La piraterie coule dans nos veines. L’appel de la mer, de l’or, de l’aventure. De la folie ? Sûrement. Un peu. Toujours. Nous vivons au jour le jour. Il ne peut y avoir d’avenir certain parmi nous. Que ce soit les eaux déchaînées, la corde de la loi ou un coup de couteau dans le dos, la mort n’attend pas plus qu’elle ne prévient chez les pirates. On ne peut faire confiance à personne ni à rien. Notre seule certitude est d’y passer un jour. Et toujours trop tôt.

Alors, on rit, on boit, on tue, on baise avant que son ombre ne glisse au dessus de nous. On touche à tous les plaisirs qui s’approchent trop près de nous, on méprise la vie et surtout on ne se pose pas de question. Surtout pas de morale. En affrontant la nature, on fait ressurgir la bête en nous. Elle veut aller toujours plus loin, elle veut dominer. Elle veut du sang, de l’or. Doit-on la laisser faire ? Pas de question en mer !

Alors, hauts les cœurs et les armes, frères ! Nous avons soif de sang ! Hissons le pavillon carmin ! Il n’y aura pas de quartier pour notre ennemi !

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan

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Chapitre II : Les Emmurés

Le cheval pataugeait dans la boue. Une brume épaisse recouvrait le sol inégal. Balram devait veiller à ce que sa monture ne glisse pas sur les pierres et racines dissimulées. De hautes falaises de calcaire dominaient la forêt et toute l’île. Le terrain n’était pas plat et même la route ne cessait de monter et de descendre. Les vieux arbres poussaient de travers et semblaient menacer de chuter à tout moment tant ils penchaient. La pluie fine et glaciale se glissait dans les vêtements et aucune partie du corps du voyageur n’était à l’abri. Le vent mordait sa peau humide et l’assourdissait. Par certains endroits plus à découverts, on pouvait apercevoir des plaques de verglas. Raison de plus de veiller à ce que son cheval – du moins le considérait-il ainsi depuis qu’il l’avait volé – ne se torde une jambe.

La météo des Îles Coerleg n’était pas des plus favorables. Surtout en ce début d’hiver. Coincées entre Birenze et le nord des Terres d’Ædan, cette archipel formait presque une frontière entre le Golfe d’Urian et la Mer d’Orient. Les îles étaient presque exclusivement habitées que sur le littoral. Des falaises hautes et escarpées et d’épaisses forêts constituaient l’intérieur des terres. Balram avait quitté un village au nord de l’île principale tôt ce matin. Il avait dérobé au passage une bonne quantité de nourriture et son étalon. Quant à l’argent, il avait dû s’en passer car les pêcheurs et artisans qui y habitaient ne semblaient pas vraiment en avoir. Ils vivaient visiblement grâce au troc et à la débrouille. Il avait dû accoster sur le lieu le plus miséreux de Coerleg. Il descendait, guidé par le chemin sauvage et incertain, mais surtout sa boussole, sur Valenc, la capitale.

Balram Elkano venait sur ces îles pour la première fois. Supportant mal le froid, il avait autant que possible évité le nord du Golfe. Mais les indices convergeaient par là. Il était certain de ne pas trouver ce qu’il cherchait dans un tel endroit, mais au moins la suite du chemin. Était-ce possible que tout le mène petit à petit vers la Mer d’Orient ? Quel fou pourrait-il naviguer vers ces eaux gelées et tumultueuses ? Un fou comme il en poursuivait. Cinq ans qu’il courrait après, cherchant la moindre trace. À l’aube de ses vingt-six ans, il lui semblait enfin s’approcher du but. Cependant si cela l’emmenait vers des mers inexplorées… Il sentait son courage défaillir. Il resserra sa prise sur les rênes. Il avait toujours réussi à se débrouiller et à aller de l’avant. Et quel pirate faisait demi-tour si près de la ligne d’arrivée ?

Il recouvrit sa gorge découverte par sa cape. Mais la fourrure trop fine était trempée et le glaçait plus qu’elle ne le réchauffait. Ses cheveux rassemblés en catogan dégoulinaient allégrement dans son dos. Il essuya son front et ses yeux qui gouttaient trop. Maudite pluie lui rappelant ce qu’il détestait le plus après le froid. Il avait principalement vécu dans le sud du Golfe. Les rares fois où il était monté au nord, il n’en gardait que de mauvais souvenirs. C’était avec son premier équipage pirate. Il n’avait que huit ans. Il avait été embarqué comme mousse et avait été traité comme un esclave. Les flibustiers s’étaient bien moqués de sa fragile résistance au froid. Lui avait bien cru perdre un ou deux orteils au large de Birenze. Maintenant, c’était volontairement qu’il affrontait ces températures. Mais s’il réussissait, cela vaudrait le coup. Et il avait encore toutes ses extrémités. Le froid avait beau mordre ses doigts à découverts sous ses mitaines, il ne pouvait blesser sa volonté. Il n’était plus un enfant et plus personne ne pouvait lui donner d’ordres.

Un silence pesant l’observait du haut des falaises détrempées et dégoulinantes. Seuls les bruissements des arbres nus et les gémissements du vent l’accompagnaient. Son cheval soufflait bruyamment ou n’était-ce qu’illusion due au calme. De sa bouche s’échappaient des nuages épais coupés par le mors. Balram baissa les yeux et regarda presque fasciné son propre souffle devenir vapeur sur son menton. Il renifla, maltraitant son nez engourdi par le froid. Le bruit de suçon émis par les sabots de l’étalon dans la boue le dégoûtait. Le soir tombait déjà et il lui semblait que cette forêt ne voulait pas finir. Il tira maladroitement sa boussole de sa poche. De la buée recouvrait le cadran. Il l’essuya et regarda la flèche bouger faiblement et se stabiliser presque aussitôt. Il allait bien vers le sud-est. Au moins, la route semblait suivre la direction de Valenc. Il n’aurait pas besoin d’aller crapahuter dans les bois et les hauteurs. Mais le chemin boueux et caillouteux montait et devenait plus raide et plus étroit. Balram grimaça. Pourvut qu’il ne disparaisse pas. Le cheval soufflait de plus en plus fort. Il fatiguait. Cela était normal. Il marchait depuis ce matin. Le sol mou l’obligeait à lever la patte plus que nécessaire et à forcer d’avantage le pas. Ils avaient déjà fait des pauses et le pirate sut qu’il ne pourrait pas aller encore bien loin. Ils allaient devoir s’arrêter pour la nuit. Quelle contrariété ! Dormir à la belle étoile par ce temps. Il n’avait que sa cape pour le protéger. Gorgée de pluie comme elle était, elle ne servait à rien. Il força la bête à poursuivre encore un peu. Il fouilla des yeux les alentours et les pieds des falaises. Il cherchait une grotte ou au moins un renforcement dans la roche pour se mettre à l’abri durant la nuit. Sans compter que continuer d’avancer de nuit était le meilleur moyen pour chuter et se faire mal. Terrain trop inégal regorgeait de trous, roches et racines.

La luminosité tombait en flèche. Heureusement, il dénicha une petite alcôve dans la roche. Elle était un peu à l’écart du chemin. Balram descendit de son cheval afin de tâter le terrain avant lui. Il évita les arbres. Le sol devenait de plus en plus caillouteux. Il manqua de tomber plusieurs fois en sentant une pierre se dérober sous ses pieds. Il jeta un coup d’œil derrière lui. Il ne voyait presque plus le chemin. Si les arbres avaient encore des feuilles il aurait été complètement à l’abri des regards. Il monta une petite pente en tirant sur les rênes ; le cheval devenant difficile à faire avancer. Il y arriva enfin. C’était suffisamment grand pour y abriter aussi sa monture. Il dessella la bête et lui enleva son mors. Il allait s’irriter la gueule sinon. Avec les rênes, il parvint à attacher l’étalon par le cou et enroula fermement l’autre extrémité à un tronc à côté de l’ouverture. Le cheval ne pouvait pas beaucoup bouger et c’était mieux ainsi. Il ne tenait pas à se faire piétiner dans son sommeil. Ceci fait, Balram se cala au fond du renforcement. Il resserra les pans de sa cape autour de lui. Cela ne servait à rien, il avait toujours aussi froid et était toujours aussi mouillé, mais il ne savait pas quoi faire d’autre. Il était frigorifié. Chaque parcelle de son corps tremblait. Il ne saurait dire s’il pourrait s’endormir dans ces conditions. Il aurait fallu allumer un feu. Mais il n’y avait aucun bout de bois sec dans les environs. De plus, valait mieux ne pas se faire repérer. Il détestait le nord.

