Mars 2009

Je choisis une place dans le fond du car, je m’installe à coté de la vitre et je l’attends. La voilà qui approche dans l’allée centrale. Maeva. Je n’ai d’yeux que pour elle. J’essaye de capter son regard naturellement, pour être sûr qu’elle me voit, sans paraître non plus trop insistant. Ah, elle me voit enfin ! Je n’ai pas l’impression qu’elle s’en réjouisse tellement. Mince, j’ai encore dû faire une tête d’idiot. Il ne reste plus beaucoup de places disponibles et on dirait qu’elle fait tout pour ne pas s’asseoir à mes côtés. Voilà qui me déçoit un peu. Il ne reste désormais plus que deux places dont une aux côtés de Pierrick, ce beau gosse blond prétentieux sans égal. Comment pourrait-elle le préférer ? Alors qu’elle semble néanmoins se précipiter vers cette place là, Elyas, les cheveux bouclés en bataille comme à son habitude, se dépêche de me rejoindre et manque de peu de s’étaler dans le couloir, mais réussit finalement à s’installer à mes côtés, et je ne peux que savourer ma déception :
« Ouf ! C’était moins une ! Un peu plus et je finissais à coté de Pierrick pendant tout le trajet. Je crois que j’aurais encore préféré sauter du bus en marche.
-Ah oui dites donc, tu as eu de la chance, lui dis-je sur un ton dépité.
-Carrément même ! S’esclaffe-t-il en remettant ses lunettes tordus dans la chute.
-T’es un vrai danger publique Elyas, commence Selyan assis sur la rangée derrière nous, le long visage rougi par l’agacement et les ongles rongés. Jamais je n’aurais dû te prendre dans mon groupe de travaux pratiques en techno !
-Mais non, t’en fais pas, on va gérer du tonnerre, ça va être franchement cool !
-Ouais, t’aura intérêt à faire attention aux affaires, je veux pas que tu foutes mon projet en l’air.
-J’y ferai attention comme à la prunelle de mes yeux, je te le promets Selyan.
-De mes œufs, pas de mes yeux, rectifie Lillian, assis devant nous, chapeau de paille et chemise à fleurs de sortie, qui se joint à la conversation. Au fait Selyan, ça te dit pas qu’on change de sujet, perso moi les cartes électroniques ça me tente pas trop. On pourrait pas faire un truc plus fun, par exemple des fusées à eau ?
– Non , non et non ! Vous me fatiguez à la fin, notre projet est très bien, de toute façon on n’a plus le temps de changer maintenant.
-Tu es énervé aujourd’hui, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu devrais prendre du thé vert le matin, tu verrais c’est très reposant.
-Tiens c’est une bonne idée ça, j’essaierai demain pour voir, intervient Elyas.
-Euh non Elyas, pour toi ça serait plutôt un café très fort, même très très fort, histoire que tu t’endormes pas toutes les dix minutes tu vois ?
-Non je ne vois pas de quoi tu parles.
-C’est ma lampe torche qui m’énerve aussi, reprend Selyan en train de trafiquer le boiter de l’appareil, elle ne veux plus s’allumer.
-Et alors c’est qu’une lampe torche, je déclare de manière très las, ma tête retenu par mon poing.
-J’en ai besoin le matin pour aller à mon arrêt de bus, sinon je vois rien, je glisse dans la gadoue, et mes chaussures sont toutes sales après.
-Ah là je te comprends Selyan, surenchère Elyas en hochant vivement de la tête. Moi ça m’arrive tout le temps.
-Bah au pire, tu te repères avec les étoiles, rétorque Lillian en entamant une de ces pommes vertes bio dont il raffole tant.
-Très drôle, renvoie Selyan au moment où Elyas éternue et le fait sursauter. Son ciseau dérape accidentellement et défonce l’ampoule.
-Ah bah bravo Elyas ! Merci ! Merci bien ! Et je fais comment moi ?
-Désolé, j’ai pas fait exprès, s’excuse-t-il en faisant une grimace d’enfant vexé.
-Oui, c’est ce que tu dis à chaque fois.
-T’en fais pas, je t’en passerai une j’en ai deux avec moi de toute façon, je lui propose sans lâcher ma belle du regard qui a l’air de bien rigoler avec Pierrick, la terreur du collège.
-Merci c’est gentil, mais j’y tenais à cette lampe quand même.
-Oh aller, tu vas pas nous pondre un œuf pour une lampe.
-Eh ! Elle avait une grande valeur sentimentale pour moi d’abord. C’est mon grand-père qui me l’avait offerte pour mon anniversaire.
-Ton grand-père est flippant oui. Qui offre des lampes torche de nos jours ? »
La prof de SVT monte enfin dans le bus et demande tout haut :
« Est-ce que tout le monde a un questionnaire ? »
Presque tous les collégiens du car répondirent en chœur en brandissant les quelques feuilles :
« OUI!!
-Bien. Alors comme vous le savez, nous allons visiter une ferme. Je vous demanderai de rester poli à l’égard des gens qui vont nous accueillir et de ne pas effrayer les animaux. D’accord ?
-OUI !! »
Les fermes, ça je connais. Mes grand-parents en avait une quand j’étais plus petit, et j’y allais quelques fois. C’est une atmosphère particulière. Une sorte de calme champêtre étalé sur tout un domaine, où il y a plein de choses pour s’amuser : les hangars remplis de bottes de foin, les pneus empilés sur des bâches glissantes, les terrains de terre et de boue, massacrés par les trous et les fragments de cailloux, idéal pour le VTT, les immenses champs verdoyants pour monter à cheval, les tracteurs et remorques dans lesquels on se faufilait discrètement. Et puis beaucoup d’animaux, des vaches, des moutons, chèvres, chevaux, lapins, cochons. Je n’ai que des bons souvenirs de la ferme de mes grand-parents.
« Youhou super la sortie scolaire ! On va s’éclater comme des petits fous ! Les animaux, c’est vraiment trop chiants, avoue Selyan, ne dissimulant pas une moue réprobatrice.
-Ouais bah en attendant, moi non plus j’aime pas les fermes. Et pourtant j’aime bien les animaux. Mais c’est pas une façon de s’en occuper, dans les fermes. Ah ça non. »
Je ne compris pas immédiatement là où il venait en venir. Mais je n’eus pas à attendre longtemps pour le savoir.

