreux rêve ou d’une réalité. Peut-être devrais-je demander l’avis de mes camarades.

– Sale fils de pute ! ne se retint plus Shad.

– Si l’équipage savait que vous pourriez les tuer ainsi, sans remord ni hésitation, je crains qu’ils ne se défient de vous à l’avenir. Stern était aimé. Une petite mascotte en somme. »

Il serait lynché par ses hommes s’ils apprenaient qu’il avait tué l’un d’entre eux arbitrairement. Il mourrait d’envie de trancher la gorge de cet insolent une bonne fois pour toute. Mais le doute retint son bras. Nightingal paraissait trop détendu et sûr de lui. Ce chien aurait-il laissé de quoi dénoncer le quartier-maître en cas de disparition brutale ? Shad le savait suffisamment retord pour cela. Il serra les dents et tenta de calmer les tremblements de rage qui l’agitaient.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda t-il à contre-cœur, vaincu.

– Je m’occupe du cas de Mac Alistair. Vous me ferez l’intense plaisir de vous taire et de me laisser faire à ma guise. De la manière dont il m’entend et me plaît. D’ici deux jours, elle retrouvera son poste comme je lui ai promis et elle me remboursera sa dette une fois en mer. Dois-je préciser que si elle ne tenait pas ses engagements envers moi, je me retrouverai fort mécontent. Et je ne suis guère le genre d’homme à mécontenter. Suis-je assez clair malgré mes belles phrases ? »

Les mots bloquaient douloureusement dans la gorge de Shad. Il se contenta de grimacer et de hocher la tête. Même cela le torturait de l’intérieur. Il n’était pas dans ses habitudes de baisser les armes. Nightingal se montrait plus redoutable qu’il ne l’aurait cru. À force de ne jamais l’entendre, on avait tendance à l’ignorer, à l’oublier. Et lui entendait et voyait tout. Quels autres atouts pouvait-il encore avoir en poche pour être si certain de faire réélire Bonnie ? Cette perspective fit froid dans le dos de l’assassin. Et ce chien qui se permettait même l’ironie et la provocation ! Malgré sa défaite, Shad refusait d’abdiquer complètement. Avec l’allure d’un fauve prêt à attaquer, il fit un pas vers Cyaxare qui n’eut pas d’autre réaction qu’un frissonnement de paupière. Serait-il inquiet pour sa sécurité soudain ? Oh, comme tu as raison ! J’ai tellement envie de te saigner !

« Très clair, cracha Shad qui n’avait pas lâcher son pommeau. Cependant, sache que je te lâcherai jamais, Nightingal. À la première occasion, je te saignerai comme un porc. Ne dors que d’un œil. »

Il n’attendit pas de réponse. Il savait qu’il n’en recevrait pas. Il quitta le bois, abandonnant la silhouette sombre adossée à l’arbre. Enfin seul, Cyaxare se permit un sourire puis un rire silencieux. Bientôt, bientôt.

**
Les deux jours qui précédèrent l’élection furent particulièrement agités. Beaucoup de groupes se formaient et se défaisaient en de longues discussions à voix basse. Le second mât fut achevé. Youri attendait le vote pour pouvoir aller en direction de la ville repérée plus tôt avec quatre hommes pour aller chercher les tissus pour faire les voiles. Ils devraient en avoir pour quatre jours à faire l’aller-retour si tout se passait bien. Oleg dirigeait les autres réparations, dont les rames perdues à remplacer. Shad, épaulé par Victor, continua à traîner autour du campement pour voir l’évolution des opinions. Beaucoup de pirates semblaient préoccupés. Et peu à peu, les messes basses devinrent rares. C’était étrange, elles auraient dû s’intensifier à l’approche du vote. Avec impuissance, Shad avait remarqué la présence quasi-omniprésente de Nightingal près de l’équipage. Lui qui avait l’habitude de s’isoler loin du groupe. Cependant, l’assassin ne le vit jamais ouvrir la bouche. Sa simple présence jetait un voile de silence et de malaise sur l’équipage. Parfois, il le voyait rester seul avec un personne avant de partir. Impossible de savoir ce qui s’était passé et ce qui avait été échangé.

Il avait toujours su cet homme dangereux, mais il devait admettre qu’il l’avait sous-estimé. Il n’avait jamais pu faire confiance à Nightingal. On ignorait tout de lui et il s’était presque invité de force sur le bateau. Cette aura sombre et meurtrière qui l’entourait lui rappelait trop celle qui devait l’habiller aussi. Celle d’un tueur froid et calculateur. Il ne doutait pas une seule seconde que Cyaxare prenait du plaisir à tuer avec ses manières de boucher. Shad ne niait pas en prendre également, mais il savait se montrer plus professionnel. Ce type était une machine à tuer redoutable, mais personne ne semblait la contrôler. Et il n’y avait rien de pire qu’un chien d’attaque sans maître.