Ce fut épuisé et tremblotant qu’il vit un faible rayon solaire percer les nuages au petit matin. La pluie avait cessé. Le soleil se montrait pâle et discret parmi la grisaille. Il donnait une teinte de gris à tout ce qui l’entourait. Pétri de courbatures, Balram se redressa prudemment. La cape chuta au sol, lourde, raidie et humide. Le manteau de cuir qu’il portait en dessous avait limité les dégâts. Sa chemise n’avait été mouillée que dans le dos à cause des cheveux. Une grande partie du torse était demeurée un peu au sec . Son pantalon lui collait à la peau et ses bottes faisait un bruit de suçon quand il tentait de bouger les pieds. Il ne les sentait plus d’ailleurs. Le bout de ses doigts était bleui et engourdi. Les plier était un supplice. Ses cheveux et sa cape puaient l’humidité. Sa gorge le brûlait et son nez pris l’empêchait de respirer convenablement. Il avait fallu qu’il choppe la crève évidemment.

Un doux hennissement lui apprit que son cheval était réveillé. Avec difficultés, le pirate se leva. Il rejeta ses longues mèches sombres et les rattacha sommairement. Il remit la selle et le mors à la bête. Il jeta la cape glacée au travers de la croupe. Son estomac se plaignait. Il n’avait pas mangé depuis hier. Il ouvrit un des sacs de provisions qui pendaient à la selle du cheval. Le pain était bien sûr fichu. Mais les légumes et le poisson salé avaient bien supporté la pluie. Il se contenta donc d’endives et carottes crues. Il ne tenait pas à se rendre encore plus malade en tentant le poisson sans le cuir. Enfin, il se remit en selle. L’intérieur de ses cuisses gémirent, enflammé par la journée de la veille. Il n’avait pas l’habitude de chevaucher et jamais aussi longtemps. Il serra les dents et, d’un léger coup de talon, fit avancer le cheval. Il retrouva facilement le chemin délaissé hier et reprit la pente interminable. Il n’avait plus qu’à prier pour que Valenc ne soit plus très loin. Il ne supporterait pas encore un autre jour dans ces conditions.

La pluie avait certes cessé, mais un brouillard glacé persistait à planer près du sol. Balram tentait de changer de position sur sa monture dans l’espoir d’épargner ses cuisses à vif. Le manteau le protégeait de l’humidité ambiante, mais pas de la morsure du froid. Il se frottait les bras que rien ne changea. Le Sud lui manquait. Non pas qu’il aimait se plonger dans ses souvenirs. La plupart n’étaient guère chaleureux lui rappela son dos qui le tiraillait. Mais le soleil et l’air sec demeuraient siens pour lui. Les grands espaces tranchant avec les villes fourmillantes semblaient l’appeler. Bien que cette forêt soit déserte, son silence accordé aux hauts arbres qui se recourbaient vers le ciel lui donnait l’impression d’être enfermé. Et quelle oppression que ses falaises grandiloquentes qui semblaient sans cesse sur le point de s’effondrer sur lui. Seuls quelques bruits d’oiseaux se répercutaient de temps à autre lui rappelant qu’il n’était pas le seul être vivant ici. Mais si peu.

Le pirate observait avec angoisse le chemin devenir plus étroit et plus sinueux que jamais. Il était en train de disparaître sous ses yeux. Personne donc ne s’aventurait jamais en ces bois que la route se faisait dévorer par la nature ? Finalement, il fit arrêter le cheval et descendit de selle. Il enjamba les racines et autres caillasses, guidant la bête. Mais il dut faire face à la réalité. La forêt l’avait avalé. Plus qu’arbres et roches à l’horizon. Il prit sa boussole. Toujours vers le sud. Mais s’il se trompait que Valenc était à quelques degrés plus à l’est ou à l’ouest. Ou pire qu’il l’ait dépassé. Il n’avait plus de route pour le rassurer. Il ne savait même pas à quoi ressemblait la capitale de Coerleg. Était-elle fortifiée ? Étendue ou ramassée sur elle-même ? Était-elle prospère ? Y avait-il seulement des bateaux naviguant vers elle en cette saison ? Il avait ouï dire que les échanges allaient bon train entre Birenze et le reste du Golfe en période estivale. Mais l’hiver voyait une grande partie des côtes du contient nordique devenir glace. Même si les îles Coerleg étaient un point stratégique avec les Terres d’Ædan quand la mer se refusait aux navigateurs que devenaient-elles ? Que lui importait ! Il ne venait pas faire commerce. Une fois ses recherches effectuées, il poursuivrait sa route. Vers le Sud l’espérait-il.

Il n’avait pu trouver de carte de Coerleg et la frustration l’envahissait. Ces îles avaient-elles si peu d’importance que personne ne s’était donné de mal pour en faire un truc lisible ? Il marchait à l’aveugle et il détestait ça. De temps à autre, le cheval lui donnait un coup de museau entre les omoplates, lui signifiant qu’il n’avançait pas assez vite. Maintenant, il se laissait faire par un bourricot. Il devait rapidement trouver Valenc. Il avait peu d’argent sur lui, mais escompter bien louer une chambre et dormir dans un lit chaud et sec. Il n’avait pas lâché sa boussole, suivant invariablement le sud. Jusqu’à ce qu’il se retrouva nez à nez avec une falaise. Il leva la tête. Un escalier de pierre et de bois avait été gravé par la main de l’homme. Il semblait aller jusqu’au sommet. Fallait-il monter le long de la paroi pour atteindre Valenc ? Il n’avait qu’une manière de le savoir. Il attacha le cheval à un tronc bien solide. Il n’était pas certain que les marches seraient suffisamment stable pour la bête. Il reviendrait la chercher si la montée était possible. Sinon, arrivé au sommet, il pourrait toujours se repérer.

Le début se montra stable avec des marches larges, mais hautes. Il devait s’aider de ses bras autant que ses jambes pour les escalader plus que les monter. Il se savait pas bien grand, mais là c’était simplement exagéré. Il n’était pas arrivé au tiers de la montée qu’il était à bout de souffle, ses mains encrassées de craies et martyrisées par la roche. Il s’assit et jeta un œil sous ses pieds. Il dépassait la cime des arbres les plus jeunes. Les autres semblaient presque à sa portée. Il percevait au dessus de sa tête le ciel d’un bleu pâle. Quel temps si différent de la veille. Le soleil se reflétait même sur la pierre blanche, l’éblouissant. Il dut en détourner les yeux. Il avait soif et regrettait de ne pas avoir pris sa gourde. Il avala la salive, tiraillant sa gorge sèche. Il se releva. Il apprécia la distance entre lui et le sol. C’était comme s’il volait. S’il chutait, il ne s’en relèverait pas. S’il était veinard, il tomberait directement au sol, mais il y avait plus de chances que les marches précédentes ne lui rompent les os avant. Dans un réflexe, il s’éloigna du précipice. Il devait poursuivre la route. Il devait être arrivé au sommet et revenu auprès de son cheval avant la tombée du jour. Déjà midi s’annonçait. Il avait la désagréable impression qu’il ne verrait pas Valenc encore aujourd’hui.

Le bois se subsista à la roche et les marches se rapprochèrent. Il pouvait enfin monter normalement. Pour arriver jusqu’ici, il lui faudrait tirer le cheval pour qu’il saute de marche en marche. Cela ne serait pas simple. Mais faisable. Il n’était pas étonnant que le chemin disparaisse en somme. C’était trop difficile à emprunter, surtout pour les marchands. On devait préférer la mer et le centre de l’île était tombé dans l’abandon. Balram s’épuisait et le mur lui servait de rampe. Il manqua deux ou trois fois de glisser sur le bois humide et les plaques de verglas. Quand il en voyait une, il n’hésitait pas à la briser à coups de talon et de pierre. Cela en ferait moins pour lorsqu’il remonterait avec son cheval. L’escalier se courbait, formant un un colimaçon. Il fit une nouvelle pause. Il ne voyait plus que la cime des arbres. Son souffle était plus blanc que jamais quand il quittait sa bouche. Le soleil ne le réchauffait pas, mais les efforts physiques le protégeaient du froid. Seules ses extrémités s’étaient endormies sous la température basse. L’après-midi s’était avancée, mais le soleil demeurait haut. Il fallait qu’il se dépêche. Il reprit la route. Le sommet n’était plus si loin que cela. Depuis combien d’heures grimpait-il ? Trois selon les mouvements de l’astre. Peut-être quatre. Il était à bout de forces. Mais il devrait bien descendre. Le froid était trop mordant en haut, il ne survivrait pas une nuit à ces hauteurs. De plus, son cheval risquait de se faire attaquer. Il avait entendu des loups la nuit dernière. Vu l’abandon des lieux, il pourrait se permettre d’allumer un feu. Il passerait une nuit presque au chaud et avec de la lumière. Cela le consolait vaguement. Même si trouver du bois sec était peu probable.