*

Alors que Lillian, moi, Selyan et Elyas rattrapions notre retard sur le groupe, une plainte de vache nous interpella :
« Eh, les gars ! Vous avez vu la vache là-bas qui crie.
-Ouais et alors, c’est une vache quoi, qu’est-ce qui te…
-Non attendez, je commence en lui coupant la parole, regardez, on dirait qu’elle appelle son petit que l’homme conduit à sa voiture, plus loin là-bas. »
Nous cessâmes tous de marcher et scrutâmes l’endroit que je pointais du doigt. En effet, un homme en bleu de travail muni de grosses bottes sales, sûrement l’agriculteur qui tenait cette ferme, conduisait sans scrupules un pauvre veau jusqu’à son véhicule.
« Il sépare le veau de sa mère, répondit Maëlle derrière nous, ses cheveux bruns mi-longs flottant au vent, ses joues roses un peu gonflées, sans même que nous l’ayons entendu approcher. »
Tout le monde fit volte-face brusquement, étonné de la discrétion de cette dernière.
« Mais c’est horrible pour la mère, regarde comment elle crie. Et puis, pourquoi il fait ça d’ailleurs, ça ne sert à rien, renchérit Selyan.
-Tout simplement pour empêcher le veau de boire le lait de sa mère, continua Maëlle, qui faisait comme à son habitude, preuve d’une grande assurance. » Pendant que chacun réfléchissait un instant sur ce qu’elle venait de dire, celle-ci ramassa un pissenlit dans l’herbe abîmée, puis commença à jouer avec.
« Mais, c’est complètement stupide ! Déclara-t-il, sourcils froncés.
-Disons que, si tu veux continuer à boire du lait de vache avec tes corn flakes le matin, et bien, il ne faudrait pas que le veau te le vole, expliqua-t-elle en arrachant d’un coup sec la tête de la fleur entre ses doigts, avant de l’abandonner sur le sol. Il ne reste plus qu’à espérer que le veau soit une fille, sinon il est bon pour aller faire un tour à l’abattoir. Bien, il faut se dépêcher, sinon on va rater cette superbe visite, lâcha-t-elle d’un ton ironique. »
Nous restâmes tous les quatre plantés là, stupéfaits par la franchise et le cynisme du discours de Maëlle, stupéfaits de Maëlle elle-même.
« Comment elle sait que tu manges des corn flakes le matin ? Demandai-je d’un ton faussement sérieux.
-L’instinct féminin, répliqua Lillian à moitié éberlué, les yeux dans le vide.
-Cette fille est effroyablement attirante, clôtura Elyas avec un demi-sourire. »
Nous ne tardâmes pas davantage à la suivre. Je jetai alors un dernier coup d’œil à l’agriculteur qui nous observait déjà, avec un mélange de colère et de peine, avant de claquer sa portière et de détaler avec son véhicule.
Avait-il du remord lorsqu’il faisait souffrir cette vache et son veau ?