Bonnie, de son côté, se devait de faire certains efforts. Sous la pression de Victor et l’approbation de Shad, elle s’investit davantage dans la vie de l’équipage. Elle participait aux travaux du Léviathan. Elle rongeait même son frein et se forçait à être plus ouverte et sympathique avec ses hommes. Elle allait aider presque à chaque repas Spinolli à la cuisine. Shad ne pouvait s’empêcher de rire en se disant à quel point ça devait être difficile pour l’ancienne capitaine de ne pas empoisonner l’assiette de Rache. D’ailleurs, ce dernier avait toujours un long moment d’hésitation et de contemplation devant son plat depuis. Le dialogue restait difficile entre Bonnie et les autres, mais on ne pouvait nier ses efforts. Sa réconciliation avec Victor était complète maintenant et ils partageaient la même tente sous quelques commentaires graveleux de leurs camarades. Mais le couple était forgé depuis longtemps à les ignorer.

Wolfram tentait d’entretenir une petit cour autour de lui. Ses principaux arguments tournaient autour des erreurs passées de Bonnie et des décisions qui auraient dû être prises selon lui. Devon restait silencieux et continuait son travail comme si de rien n’était. Shad ne faisait pas vraiment campagne non plus de son côté. Il se contentait de se renseigner discrètement sur les tendances, mais il eut de plus en plus de mal à entretenir le dialogue avec ses hommes. Les deux jours passèrent à une vitesse folle, l’atmosphère s’alourdit et Nightingal ne cessa de rôder comme un oiseau de mauvais augure.

La journée du vote arriva. Comme la dernière fois, un grand feu de camp fut allumé et les pirates se réunirent en cercle. Les visages étaient tendus et chacun s’observait du coin de l’œil. Cette fois, personne ne marmonnait. Wolfram gardait un sourire confiant, mais il vacillait parfois. Devon restait calme et détaché comme si ça ne le concernait en rien. Shad se tordait les mains, mais ne s’inquiétait aucunement pour lui. Il craignait plutôt les répercussions des manigances de Nightingal. Surtout sur Bonnie. Celle-ci se mâchouillait la lèvre inférieure et trépignait sur place. Dans un coin sombre, à l’écart, Nightingal demeurait aussi immobile qu’une statue. Le même gaillard que d’habitude posa la fameuse caisse qui ne devrait pas tenir encore longtemps. Une plus petite boite fut mise dessus.

« L’heure du vote a sonné, camarades ! clama t-il. Vous faites la queue et chacun votre tour vous mettez votre bulletin dedans. Bulletin sur lequel vous avez noté le nom de la personne que vous voulez comme capitaine. »

Dans un calme étonnant, l’équipage se plaça en file. L’urne improvisée se remplit de bouts de papiers chiffonnés rapidement. Habitués à un tel fonctionnement, les pirates avaient préparé leur bulletin à l’avance. Shad avait longuement hésité sur le nom à noter. Devait-il mettre le sien en toute logique ou celui de Bonnie ? Nightingal était-il parvenu à faire basculer l’équipage ? Par prudence, il avait opté pour lui-même. Si Cyaxare avait fait changer d’avis l’équipage, un vote ne changerait rien, sinon, ça appuyait sa propre candidature et repoussait ainsi celle de Rache. Le dernier a voter fut évidemment Nightingal qui semblait s’être lassé de se mêler à la populace.

Les résultats furent attendus toujours dans ce silence quasi-religieux et étouffant. Trois pirates furent désigné pour compter. Spinolli, Oleg et Youri. Les anciens officiers étaient restés suffisamment neutres et avaient conservé la confiance de l’équipage malgré les paroles de Rache. Le premier papier sortit et Oleg le lut à voix haute avant de le passer au maître coq afin qu’il vérifie pendant que son frère notait les voix.

« Une voix pour Andrashad Bersky, annonça le charpentier avant de replonger la main dans l’urne. Deuxième voix pour Andrashad Bersky, très mal orthographié au passage. »

Quelques rires timides pointèrent avant que le silence se refasse. Plusieurs fois, Oleg et Spinolli durent faire une pause le temps de déchiffrer les écritures brouillonnes de leurs camarades. Certains s’étaient contentés de dessiner vaguement les initiales des concernés, ne sachant pas vraiment écrire.