Le ciel perdait de son éclat quand il atteignit enfin le sommet des falaises. Il se laissa tomber sur ses genoux. De l’herbe couverte de givre tapissait le sol. Quelques arbustes, mais pas d’arbre. Le vent soufflait trop fort pour que pousse des plantes en hauteur. Ce vent avait une odeur de sel. Le nez de Balram la reconnut. La mer. Il se leva et alla plus avant.  Il ne distinguait pas le bord de la falaise, mais il voyait la mer. Gris-bleu et agitée. Il pouvait imaginer le bruit qu’elle faisait en s’éclatant sur les rochers. De toute évidence, la côte était largement au dessus du niveau de la mer. Il chercha le sud, mais pas longtemps. L’ombre d’une immense forteresse se dessinait contre le soleil. Au sud-est se dressait Valenc. Il esquissa un sourire. Il l’avait trouvée. Un peu plus bas entre lui et la ville, il apercevait de la fumée. Il y avait des habitations. Il regarda la soleil. La nuit tombait tôt en cette période de l’année. Aurait-il le temps de descendre et de remontait avec son cheval ? Même s’il faisait nuit arrivé au sommet le terrain était plat et il pourrait peut-être demandait asile pour la nuit où cette cheminée bien fumante semblait si accueillante. Mais s’il escaladait encore quand les ténèbres l’engloutiraient, il risquerait la chute. Il devrait mettre moins de temps à descendre. S’il se hâtait, ce serait jouable. Il n’en pouvait plus du froid et de l’étroitesse de la forêt. Il ignora donc sa fatigue et prit le chemin inverse. Il n’aurait jamais imaginé que descendre serait si aisé ou la perspective d’un lit lui donnait-elle des ailes. Il arriva près de son cheval moins de deux heures après. Il tira la bête vers les marches. Le début fut ardu, mais finalement l’animal parut se faire une raison et sauta mollement les obstacles après maintes insultes et tirages de rênes. Cependant, Balram se refusa de le monter, craignant qu’il perdit son équilibre et les précipite. La nuit était presque tombée quand ils furent aux marches de bois. À tâtons, le pirate guida le cheval. Enfin, le sommet apparut sous l’éclat de la lune. La bête soufflait de son tout être et lui n’était guère en meilleur état. Une pause s’imposait. Le ciel était clair et Valenc restait en vue. Quelques lumières accompagnaient les fumées de cheminées. Balram décompta une dizaine de maisons.

Le vent poursuivait de s’agiter. Maintenant qu’il était immobile, l’homme ressentait pleinement le froid. Il regardait avec envie les demeures à moins d’une heure de lui. Il enfourcha son canasson et prit la direction d’un lit chaud. Son ventre se rappelait à lui. Peut-être aurait-il droit à un repas chaud. Sinon, il demanderait simplement de faire réchauffer ses provisions. Ils ne pourraient lui refuser cela. La marche lui parut interminable. Mais peu à peu il distingua clairement les contours des habitations. Des petites maisonnées de paysans. La plupart avaient soufflé leurs bougies. Mais quelques unes étincelaient encore dans la nuit. Sa longue chevelure frappait son dos et il sentait des débris de gel pris dedans quand il y passait la main. Ses paupières se faisant lourdes. Il combattit la fatigue. S’il s’endormait, il allait y passer. Malgré la douleur, il resserra ses jambes autours du cheval, profitant de sa chaleur. Il força l’étalon à avancer, lui aussi voulait un bon sommeil. Ils atteignirent enfin le groupe d’habitations.

Balram descendit de cheval.Un chien maigre sortit de sa niche et l’accueillit en gueulant comme un perdu. Les maisons étaient faites de torchis et de chaume pour la plupart. Seules deux s’étaient offertes le luxe de la pierre. Elles semblaient presque taillées à même la falaise. Un homme à la large carrure sortit de l’une d’elles en chemise. Dans la langue rythmée de Coerleg, il hurla un bon coup sur le canidé qui se coucha non sans avoir lancé un dernier grognement en direction de l’étranger. L’homme se tourna vers Balram. Il lui lança une phrase remplie de « r » durs. En signe de paix, le pirate se dépouilla des poignards sais attachés à ses cuisses. Il les portait ainsi car à sa ceinture ils s’accrocheraient sans cesse dans la sangle de son carquois ou pire la corde de son arc. Il s’éloigna légèrement du cheval et donc du carquois qui pendait à la selle. Le villageois, toujours méfiant, s’approcha doucement. Il dévisagea Balram à la lueur de la lune. Il grimaça en voyant ses traits.

« Z’êtes pas d’ici, vous. » constata t-il enfin dans la langue du Golfe.

La peau brune et les yeux en amande légèrement bridés du pirate semblaient autant le fasciner que le révulser. Mais il était plus grand et plus costaud que le mince boucanier. Alors, il le laissa à son examen. Peut-être n’avait-il jamais vu d’homme du sud.

« Non, en effet. Je vais à Valenc, répondit Balram, mais l’autre l’interrompit.

– Alors, d’où ? Du Sud, j’suis sûr.

– Le Sud, c’est vaste. Je sais pas vraiment d’où je viens. Ma mère avait le sang de plusieurs peuples.

– Qu’est-ce qu’un gars comme vous fabriquez dans ce coin perdu ? »

Balram se mordit la lèvre pour cacher son mécontentement. Il ne tenait pas du tout à dévoiler ses projets à un inconnu et il n’aimait pas être une bête de foire à ses yeux. Mais l’homme se méfiait et cela était normal. Comment accueillir sans méfiance un inconnu au milieu de la nuit ?

« Je cherche quelqu’un. On m’a dit qu’il était peut-être à Valenc. » finit-il par dire.

Ce n’était qu’une demi-vérité et donc pas un mensonge. Cela dut suffire car l’homme se radoucit.

« Reste encore deux bonnes heures de route avant Valenc, déclara t-il. T’as l’air crevé, mon gars, passa t-il soudain au tutoiement. Allez, viens, viens te chauffer les miches chez moi, p’tit. »

C’était presque inespéré. Balram ramassa ses armes et attrapa les rênes de son cheval. L’homme lui montra une petite dépendance où déjà deux bêtes dormaient. Il y mit le sien après l’avoir dessellé et prit ses sacs. Il suivit ensuite son hôte. L’intérieur était simple, mais très bien chauffé. La maison était composé d’une grande pièce principale où ronflait un feu généreux dans une immense cheminée. Une porte était fermée et devait donner sur la chambre du maître. Dans un coin, une échelle donnait sur une trappe vers le grenier. Il invita le jeune pirate à s’installer près de l’âtre. Les mains rendues malhabiles par le froid, Balram enleva son manteau. Son hôte jeta un coup d’œil critique à la large chemise de laine trop fine pour le climat.

« Tu d’vais franchement t’les geler, garçon, constata t-il en voyant son invité grelotter, recroquevillé sur lui-même. Attends. »

Il s’éloigna un peu et ramena une pelisse de loup. Il la jeta négligemment sur les épaules de Balram. Celui-ci le remercia d’un sourire en serrant la fourrure autour de lui.

« C’est pas un temps pour voyager, déclarait l’homme en allumant une pipe.

– Je pouvais pas attendre la fin de l’hiver, répondit le plus jeune.

– Je comprends. T’appelles comment p’tit ? Moi, c’est Gaëlig Kerdarec. J’suis le chef de ce coin paumé.

– Balram Elkano.

– Mouais, c’est clair qu’c’est pas d’ici. » conclut-il avant d’inspirer une longue bouffée.

Il avait du mal avec la langue de la Fédération. Non seulement, il mangeait la moitié des mots, mais avait du mal avec la prononciation. Tous les « e » devenaient « é » et il raclait les « r » avec sa gorge. Quant aux sons « ke » il les accentuait trop. Certainement, une déformation de son propre idiome. Il ne devait pas utiliser ce langage souvent. De plus en plus de gens n’utilisaient plus que la langue de la Fédération. Inspirée principalement des idiomes de Chalice, elle avait été crée pour faciliter les échanges commerciaux entre les peuples. Les grandes villes et les ports l’avaient si aisément adoptée que certains n’utilisaient même plus leur langue natale. Balram ne connaissait d’ailleurs que celle-là. Sa mère avait tenté de lui apprendre le damrique ; sans succès.