*

Une fermière assez grande et froide, sûrement la femme de l’homme entrevu précédemment, nous guidait dans les allées, d’un bâtiment à un autre, en nous expliquant et détaillant les rudiments de son métier. Puis, nous pénétrâmes dans le bâtiment des bovins. On entendait les colliers en métal des vaches cognés contre les barres de leur minuscule enclos quand elles mangeaient.
Vérane, l’une de mes camarades de classe, devait lire la 14ème question de la feuille à la dame, suite aux ordres de notre professeur :
« Combien de bêtes votre ex…exp…ecploitation compte-t-elle ? Demanda-t-elle, pas très rassurée par sa prononciation.
-Nous possédons au total 423 bêtes, dont 304 vaches, 30 moutons, 58 poulets, 25 lapins, 4 chevaux et 2 chiens, enchaîna-t-elle sans le moindre soupçon d’hésitation, apparemment lassée de cette bande de petits incrédules.
-Pff, mes parents en ont encore plus. Il m’ont dit que la taille de notre ferme faisait au moins dix hectares, ajouta Pierrick avec dédain.
-C’est quoi un hectare, demanda un élève, fasciné.
-Un hectare, c’est cent fois plus grand que ta maison.
-Ah oui, tes parents ont une ferme ? Releva Maeva, apparemment passionnée par son discours.
-Bien sûr ! Je les aide souvent tu sais, parfois je conduis les tracteurs ou ce genre de choses, et puis aussi quand…
-Et dans ta ferme les animaux sont enfermés aussi ?
-Euh… bah ouais, mais pas tout le temps non plus hein ! Souvent on met les vaches à brouter dans les champs tu sais.
-Ah. Intéressant, réplique-t-elle assez froidement. »
Je me retourne vers Lillian en levant les sourcils en signe de victoire, et il me répond ceci :
« Je crois que l’ambiance est plus trop à la joie là.
-Ca lui apprendra à se vanter, je continue en souriant.
-C’est bon, tout le monde a eu le temps de recopier ? Lance la maîtresse. Bien, à toi Jérémy. »
Je lus la question dans ma tête sans vraiment la lire, car mon intention était davantage portée sur une vache qui refusait de manger depuis qu’on était arrivé. Elle me faisait énormément de peine, son corps coincé entre ces deux murs froids, sa tête emprisonné dans un arceau de tubes métalliques. Un spectre me sauta immédiatement à l’esprit en réponse à cette contemplation : celle de Blacktear, perdu au milieu de sa cage.
Je décidai soudain de poser ma propre question à la dame qui m’inspirait maintenant plus de dégoût que jamais :
« Pourquoi les vaches sont-elles enfermées dans des… cages?
-Jérémy ! Voyons ce n’est pas cette question qu’il faut poser, allez, dit-elle en souriant jaune à l’agricultrice, relis attentivement la phrase et…
-Non, laissez, je vais lui répondre, lâcha-t-elle calmement, à la fois agacé par ma requête et intrigué par mon affront inattendu. Si l’on stocke le bétail dans des boxes, c’est pour qu’il soit à l’abri la nuit et pour faciliter la distribution de la nourriture qui est mieux répartie entre chaque bête et plus rapide à effectuer. Vous voyez ces gouttières, c’est là que l’on verse le foin, expliqua-t-elle fièrement. »