« Une voix pour Wolfram Rache, poursuivait Oleg. Une voix pour… »

Il s’arrêta un moment, montra le papier à Spinolli comme pour lui demander confirmation. Il s’éclaircit enfin la gorge et reprit.

« Donc, je disais, une voix pour Bonnie Mac Alistair. Troisième voix pour Bersky. Deux voix pour Mac Alistair. Quatrième voix pour Bersky. Et encore une. »

La pierre calcaire que Youri utilisait pour noter les voix crispa sur l’ardoise quand il barra les bâtons de Shad.

«Troisième voix en faveur de Bonnie Mac Alistair. »

Trois voix, pensa la jeune femme. Nightingal sait faire quelques miracles visiblement. Mais jusqu’à quel point ? Elle se dressa sur la pointe des pieds pour mieux assister au dépouillement. La main apaisante de Victor se posa sur son épaule.

« Trois pour Mac Alistair. Deuxième pour Rache. Bonnie Mac Alistair cinq. »

Elle était en tête, égalité avec Shad. Elle n’en croyait pas ses yeux. Il restait un vote dans l’urne puisque l’équipage était réduit à treize pirates depuis la traversée du détroit. Ce bout de papier pouvait autant départager les deux ex aequo que être pour Devon ou Rache. C’était étonnant que Wolfram n’ait pas plus de voix. Ses poteaux l’auraient-ils lâchés sous la pression de Nightingal ? Qu’avait-il bien pu raconter ou faire pour retourner aussi vite la situation ? Oleg piocha le dernier bulletin et le déplia. Bonnie sentit son souffle se bloquer.

« Sixième voix pour Bonnie Mac Alistair. »

Elle avait du mal à y croire. Elle avait gagné. Shad se tourna vers elle, satisfait. Quelques timides applaudissements saluèrent le retour de la capitaine.

« Bonnie Mac Alistair est donc réintégrée au poste de capitaine. » conclut Spinolli.

Le visage de Rache s’était décomposé lentement et fatalement au fur et à mesure du dépouillement. Ses amis s’éloignait progressivement de lui, fuyant ses regards noirs, promesses de revanche. Il était humilié et trahi. Il baissa la tête, les dents serrées, avant de quitter l’attroupement. Bonnie, sur son petit nuage, n’y porta aucune attention. Elle avait récupéré son précieux Léviathan et la place qui lui était dû. Quant à sa dette envers Nightingal, il y serait bien temps d’y penser plus tard. Demain par exemple. Ce soir, elle voulait savourer cette victoire inespérée.

**
Voilà trois jours que le groupe de Youri était parti chercher les tissus pour les voiles. De nouvelles rames, rustiques mais efficaces, avaient été rajouté au Léviathan. Sa coque avait retrouvé sa vigueur d’antan et il ne restait qu’à rajouter un coup de peinture quand ils en auraient l’occasion. Une fois les voiles cousues et rajoutées, le navire serait prêt à reprendre la mer.

Avec douceur, Bonnie caressa le bastingage du bout des doigts. Elle avait bien failli le perdre. Ces dernières semaines avaient été éprouvantes. Réélue, elle avait daigné présenter ses excuses à l’équipage – était-ce nécessaire de préciser que l’idée était de Victor et de Shad ? – et avait promis de se montrer moins téméraire et de plus consulter ses officiers. Elle n’avait pas vraiment mis de cœur dans son petit discours, mais les hommes s’en étaient contentés.

Nightingal l’ignorait. Il n’était pas venu demander son dû. Il viendrait une fois le navire mis à l’eau comme il l’avait prédis certainement. Quant à Wolfram, il avait disparu durant la nuit du vote. Un seul de ses amis – celui qui avait diriger les réunion – l’avait suivi. Sans doute, les deux perturbateurs craignaient à raison des répercussions. Ou alors, la honte était trop forte. La bonne vieille routine avait repris ses droits sur l’équipage. C’était étrange de voir après une telle tempête tout reprenait si naturellement. Même si Bonnie n’avait jamais pu savoir ce qui avait poussé les pirate à faire volte-face lors des élections. Ils restaient muets comme des carpes. Nightingal avait-il usé de menaces ? Curieuse comme elle l’était, Bonnie savait qu’elle ne résisterait pas longtemps avant de demander au guerrier taciturne ses méthodes de persuasion.

Avec un jour de retard, Youri et ses hommes rentrèrent au campement. Les voiles furent installées. Le Léviathan était à nouveau entier et trépignait à l’idée de reprendre la mer.

À dans une semaine pour l’intermède : La Lame Vengeresse. À votre avis, de quel personnage s’agira t-il cette fois ? À bientôt !

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