Son hôte lui fit réchauffer un bol. Le pirate ne saurait dire ce qu’était en vérité cette bouillie, mais il l’avala sans faire d’histoire. Chaude et consistante, elle lui remplit la panse. Elle était si chaude qu’il la sentait descendre jusque dans son estomac. Il n’eut pas le temps de sentir le goût qu’il l’avait déjà engloutie. Il avait si faim. Et dévorer autre chose que des légumes crus faisait un bien fou. Il se sentait revigoré, même si la fatigue des jours passés pesait encore. Son appétit fit rire son hôte. Pendant tout ce temps, il n’avait cessé de le dévisager.

« Y sont bizarres, tes yeux. » lâcha t-il soudain.

Ce détail avait l’air de le perturber et il devait s’en sentir le besoin de l’exprimer. Balram haussa les épaules en raclant le fond de son bol. Qu’importe où il était, son regard déstabilisait toujours. Des yeux vairons ce n’était déjà pas courant. Mais les siens étaient plus tranchés que la normale. Les deux extrêmes s’y retrouvaient. Le droit était bleu clair et le gauche si noir qu’on ne pouvait en distinguer la pupille. Sa mère possédait de grands yeux noirs bridés. Mais c’était mon père qui lui avait refilé sa fichue hétérochromie. De plus l’œil gauche de Balram paraissait plus petit que son jumeau dû à sa couleur, mais également à une paupière plus tombante. Le tout donnait une asymétrie étrange au visage. Le reste de ses traits pointus et acérés lui conférait une sorte de finesse et le faisait ressembler à un renard.

Gaëlig devait avoir presque cinquante ans. Solidement baraqué, il possédait une autorité naturelle. Il devait être entier et nature comme homme malgré son air d’ours mal léché. Son invité s’étonnait encore de la facilité avec laquelle il l’avait emmené sous son toit.

Doucement, mais sûrement, Balram sentait son corps se réchauffer. Sa tête dodelinait. Cela aussi fit rire Gaëlig.

« Dors, p’tiot, souffla t-il d’un ton paternel. T’iras pas à Valenc ce soir. D’toute manière, les portes sont fermées. J’vais te chercher d’aut’ couvertures qu’tu sois à l’aise. »

Il partit dans la pièce au fond et ramena deux couvertures en guise de matelas et un oreiller de plume. Balram s’installa à un mètre du feu, bien emmitouflé. Dieux qu’ils soient Urian, Ædan ou un autre, qu’il était bien ! Les fourrures et laines sentaient un peu le renfermé, mais après des semaines de voyage à dormir à même le sol ou dans une barque, il était au Paradis. Dans un demi-sommeil, il entendit son hôte éteindre les bougies.

« Demain matin, mon fils part pour Valenc. Il pourra t’accompagner, ajouta t-il. Dors bien. »

La porte se referma et Balram demeura seul avec la cheminée et les douillettes couvertures. Enfin le ventre plein et au chaud, il s’endormit comme une pierre pour un sommeil sans rêve.

Il fut réveillé par la sensation d’être observé. Un fourmillement dans la nuque persistant. Il ouvrit doucement un œil. Il aperçut une silhouette. Trop petite et beaucoup trop fine pour être celle du vieux Kerdarec. Il réveilla complètement et se redressa. En face de lui se tenait un adolescent dégingandé au cheveu blond.

« Qui es-tu ? » demanda le garçon.

Il parlait la langue de la Fédération nettement mieux que Gaëlig, mais l’accent sur le « Q » persistait. Il n’était pas armé, mais toute sa posture montrait qu’il était prêt à se défendre. Un pas lourd et une porte qui claque entraîna un courant d’air. La voix épaisse de Gaëlig se fit entendre. Il parla dans sa langue natale et le gamin fronça son nez avant de détourner son attention de Balram.

En se retournant, le pirate fit face à son hôte qui revenait visiblement de l’extérieur. Ce dernier jeta au sol son manteau et offrit un large sourire à son invité.

« Bien dormi, Bram ?

– Balram, corrigea t-il en baillant. Oui, comme un loir.

– Tant mieux. J’te présente Lorcas, mon gamin. Il t’conduira à Valenc. »

Le-dit gamin ne paraissait pas emballé par l’idée, mais il n’osait visiblement pas s’opposer à son père.

Gaëlig fit chauffer un peu de pain avec du fromage. L’odeur écœura légèrement Balram, mais son ventre quémandait. Il quitta son tas de couvertures. L’air soudain plus frais le fit frissonner. Il remit ses bottes et tenta un minimum de défroisser sa chemise. Il avala son pain coulant, mais ne put faire de même avec la charcuterie. Le pirate trouvait l’idée de manger ce genre de chose au petit-déjeuner étrange. Au Sud, on préférait fruits, miel et galettes d’avoines. Il eut d’ailleurs un peu de mal à finir sa tartine, mais se força pour ne pas outrager son hôte. Le goût fort du chèvre semblait pénétrer chaque parcelle de sa bouche. De son côté, Lorcas ignorait parfaitement le métis. Ce dernier s’étonnait non pas du comportement défensif du garçon, mais qu’il ne semblait pas avoir froid en simple chemise de nuit. Alors que lui frissonnait. Le feu de la veille s’était éteint durant la nuit et avoir quitté son nid ne le réussissait pas. Gaëlig ne semblait pas remarquer le comportement de son fils et mangeait allégrement en parlant rapidement un coup dans la langue de la Fédération un autre en coerlège. La bouche pleine et le débit rapide, il était incompréhensible. Une fois le repas avalé, Lorcas monta au grenier qui devait lui servir de chambre.

« Ça dérange pas votre fils de m’emmener ? Je peux aller tout seul à Valenc, engagea Balram en repoussant le plateau de fromage.

– Non, non, le rassura Gaëlig. Il doit y aller d’toute façon. Y travaille là-bas.

– Il fait quoi ? »

Le visage de son hôte s’éclaira et il redressa les épaules. Il était fier de son fils et Balram se demandait s’il ne s’était pas retenu d’en parler avant.

« Il est soldat dans l’Armada. »

Balram faillit avaler de travers. Il ne pouvait pas plus mal tomber. Heureusement, il n’était pas un pirate connu. Mais si ce gamin apprenait qui il était et ce qu’il cherchait, il finirait derrière les barreaux. Gaëlig ne semblait se rendre compte de rien et poursuivait.

« Il est juste apprenti pour le moment. Fait ses classes, quoi. Mais c’est un gaillard costaud, mon gamin. Il finira officier, pour sûr !

– J’ignorais qu’il y avait une base de l’Armada à Valenc.

– Elle date de quelques mois. Lorcas s’y est engagé dès l’premier jour. Il en rêvait depuis tout p’tit. C’est mieux comme ça, moi j’dis. Ici, y a pas grand chose pour vivre. Là, on creuse pour du charbon et on coupe le bois pour Valenc. Grâce à l’Armada, y deviendra important un jour, mon p’tit Lorcas.

– Je le lui souhaite bien, tiens. » soupira Balram.

Il n’avait plus faim soudain. Il profita que Gaëlig poursuivait son repas pour rassembler ses affaires. Il grimaça en découvrant sa cape en boule, puant le moisi et toujours humide. Il aurait dû profiter de cette nuit pour l’étendre près du feu. Il espérait qu’il pourrait la rattraper. Il n’avait que celle-là. Quant à l’odeur qui émanait du sac, elle lui indiquait clairement qu’il se devait de jeter au plus vite la majorité de ses provisions.

Ça s’agitait au dessus. Finalement, Lorcas descendit de son grenier, vêtu de pied en cap. Il portait déjà l’uniforme bleu marine de l’Armada. Son manteau long s’arrêtait à mi-cuisses et un pantalon large et noir s’enfouissait dans ses bottes parfaitement cirées. La ceinture blanche qui lui traversait la poitrine et enserrerait sa taille ne supportait aucune arme. Étant encore en formation, il ne devait pas encore avoir son épée et son pistolet. Le gamin avait lissé parfaitement ses cheveux blonds en arrière, rendant son visage encore plus enfantin. Méticuleusement, il enfilait ses gants noirs. Balram comprit le message et ferma soigneusement ses deux sacs.