Alors que la dame continuait de parler et définir le matériel qui constituait chaque enclos, entourée par toute ma classe aux yeux émerveillés par l’intelligence logistique humaine, je remarquai plus loin Pierrick et sa bande d’idiots harceler la vache qui m’avait soulevé le cœur. Je décidai de m’approcher d’eux, sans pouvoir m’empêcher de serrer les dents.
« Alors, on n’a pas faim, c’est ça ? »
Il se baissa alors lentement pour ramasser une poignée de foin.
« Tiens, vas-y, prends ça, insista-t-il tandis que ses potes faisaient silence. »
Il tendit sa main calmement vers la gueule de l’animal, qui osa tenter une approche. Mais au dernier moment, il jeta brusquement la touffe au visage désespéré de la persécutée, qui recula d’un pas effrayé dans son enclos, sans vraiment pouvoir se tenir à l’écart de ces abrutis.
« Haha regardez-moi cette débile, elle a peur de trois brindilles d’herbe ! »
Ses amis et lui pouffèrent de rire, alors qu’une ombre fluette mais énervée se répandait peu à peu sur le visage de Pierrick.
« Tu n’as même pas le cran de t’en prendre à un animal libre, articulais-je intelligiblement sur un ton grave.
-Tiens tiens, voilà le petit Jérémy à lunettes. Oui ça me fait beaucoup rire de m’amuser avec cette pauvre vache. Qu’est-ce qui te pose problème morveux, on a plus le droit de rigoler avec son futur plat de résistance ?
-Si tu avais un minimum de cerveau, tu te rendrais compte qu’une seule de ces vaches vaut cent fois plus que vous trois réunis.
-Une vache c’est stupide et ça comprends rien à la vie, alors faut bien qu’elles servent à quelque chose, tu crois pas ?
-Si on mangeait tous ceux que tu considères comme stupide, alors tu aurais déjà fini au fond d’un estomac depuis bien longtemps.
-Tu veux quoi, tu veux te battre ? M’interrogea-t-il en prenant un bâton en bois posé contre un mur. »
Mes cellules cérébrales se mirent pour la première fois de ma vie à se contracter sous l’effet de la colère, et toute mon attention se concentrait peu à peu sur la manière dont j’allai les frapper. Ma raison avait malheureusement laissé place à la haine.
« Si tu t’excuses à genou devant elle, je te laisserai tranquille, sinon, tu risques d’avoir mal.
-Parce que tu crois vraiment que t’as une chance contre moi ? Haha, laissez-le moi les gars, aujourd’hui il est à moi. »
Mes yeux s’abaissèrent sur mes poings, et je les vis se resserrer pour en faire ressortir les phalanges. Mes pupilles se dilatèrent, et tous mes membres se contractèrent, ma peau se durcit et une mèche de cheveux tomba devant mon œil gauche.
« T’as pas peur de te faire atomiser, un peu comme les deux dernières fois ? »
Peter lança une première fois son arme en direction de mes côtes que j’évitai in extremis. Puis il le leva à nouveau pour me frapper à la tête. Cette fois-ci, je n’aurais pas le temps de me dégager : je lève mon bras droit pour contrer le bâton qui s’y écrase et se fragmente en deux morceaux. Je n’ai même pas eu mal. Pourtant une belle éraflure tatoue ma peau encore un peu frêle. Un de ses sois-disant ami, Esteban, commence déjà à prendre la fuite. Peter n’a pas le temps de comprendre ce qui se passe que je lui envoie une puissante droite en plein ventre, j’attrape ensuite sa tête que je fracasse contre mon genou comme une noix de coco contre une roche. Au cours du choc, je perçois clairement son nez se briser de toutes parts. Enfin je le jette dans une flaque d’eau quand l’un de ses acolytes, Boris, un peu plus grand et baraqué que moi me bouscule et me projette contre une barre en métal, avant que je ne vacille quelques secondes. La professeur et l’exploitante, attirée par ce remue-ménage, accourent dans notre direction en scandant nos noms. J’ouvre enfin vraiment les yeux et je comprends que je suis affalé parterre, mes lunettes gisant dans la boue, face à face avec la vache martyrisée. Elle est parvenue à retirer le foin de ses yeux et me transmet inconsciemment son envie à elle aussi de se venger. Un violent coup de pied dans la poitrine me coupe la respiration pendant quelques instants. Je vois la silhouette de Boris qui recule pour prendre à nouveau son élan. Approche mon petit, approche.
Il effectue quelques pas en avant, et juste avant qu’il ne m’assène son redoutable coup de pied dans les reins, j’attrape sa chaussure en plein vol et le fait chuter à mes pieds. Il est à moitié en état de choc, le béton au sol a bien secoué ses esprits. J’en profite pour le soulever par les épaules, et je place sa tête dans l’arceau de la cage. La professeur n’est plus qu’à quinze mètres de nous. Mais c’est trop tard. La vache recule de quelques pas, puis charge en direction de Boris. Les deux crânes entrent en collision et le corps du jeune garçon se retrouve projeter en arrière, son oreille gauche complètement ensanglantée.

Quelques secondes avant de m’évanouir définitivement, je crois la discerner qui me remercie en abaissant ses paupières quelques secondes. Sans savoir si ce que je vois est réel ou juste la conséquence de mon choc crânien, quand elle rouvre ses yeux, il me semble entrevoir une larme noire qui s’échappe de sa pupille. Puis une foule sombre s’amasse autour de moi, en particulier une jolie fille, une sorte d’éclat de lumière dans un océan d’ennuis.

237