38 jours auparavant

Je pénétrai dans ma cuisine, mes écouteurs fermement visés dans mes oreilles et un fredonnement sur les lèvres, dans l’objectif de me servir à boire, seulement pour y trouver ma mère. Elle me tournait le dos, immobile, un verre vide à la main et je sentis immédiatement que quelque chose n’allait pas. Je me débarrassai de mon lecteur de musique, avec des mouvements lents, que je déposai distraitement sur le premier meuble à ma portée, les yeux braqués sur sa silhouette figée, comme incapable de détourner le regard. Un frisson glacial remonta le long de ma colonne vertébrale jusqu’à venir s’échoir à la racine de ma nuque, tandis que je m’approchai d’elle prudemment. Comme un pressentiment, l’ombre d’un instinct depuis longtemps égaré par l’Homme.

— Maman ? je l’appelai, sans obtenir de réaction, et réitérai quelques secondes plus tard, toujours sans réponse. Lorsque je ne fus plus qu’à quelques centimètres d’elle je déposai une main sur son épaule, exerçant une légère pression pour attirer son attention. Maman ?

Elle se retourna d’un coup, et je sursautai jusqu’à faire deux pas en arrière alors qu’elle lâchait la prise qu’elle avait autour du verre dans sa main qui alla se briser sur le sol avec fracas.

— Mm, quoi chérie ? me demanda-t-elle, distraitement, avant de se mettre à me sourire, comme absente. J’essayai de contenir la panique naissante en moi à la vue de son expression lumineuse, presque extatique et l’abordai de nouveau avec prudence.

— Tu vas bien ?

— Oh oui, très bien. Je m’apprêtais à…

Elle se stoppa abruptement dans sa lancée pleine de jovialité et son expression de joie démesurée se mua en une profonde contemplation, comme si elle ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’elle allait dire -ou, peut-être, faire.

— A quoi maman ? je m’enquis, avec une douce insistance, pour l’encourager à se rappeler. Et, aussi, parce que j’espérais que sa réponse nierait la terrible réalisation qui m’oppressait.

— Je ne sais plus ! s’exclama-t-elle, sa gaieté retrouvée et les yeux brillants. Ça ne devait pas être si important. Je vais aller m’allonger un peu maintenant.

Elle fit un pas en avant pour quitter la cuisine et je me projetai vers elle pour l’empêcher d’avancer ; pas assez vite cependant, car elle avait déjà marché pieds nus sur les éclats de verre éparpillés un peu partout autour de nous. La plante de ceux-ci se mirent immédiatement à saigner abondamment mais maman ne semblait pas ressentir la moindre douleur. Elle se contenta de baisser les yeux, intriguée, et de simplement déclarer à mon grand effroi :

— Tient, quelqu’un a cassé un verre.

Plus tard, après l’avoir soignée et mise au lit, je me dirigeai en pilote automatique dans la cuisine pour faire disparaître la preuve flagrante d’une réalité insoutenable. Je ramassai avec une diligence mécanique chaque bout de verre, puis me mis à frotter avec un acharnement frénétique de mon seul bras valide le carrelage souillé, jusqu’à avoir la peau crue et les ongles brisés. Lorsque papa me trouva à son retour du ravitaillement, agenouillée par terre toujours en train d’en astiquer les grands carreaux blancs pour tenter de faire s’en aller le sang, que je n’étais parvenue qu’à étaler, j’avais la gorge trop comprimée pour parler. Pour lui expliquer. Et sans doute, aussi, n’y parvenais-je pas car exprimer ma conclusion à voix haute l’entérinerait. Parce que ça rendrait tout ça réel.

Il fallut plusieurs heures avant que je ne trouve le courage de révéler à mon père ce que j’avais découvert et la nuit entière pour qu’il se fasse à l’idée.

D’une façon ou d’une autre, ma mère était condamnée.

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