Ignorant toujours l’invité, Lorcas fit ses adieux à son père, lui promettant de revenir le mois prochain. Ce ne fut qu’à l’entente de ses mots que Balram aperçut le lourd balluchon près de l’entrée. Il était évident qu’avec deux heures de route entre ici et Valenc, le gosse n’allait pas faire l’aller-retour chaque jour. Le pirate se saisit de son manteau de cuir et remit ses mitaines miraculeusement sèches. À côté de l’uniforme impeccable du petit, il faisait vraiment miteux. Il tenta avec ses doigts de remettre de l’ordre dans ses cheveux. Il ne parvint qu’à s’en arracher. Il en fit un catogan approximatif. Alors que Lorcas déployait un long et épais manteau de fourrure, il se rapprocha de son hôte.

« Je voulais vous remercier de m’avoir accueilli sous votre toit, commença t-il.

– C’est rien, p’tiot ! l’assura Gaëlig. J’allais pas laisser un pauv’ gars crever devant ma porte.

– Mais d’autres l’auraient fait, alors merci. Je n’ai pas de quoi payer…

– Te fais pas de bile. J’en veux pas de tes sous. Allez, file rechercher cette personne que tu cherches. T’as l’air d’y t’nir. »

En guise d’adieu, il donna une bonne claque dans le dos de Balram qui encaissa en grimaçant, le souffle coupé. Il avait de la force, le vieux ! Le pirate était certain de s’en tirer avec un beau bleu. Il aperçut le petit sourire moqueur de Lorcas. Il devait être depuis longtemps habitué aux marques d’affection de son paternel. Une chose était sûre, c’était qu’il était plus doux et aimant que le propre père de Balram. Le pirate et le soldat quittèrent ensembles la maison. Balram récupéra son cheval dans l’écurie et Lorcas prit une jument tachetée. Alors qu’ils sellaient leurs bêtes respectives, Balram s’adressa au garçon.

« Je peux aller à Valenc tout seul, tu sais ? T’es pas obligé de me trimballer.

– Mon père m’a dit de vous y conduire, répondit sèchement l’apprenti soldat. Alors, je vais le faire. De toute façon, on va suivre la même route.

– Mais je vois que ça te fait chier de le faire. » conclut le brun.

Cette fois, il ne reçut pas de réponse. Les lèvres pincées, Lorcas enfourcha sa monture. Balram l’imita et ils se mirent en route.

Il faisait aussi froid qu’hier, mais l’air devenait moins humide. Le vent fouettait toujours avec autant agressivité son visage. Des mèches de cheveux vinrent lui gênaient la vue presque immédiatement. Mais l’air sec était plus supportable que la pluie. Bien que les sabots s’enfonçaient toujours dans le sol meuble. Ils quittèrent rapidement le petit hameau et une longue étendue de prairie blanche et verte leur fit face. Au loin, sous le soleil grisâtre de l’hiver, les murs de Valenc. En dehors des sons de la nature, le voyage se fit dans un silence de plomb particulièrement pesant. Balram avait l’habitude de voyager seul et donc du silence. Mais l’ambiance en était si lourde et tendue qu’elle l’insupportait. Très vite, les balancements du cheval ne lui suffirent plus pour le distraire. Il jeta un coup d’œil au garçon chevauchant à ses côtés. Son visage pâle était fermé et le regard fixé vers l’horizon. Il ne tremblait même pas sous les bourrasques glacées. Une question d’habitude certainement. Lui ne cessait de resserrer les pans de son manteau, mais il était trop fin et ne gardait guère la chaleur. Sa cape restait l’idéale, mais elle était mouillée et froide.

« J’ai pas l’air de te plaire, gamin, constata t-il soudain. Pourquoi ? »

Lorcas sursauta et chercha pendant deux secondes l’origine de la voix. Il semblait presque avoir oublié sa présence. Ses yeux écarquillés se durcirent quand il croisa ceux de Balram. Il se racla la gorge et redressa ses épaules.

« Je n’ai jamais dit que je vous détestais, tenta t-il d’éclaircir.

– Mais tu me rejettes, insista Balram. Je n’ai pas eu le temps de dire un mot que tu me détestais déjà. Pourquoi ?

– Mon père fait trop facilement confiance, murmura Lorcas en détournant le regard. Il n’aurait pas dû laisser dormir un étranger chez nous. Vous auriez pu être un voleur ou un assassin.

– Je n’ai tué personne et n’ai rien volé. Mais je comprends ton point de vue. Moi-même, je n’aurais pas ouvert ma porte. Ton père s’est montré très humain et généreux.

– Ou particulièrement stupide. Vous n’avez rien fait chez nous, mais peut-être ailleurs. Qu’est-ce qui pourrait me dire que vous n’êtes pas un criminel en fuite ?

– Tu ne donneras aucune valeur à mes paroles, n’est-ce pas ? ricana Balram. Ne t’inquiète pas gamin, d’ici peu tu seras définitivement débarrasser de moi.

– Je ne suis pas un gamin. Je vais avoir dix-huit ans dans quatre mois. »

Balram préféra ne pas répliquer. Son guide était déjà suffisamment de mauvais poil. Le pire restait que Lorcas était tout à fait dans le vrai. Il était un pirate. Il avait tué, volé, arnaqué plus de gens que le petit village des Kerdarec n’en avait vu passé au cours de leur vie. Il savait qu’il était déjà fiché comme criminel dans certains pays. La méfiance de Lorcas était naturelle et au fond justifiée. Le boucanier ne put s’empêcher de faire remarquer :

« C’est étrange qu’un garçon élevé par un homme comme ton père soit aussi méfiant. Ça se transformerait presque en paranoïa. »

Le petit blond lui jeta un regard noir.

« Je me défie pour deux, cracha t-il. De plus, j’ai appris beaucoup de choses à l’Armada. Je sais ce que le Golfe d’Urian nourrit comme espèces.

– Tu parles des pirates ?

– S’il n’y avait qu’eux ! Les trafiquants d’armes, de drogue et même d’êtres humains…

– L’esclavage est autorisé aux Terres d’Ædan, le coupa calmement Balram. Certains pays de Chalice l’ont supprimé, mais la majorité des peuples y trouvent trop leurs comptes pour que la Fédération l’interdise.

– Vous cautionnez ça ? s’exclama Lorcas, dégoûté.

– Et toi ? T’aura t-il fallu dix-sept années et l’Armada devant chez toi pour découvrir cette pratique ? Je ne cautionne pas. Je ne fais qu’émettre une vérité, un fait, gamin.

– Ça devrait être interdit de telles pratiques.

– Je suis prêt à mettre ma main au feu que tu n’as jamais vu d’esclaves.

– Je n’ai peut-être pas voyagé, mais j’ai des valeurs. On ne traite pas des hommes de cette façon.

– Et pourtant, si. Ainsi que des femmes et des enfants. J’en suis la preuve vivante. »

Face à cette révélation, Lorcas faillit se briser les cervicales tant il tourna subitement la tête. Il regarda pour la première fois Balram sans animosité. Juste une grande stupeur. Ses yeux dévoraient soudain la moitié de son visage encore rond.

« Vous… Vous êtes esclave ? Comment …

– La ferme, trancha le pirate sèchement. Je n’en suis pas un. Ma mère est née d’une longue lignée d’esclaves damriques. Mon père l’a rachetée et engrossée. Il l’a affranchie de justesse avant ma naissance. En homme généreux qu’il était, il m’a même reconnu. Avant de nous abandonner tous les deux. Pour survivre, ma mère a dû alors se prostituer. En somme, elle est morte en esclave des hommes encore et toujours.

– Je suis désolé, bredouilla Lorcas en baissant les yeux. Ma mère aussi est morte.

– Ça me console, tiens ! Mais ta mère est morte en femme honnête et respectée. La mienne, on l’a retrouvée égorgée et violée dans une impasse. Des hommes plaisantaient en pariant sur le sens dans lequel on lui avait infligé cela.

– Et votre père ? reprit soudain son guide. C’est lui que vous cherchez ?

– Ah  ! grogna amèrement Balram. Il est bien la dernière personne que je souhaite revoir. »

Face au ton sombre de l’étranger, Lorcas se tut. La situation s’était vite échangée. Maintenant, c’était le jeune soldat qui supportait difficilement l’ambiance lourde entre eux. Il se dit qu’il n’aurait pas dû s’emporter sur ses convictions. Il avait touché une corde trop sensible chez l’autre. Mais comment pouvait-il deviner ses origines macabres ? De plus, l’homme avait mis en lumière son manque flagrant de connaissance du monde. Le sien se limitait à une dizaine de maisonnées dans une plaine et à une ville claquemurée.

L’ombre de la citadelle ne cessait de grossir. Balram la distinguait de mieux en mieux. Des murs haut d’une trentaine de mètres, peut-être plus. Tout en pierres calcaires. Leur blancheur faisait mal aux yeux. Il ne pouvait rien voir de la ville elle-même. Même ses sons en étaient étouffés. Une longue file se pressait devant une immense porte de fer. Des hommes armés vérifiaient chaque charrette et chaque homme. Ils devaient s’agir de gardes de la ville. Quant aux autres, des marchands vu leur chargement. Il ne parvenait à voir le port. Comment étaient-ils donc arrivés ici ? La falaise se finissait abruptement sur la mer. Ils ne l’avaient quand même pas escaladée. Il s’en ouvrit à Lorcas.

« Il y a bien un port, confia le garçon. Il existe une baie plus à l’ouest. La Baie des Phoques. Le port de Valenc y a été installé. Un chemin le relie au sommet de la falaise. C’est par là qu’ils passent. C’est aussi là-bas que s’est installé la base navale de l’Armada. »

Au moins, les soldats de l’armée maritime ne pullulaient pas dans la ville même. Cependant, Balram devrait passer devant pour quitter ces îles. Voilà une bien mauvaise nouvelle.

« Je pense que vous voyez la porte de Valenc d’ici, poursuivit Lorcas. C’est donc ici que nos chemins se séparent. Bonne chance dans vos recherches. »

Sans rien ajouter, le garçon fit pivoter sa jument et partit vers l’ouest. Balram le suivit des yeux quelques instants avant de continuer sa route. Il y avait une queue conséquente pour entrer dans Valenc. Il patienterait certainement un bon bout de temps. Mais tout le dirigeait vers cette ville aux murs immenses. Ce qu’il poursuivait depuis cinq ans. Dans deux semaines, il aurait vingt-six ans. Serait-ce enfin l’année de la chance ? Pourquoi avait-il dû passer un quart de siècle avant d’enfin avoir l’espoir de toucher ce qu’il désirait tant ? Pour le moment, il intégra la foule de marchands en espérant qu’on ne lui demanderait pas son identité. Ni qu’on lui confisquerait ses armes. Il ne possédait que ses habits, son arc et ses poignards sais. Il fabriquait lui-même ses flèches. Ses lames, il les avait longuement aiguisées afin qu’elles deviennent pointues et servent non seulement à bloquer les attaques, mais aussi à les rendre. Elles pourraient transpercer une côte de maille à présent. Il n’avait que cela et il y tenait. Et comment pourrait-il jamais se défendre sans arme ? Il haïssait cette impression d’impuissance qui le mettait à la merci de quiconque. Il ne l’avait que trop expérimenter au cours de sa vie.

****************

Valenc paraissait plus grande de l’extérieur. Ce fut la première pensée de Balram tandis qu’il arpentait les rues. Il la trouvait assez angoissante même. Ces murs trop grands qui l’encerclaient totalement donnaient l’impression qu’ils ne cessaient de se resserrer autour, prêts à l’écraser. La porte par laquelle il était passé était la seule entrée et issue de cette cage de calcaire. Les bruits mêmes de la mer s’en retrouvaient entièrement étouffés. Ses habitants l’avaient-ils seulement aperçue un jour. Vraiment cette ville offrait une ambiance étrange. Ses rues entièrement pavées se montraient propres. Tout était carré, tout en ligne droite. Plus on allait vers le centre, plus les maisons grandissaient, mais toutes avaient la même apparence rectangulaires, faites dans la même pierre que le mur d’enceinte. Toutes possédaient les mêmes portes et les mêmes fenêtres, collées les unes aux autres. Seuls quelques pots de fleurs et rideaux offraient quelques contrastes. Le pirate décida que s’il devait vivre ici, il deviendrait fou. Il avait besoin d’espace et de changements.

Les habitants ressemblaient à tous les habitants du Golfe. Certes, leur mode était dépassée par rapport à Chalice par exemple. Malgré le froid, les rues se montraient bien animée. C’était le jour du marché visiblement. D’où le nombre incroyable de marchands se bousculant à l’entrée. À cette maudite entrée où Balram avait dû s’alléger de cinq Couronnes pour pouvoir pénétrer dans la ville avec ses armes. Il ne lui restait plus grand chose et espérait dénicher une auberge pas chère pour la nuit. De plus, il se retrouvait fiché par les gardes qui n’avaient pourtant pas demandé son nom. Pour le moment, il arpentait la ville en tenant son cheval par la bride. Il cherchait un bar ou autre endroit du genre mal famé pour continuer ses recherches. Ce n’était pas vers les honnêtes gens qu’il trouverait. Les rues proprettes ne semblaient pas connaître les lieux dégueulant de la vermine. Les passants l’ignoraient en majorité, mais quelques curieux le dévisageaient sans discrétion. Comme Gaëlig, ils ne devaient jamais avoir vu des hommes avec son physique. Peut-être même une couleur de peau différente. Les marchands qu’il avait vu étaient tous blancs. Vu l’emplacement des Îles Coerleg, ce n’était pas étonnant. Les voyageurs ne devaient provenir que de Birenze ou du nord des Terres d’Ædan. Il fit mine de ne pas remarquer les regards et parfois même les murmures sur son passage et fouilla des yeux la moindre rue qui se présentait.

À un instant, un enfant le montra même du doigt en criant quelque chose en coerlège à sa mère. Celle-ci jeta un coup d’œil à l’étranger avant de détourner immédiatement les yeux. Elle donna une claque sur la main de son fils et lui parla rapidement d’un ton colère. En vérité, Balram n’entendait que du coerlège autour de lui. Même les vendeurs s’exclamaient en cette langue. Il ne put s’empêcher de se demander si l’idiome de la Fédération était réellement connue sur ces îles. Si Gaëlig ne l’avait apprise que pour soutenir son fils dans son apprentissage de l’Armada. Connaissant le bonhomme, c’était parfaitement plausible.

Il finit par parvenir à s’éloigner de l’agitation ambiante. Il découvrit des rues plus désertées et plus étroites. Certaines croulaient sous les déchets abandonnés. Voilà le genre de lieux qu’il cherchait. Il s’y enfonça sans crainte. Il avait l’habitude de ces endroits sombres et glauques. Il s’y sentait d’ailleurs plus à l’aise que la foule. Les passants étaient rares. Certains se cachaient même le visage. La plupart des maisons étaient si délabrées qu’elles semblaient abandonnées. Mais les bruits qui en émanaient et les lumières de bougies prouvaient le contraire. Il se trouvait vraiment dans le quartier délaissé de la belle Valenc. Toute ville avait son côté sombre et miséreux. Il avait plongé en plein dedans. Et comme à chaque fois qu’il traversait de tels endroits, ils lui rappelaient son île natale. En vérité, toutes les vermines du monde se ressemblaient et leurs terriers de même. Il dénicha enfin un vieux bar quasi désert. Il attacha son cheval juste devant pour ne pas le perdre de vue, prit ses sacs par précautions et entra.

Comme il s’y attendait, les lieux étaient sales et sombres. Cinq hommes parlaient à voix basse. Sous la table, ils se passaient des sacs sans discrétion. Deux autres cuvaient, l’œil méfiant, au comptoir. Le barman observait en silence sa salle, un pistolet à la ceinture parfaitement visible. Balram rajusta la sangle de son carquois quand le regard du gérant tomba sur lui. Chacun était prévenu. Il s’accouda au bar avec ce sourire arrogant qu’il savait énervant. Son vis-à-vis le dévisagea avec un dégoût clairement affiché. Le sourire du pirate s’en agrandit. Il n’avait pas peur et était à sa place. Il s’imposerait de force et obtiendrait ce qu’il voulait. Il lâcha ses sacs qui tombèrent à ses pieds. Soudain, il se demanda pourquoi il s’en était embarrassé. À part sa cape puante, il n’avait rien de valeur dedans. Un réflexe sûrement. Il ouvrit son manteau, semblant se mettre à l’aise, mais surtout exposant ses poignards. Le regard de l’homme s’y attarda.

« Qu’est-ce tu veux ? cracha t-il abruptement en lui jetant presque un verre vide à la figure.

– Des infos, répondit calmement Balram en s’asseyant.

– Rien si tu consommes pas.

– Dans ce cas, un verre propre pour commencer. » répliqua le pirate en repoussant le sien du bout des doigts.

Le barman reprit le verre de mauvaise grâce. Il cracha dedans et l’essuya avant de le reposer devant son client. Balram déglutit avec dégoût.

« Nous n’avons pas la même notion de propreté, commenta t-il froidement.

– Qu’est-ce que tu prends ? répéta l’homme.

– Le truc le moins cher. C’est pas comme si j’allais le boire de toute façon. »

Le gérant sortit une vieille bouteille de dessous le bar et versa son contenu épais et gluant. Balram était certain que c’était tout sauf buvable. Rien que l’odeur lui soulevait le cœur. Il lui était impossible de dire de quel alcool il s’agissait à la base. Le barman tendit la main. Balram consentit d’y abandonner une Couronne. Cela sembla suffire à l’homme qui l’empocha sans faire d’histoire.

« Maintenant, dis-moi ce que tu veux et tire-toi, lui ordonna t-il.

– J’ai entendu des rumeurs qui m’ont mené à cette ville.

– Comme si t’avais pointé ta gueule pour du tourisme, ricana l’autre.

– Il y a quatorze ans, un bateau est passé dans le coin. Je veux savoir par où il est passé.

– Des bateaux il en passe des tas. Y a quatorze ans, j’étais même pas là. Et avec ces murs à la con, personne voit rien.

– C’est pas n’importe quel bateau. On en parle encore aujourd’hui. Un bateau pirate. Une frégate noire avec des voiles rouges. »

Face à cette description, l’homme se tendit. Balram sentit ses voisins dessoûler. Même la bande attablée se tourna vers lui. Il sentait leur regard sur son dos. La main du barman enserra la crosse de son arme.

« Dégage, pirate ! s’énerva t-il aussitôt. Y a rien pour toi ici !

– Pas avant que t’aies craché l’info, vieux con. Par où est passé l’Épine Pourpre ?

– Si j’le savais, j’serais riche aujourd’hui. Dégage, je t’ai dit !

– J’ai pas fini de consommer. » répliqua ironiquement Balram.

Le barman lui arracha son verre et lui jeta le contenu à la figure. Tremblant de rage et de dégoût, le pirate s’essuya comme il put avec sa manche. L’attention du bar restait fixée sur lui. Il ne flancherait pas. Il n’avait pas traversé tout le Golfe pour s’arrêter là.

« Il est passé, avoua le barman, contenant sa rage. Il a mis à feu et à sang trois villages et il s’est tiré. Au Diable certainement. Et toi aussi, tu va te tirer ou j’te fais le rejoindre à coups de pieds dans le derche. »

Les doigts de Balram se crispèrent sur le bois vieilli du comptoir. Hors de question qu’il fasse demi-tour. Cinq années de sa vie qu’il avait foutu en l’air pour retrouver ce maudit bateau. Il avait débarqué sur les rives de Coerleg. Il le savait. Et ensuite ? Vers la Mer d’Orient ou reparti vers le Golfe d’Urian ? Il devait savoir. Qui d’autre que lui méritait de retrouver l’Épine Pourpre ?

Le barman sortit son pistolet et, le doigt sur la détente, le posa juste en face de Balram. Il n’hésiterait pas à l’abattre. Le dégoût de son regard s’était accentué et la rage y flamboyait. Il sentait qu’il avait tout le bar contre lui. Leur animosité transpirait dans les murs défoncés de la baraque. Ses ongles se brisèrent sur le comptoir, écorchant le bout de ses doigts. Il serra les dents, affronta le regard dégoulinant de haine de son adversaire. Il serait mort avant d’avoir pu armer son arc ou saisir un de ses sais. Du coin de l’œil, il s’aperçut que les deux clients au bar avaient aussi la main sur un couteau. Reculer maintenant, si près du but ? Comme s’il avait le choix ! S’il restait, il mourrait.

Tremblant de toute sa frustration, il se leva et fit demi-tour, ses sacs à la main. Quand la porte du bar claqua dans son dos, il entendit des rires gras l’envahir. Il hurla sa rage et défonça d’un coup de pied une poubelle déjà éventrée. Son cheval hennit de surprise et tira sur ses rênes.

« Oh, la ferme ! » cracha Balram.

Il le détacha sans douceur et le traîna hors de la rue. Il finirait bien par trouver une autre taverne et quelqu’un finirait bien par cracher enfin la direction de l’Épine Pourpre.

Il marchait depuis plusieurs minutes quand une voix l’interpella :

« Hé, l’étranger ! C’est toi qui est à la poursuite de l’Épine Pourpre ? »

Balram se figea. Il lâcha la bride de sa monture et glissa la main vers son carquois. Il se retourna doucement, chacun de ses muscles tendus. À une vingtaine de mètres de lui, il reconnut un des hommes qui marchandaient autour de la table au bar. Balram sortit son arc et encocha une flèche. L’autre sursauta et leva les mains en l’air dans un signe de paix. Le pirate baissa son arme, mais la maintint armée.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda t-il.

– Répondre à tes questions. » reçut-il comme réponse.

La méfiance s’installa aussitôt plus profondément dans l’esprit de Balram. Pourquoi cet homme qui lui était inconnu l’aurait suivi dans la rue pour lui révéler ce que les autres avaient refusé ? Qui était-il ? Le cheval avait vaguement poursuivi sa route avant de s’arrêter pour mâchouiller de la mauvaise herbe dépassant des pavés. Le pirate l’entendait respirer derrière lui et fixait cet homme aux traits banals.

« Qui es-tu ? questionna t-il, l’arc toujours en main. Pourquoi est-ce que toi tu voudrais m’aider après ce qui s’est passé au bar ?

– Tu te méfies, je comprends. Mais j’ai pas l’impression que tu saisisses vraiment où t’as foutu les pieds.

– Si tu parles du bar, j’ai l’habitude.

– Non, j’te parle de Valenc. Cette ville, elle est pas comme les autres.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Où veux-tu en venir ? Quel rapport avec l’Épine ?

– Regarde les murs. » souffla l’homme.

Balram fronça les sourcils. Il mit du temps, craignant une attaque, avant de s’exécuter rapidement. Même dans ce coin reculé, les murs étaient toujours parfaitement visibles. Ils resplendissaient sous la faible lumière. Toujours aussi oppressants.

« Pourquoi ils sont là à ton avis ? poursuivit l’autre.

– C’est évident, lâcha le pirate d’un ton dédaigneux. Les villes les plus anciennes ont toutes possédé des murailles pour les protéger des invasions. Certaines les ont gardées. Particulièrement celles du littoral à cause des attaques de pirates.

– Ouais, c’est le cas de Port-Saint-Pierre en Giroudie, approuva son interlocuteur. Pèves a une superbe citadelle également. Il y a de beaux restes à Saint-Urian ou à Masriva. Mais Valenc n’est pas si ancienne. En vérité, les Îles Coerleg ne sont habitées que depuis quatre siècles.

– Vraiment ? s’étonna Balram en détendant la corde de son arc.

– Tu le savais pas, hein ? Ce sont des rescapés de clans sidhànais qui s’y sont réfugiés durant les Guerres des Boucliers. Au début, ils se cachaient surtout sur les falaises et dans les forêts pour pas qu’on les trouve. Peu à peu, ils ont investi les côtes. Valenc a moins de trois cent ans. Elle date d’après la gloire des villes emmurées.

– En ce cas, pourquoi ces murailles ?

– Les descendants des sidhànais ont grandi dans la peur de leurs voisins. Ils ont battis ces murs pour s’en protéger avec aucun accès par la mer. C’était parfait. Mais Valenc s’est prise à son propre jeu. À croire qu’elle s’est prise pour une tortue et refuse de se déplier. Longtemps, elle se suffisait à elle-même. Il a fallu plus de cent ans de négociations pour qu’elle daigne ouvrir ses portes à ses voisins et à la Fédération. Mais c’est limité. Même la nouvelle base de l’Armada doit rester dehors. Les habitants vivent repliés sur eux-même et presque aucun n’a jamais fichu un pied dehors. Ils sont prisonniers d’eux-mêmes.

– Merci pour le cours d’histoire, lança Balram, lassé. Le rapport avec l’Épine Pourpre ? Elle est bien passée par ici, non ?

– Ce salopard d’Erwan t’a dit la vérité. Ce rafiot s’est bien attaqué aux côtes. Les pirates n’ont jamais pu s’en prendre à Valenc, mais ils ont essayé. Ils ont tiré au canon sur les murailles. Elles ont tenu le choc de justesse. Beaucoup des habitants ont été traumatisé. Ils n’avaient jamais subi d’attaque et encore moins entendu le bruit des canons. Et le mur face à la mer est fissuré encore aujourd’hui.

– Et après qu’ont-ils fait ?

– Ils sont partis. Que veux-tu qu’ils fassent d’autre ?

– Par où ? »

Balram avait fait sans s’en rendre compte plusieurs pas en avant. Son arc pendait à son bras, inutile. L’autre homme aussi s’était rapproché et moins d’un mètre les séparaient maintenant. Il leur suffisait de tendre le bras pour toucher et blesser l’autre. Mais le jeune homme ne s’en rendait pas compte. Trop avide d’enfin avoir une nouvelle direction. Il ne ressentait même plus le froid. Seule la réponse importait. Ses yeux brillaient d’attente et d’espoir. L’homme du bar le dévisageait d’un air triste et nostalgique. Il savait à quel point cet étranger était devenu soudain une proie facile.

« Regarde-toi, fit-il d’un ton las. Tu les comprends ces murs maintenant ? »

Le pirate ne comprenait pas ce qu’insinuait son informateur. Mais cette once de pitié dans la voix le hérissait. Il serra les dents et ses doigts autour de l’arc.

« Tu es comme Valenc en vérité, expliqua l’homme. Tu t’enfermes dans cette quête. Mais tu fuis quoi ?

– Tu peux m’expliquer ce que c’est que cette philosophie de comptoir ?

– Je dis ce que je vois. Un pauvre type à peine sorti de l’adolescence qui fout sa vie en l’air pour une chimère. T’es pas le premier à chercher l’Épine Pourpre. Les autres sont soit morts, soit ils se sont fait une raison. J’étais comme toi avant. J’ai voyagé et je cherchais le trésor de Robinson aussi. Mais ça sert à rien. C’est en arrivant dans cette ville que j’ai compris. Je voulais la richesse, mais la vie c’est plus important que l’or. Mais, toi, tu cherches quoi ?

– C’est pas parce que t’as fini poivrot dans un quartier pourri que ce sera le cas pour moi aussi.

– Toi, tu es beaucoup trop obstiné pour ça. Tu vas crever. C’est tout.

– Dans quelle direction est parti le bateau ? »

L’ancien pirate baissa les yeux. Qu’espérait-il ? Rattraper ses erreurs en empêchant Balram de les commettre à son tour ? La détermination et le culot de ce jeune étranger avaient retenu son attention. Même dans sa jeunesse, il n’avait eu autant de foi que ce damrique. S’en était malheureux de se dire qu’il ne passerait certainement pas l’hiver. Surtout s’il persistait à suivre l’Épine Pourpre. Si la frégate avait sombré, ce n’était pas pour rien. Dans un dernier soupir, il abdiqua.

« Il est remonté vers le nord. D’après les rumeurs, il a débarqué dans un port à l’est de Draslendra. »

Balram déglutit. Il lui faudrait soit passer par la Mer d’Orient soit suivre les côtes de Birenze. Dans les deux cas, en plein hiver, les conditions de navigation seraient mortelles. Surtout qu’il n’avait pas de bateau, ni d’équipage. Seul, comment y parvenir ? S’il se montrait suffisamment rapide, il pourrait atteindre les terres avant que l’hiver ne soit au plus dur.

Il hocha la tête et se détourna de l’informateur. Il rangea ses armes et rattrapa la bride de son cheval. Il devait quitter cette ville au plus vite. Alors qu’il marchait, il sentait le regard de l’homme sur son dos. Et ses questions aussi. Que pouvait-il bien chercher en vérité ? Quel but le poussait à agir au péril de sa vie ? Les chimères étaient des fantômes faites pour dévorer les rêves et la volonté des vivants. Le genre de monstre qui détruisait ses proies de l’intérieur. Et Balram Elkano était un morceau de choix.

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La luminosité de ce début d’hiver n’était pas suffisante pour la bibliothèque de la base navale. Même par grand soleil, elle ne pouvait se dispenser de ses lampes à pétrole. Mais là Lorcas avait dû rajouter cinq bougies sur sa table pour parvenir à lire. À peine avait-il terminé sa journée qu’il s’y était précipité. Durant sa formation, les officiers avaient ordonné aux jeunes recrues de lire les archives et informations diverses sur les personnes recherchées. Le fils Kerdarec n’avait pu s’ôter ce doute qui lui rongeait le ventre depuis ce matin. Le prénom Balram ne lui était pas inconnu et n’était pas assez courant pour faire erreur. De plus, un homme voyageant seul et refusant de donner des précisions sur son but était plus que louche. Beaucoup d’esclaves prenaient la mer pour échapper à leur condition. Bref, ses soupçons et réflexions le menaient à dévorer des yeux les registres des pirates actifs dans le Golfe. Oh ! tous n’étaient pas répertoriés. Cette tâche était impossible. Mais à chaque fois qu’un pirate était découvert en mer ou un de ses forfaits, on mettait à jour ces archives. À leur mort ou capture, on retirait les noms des boucaniers. Lorcas feuilletait. Retrouvait des noms que lui matraquait ses supérieurs. Ces fameuses cibles prioritaires. Des pirates connus et dangereux. Sam White, Clovis Stoneheart, l’Aspic des Mers, Francis Vernault, Bonnie Mac Alistair, Carlingue, le Vautour et tant d’autres. Sur leur fiche s’étalait la liste de leurs crimes et méfaits, une description physique ou de leur bateau et de leur pavillon, parfois même un portrait ou une photographie. Il les passa en évitant les regards rageurs ou haineux de leurs images. Ce n’était pas cela qu’il cherchait.

Au fur et à mesure qu’il avançait dans le registre, les criminels devenaient moins dangereux et moins recherchés et forcément moins connus. Au début qu’il était arrivé ici, Lorcas s’était fait un devoir de lire toutes les fiches et d’en assimiler un maximum. Il ne voulait échapper à aucun détail. Il y avait trop de monstres dans ce monde pour qu’un seul passe à travers les mailles du filet. Qui pourrait protéger les habitants de ce Golfe si personne n’était capable de reconnaître une menace s’il en voyait une ? Surtout quand on était soldat. Le jeune homme fatiguait, mais tenait bon. Cette impression qui le bouffait de l’intérieur lui soufflait qu’il avait manqué à son devoir et laissé une de ces créatures lui échapper. Cette erreur, il ne pourrait se le pardonner. Pour cela, il grappillait sur ses heures de sommeil pour en avoir enfin le cœur net. Si ses soupçons se confirmaient, il donnerait l’alerte sur le champ et ferait son possible pour réparer en personne sa faute. Il mettrait Balram derrière les barreaux de ses propres mains. Que son père, un brave chef de village, se fasse avoir poussé par sa générosité était plus que pardonnable. Ce n’était pas le cas pour un soldat de l’Armada.

Les pages parfois jaunies se tournaient inlassablement. Enfin, il s’arrêta. Il sentit son cœur rater un battement. Ses craintes étaient confirmées. Il avait lancé le loup dans la bergerie. Il relut la page, sa poitrine palpitante.

Balram Elkano
Taille moyenne, longs cheveux noirs, yeux vairons, métissé. Origine inconnue, parents inconnus. Pas d’équipage connu.
Crimes contre la Fédération en faisant acte de piraterie.
Accusé des meurtres de trois officiers de l’Armada et d’une dizaine de soldats.
Assassinat avec actes de barbarie du Sieur Aetius Aterium à Pèves (Corosis).Assassinat du Sieur Valère d’Osmoise à Auderie (Por-Parcal). Assassinats du Sieur Hippolyte Spartocolis et de son secrétaire, Vionas Rianopolos, à Thalopolis. Agression et menaces sur le Sieur Giuseppe Capitoni à Ceazer (Corosis).

La liste s’arrêtait là. La tête de Balram n’avait pas été mise à prix. Il n’était pas suffisamment important pour cela. Lorcas remarqua que la plupart de ses crimes, notamment les assassinats remontaient à sept ans environ. Il devait fuir depuis. Sa bouche s’était asséchées face aux mots « Assassinat avec actes de barbarie ». Qu’avait-il bien pu faire subir à ce pauvre homme pour que l’Armada le définisse comme barbarie ? Il n’osait l’imaginer.

Il avait soupçonné à raison Balram d’être pirate ou au moins en fuite. Mais cela dépassait ses craintes. C’était un miracle que son père et lui n’aient rien subi. Il remercia silencieusement le dieu Ædan de sa protection et bienveillance. Mais ce monstre qu’était cet Elkano demeurait entre les murs de Valenc. Et il l’y avait guidé. Il devait l’en débusquer et le livrer à la justice. Qu’il paît enfin ses crimes odieux.

Le registre en main, il prit la direction du quartier des officiers. Il fallait retrouver Balram Elkano le plus rapidement possible. Avant qu’il ne puisse quitter les Îles Coerleg. D’ici quelques heures au plus tard, il serait derrière les barreaux à attendre son jugement.

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