La drogue des marchands de sable produisait de moins en moins d’effet sur Jack. Quand il regagna la grande cave qui lui servait de logement, après plusieurs heures à errer dans Vhaly, presque déserte, son majordome lui sauta presque dessus pour prendre de ses nouvelles.
Les traits crispés de Samuel ne laissaient aucun doute sur l’inquiétude qui le rongeait. Jack trouvait qu’il était un bon gars, à la fois confident des nuits d’insomnie et fidèle comme un chien. Il savait rester à sa place, bien qu’il outrepassât parfois ses droits avec une familiarité agaçante.
— Petit Lord…
Jack le repoussa en grommelant une insulte incompréhensible.
— Je vous ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi, ajouta-t-il avant de disparaître dans la salle de bain.
Il claqua la porte branlante derrière lui, versa de l’eau dans la bassine en porcelaine fissurée et y plongea les mains. Une sensation de bien-être l’envahit au contact du liquide. Éphémère. Un sentiment de révolte lui succéda très vite. Deux mortes en l’espace de quelques heures. Ça n’avait rien d’étonnant, Jack croisait des cadavres chaque jour, mais cette fois… Il soupira. Trois petits coups à la porte le tirèrent de ses pensées.
— J’ai appris pour votre mère, Monsieur, résonna la voix mesurée du domestique. Mes sincères condoléances.
— Merci, Samuel. Si tu pouvais débarrasser le plancher, à présent.
— Monsieur…
— Quoi, encore ?
— J’ai aussi ouï dire que Sorcel…
— Je me suis entretenu avec lui à propos d’un nouveau meurtre, oui, et après ?
— On raconte que la victime erre. Certains l’auraient aperçue.
— Sorcel a une bien mauvaise langue. Je suis certain que Greeth réglera le problème bientôt.
— Tout de même…
Jack perdit patience et ouvrit le battant à la volée. Samuel bredouillait en guettant sa réaction et se triturait les doigts.
— Je vous écoute.
— Ces victimes… leurs âmes…
— Je n’y peux rien.
— Celle de votre mère, Monsieur.
— Je n’irai pas la récupérer. Regardez ce que ces conneries ont fait de moi.
Les yeux du jeune homme crépitaient de colère, même si au-delà transparaissait une peine immense. Et l’impuissance. Il avait fumé, baigné dans les vapeurs de la drogue jusqu’à ce que ses jambes le portassent à peine. Il n’aimait pas le reflet que lui renvoyait le miroir. Le visage froid de celui qu’il était devenu le contrariait.
Samuel se retira et le passeur dut se concentrer sur un objet quelconque – le chandelier disposé sur le meuble du couloir – pour ne pas se laisser emporter. Confronté au décès d’un proche, il cherchait à tromper les apparences. Sans grand succès. Il craignait que l’enquête l’entraînât au plus loin de ses limites. Il redoutait de perdre pied, mais davantage d’exprimer ses doutes. Pures faiblesses ! Il s’enferma dans la salle de bain et attendit.

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Quand on frappa à la porte de son domicile, il ne s’attendait pas à trouver Greeth en pleine conversation avec Samuel. Jack l’invita à entrer par politesse et demanda qu’on leur servît un alcool fort. Greeth s’installa sur le sofa, tandis que le propriétaire des lieux s’accaparait le fauteuil. Une table basse les séparait ; Jack appréciait cette distance. Côtoyer du monde ne lui correspondait pas. Même de son vivant, il évitait de se mêler aux autres. La proximité lui évoquait des obligations relatives et un rapport qui ne l’intéressait nullement.
— Je suppose qu’on oublie la visite de courtoisie ? ironisa-t-il.
Greeth arborait une mine plus grave que d’ordinaire, synonyme d’ennuis. Jack s’attendit au pire, mais qu’est-ce qui pouvait l’être davantage que la série de meurtres secouant Vhaly ?
— Nous avons un problème, Petit Lord. De taille, qui plus est.
— Je vous écoute.
— Peu après votre départ, Sorcel a senti la présence d’une vie nouvelle.
— Une naissance ?
— La maternité assure que non, et puis Sorcel est un nécromant. Il ne remarque que ce qui décède ou ce qui ne vit pas vraiment.
Comme moi, ne put s’empêcher de songer Jack.
— J’ai aussi mené ma petite enquête avant de vous trouver, que croyez-vous ?
Greeth baissa le ton, alors que Samuel apportait une bouteille de bourbon accompagnée de deux verres. Il les remplit avant de s’éloigner.
— Votre larbin…, reprit l’officier supérieur. Vous lui faites confiance ?
— Pleinement. Parlez sans crainte.
— Bien. Le nécromant est formel : il s’agirait d’une personne ni tout à fait vivante ni tout à fait morte.
— Un passeur ? hasarda Jack.
Il s’impatientait. Où diable souhaitait en venir Greeth ? Celui-ci avala une gorgée, puis enchaîna.
— Pas de passeur, nos rangs débordent.
— Alors, quoi, bon sang ? Quelqu’un aurait-il joué les apprentis alchimistes ?
— Précisément.
Jack se raidit. Il attendait cette occasion depuis si longtemps qu’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Qui ?
— Pas votre père.
L’enthousiasme naissant du jeune homme mourut dans l’œuf. Il retint un juron.
— Sa marque étant enregistrée dans nos fichiers, j’ai procédé à une comparaison. Cependant, Sorcel dit que les chairs employées portent la même odeur que celles utilisées autrefois par Anton.
— Il est dans le coup ! s’exclama Jack en bondissant du fauteuil.
Greeth le rattrapa par le bras.
— Minute, rappela-t-il avec autorité.
Jack se dégagea.
— Vous m’avez parfaitement entendu. Qu’un jeune gringalet parte en guerre contre celui qui a détruit ce qu’il restait de sa vie, ça, à la rigueur, je peux comprendre. Toutefois, je vous serais gré de réfléchir avant de vous embarquer dans nous ne savons quoi.
Jack serra les dents. Désormais, plus de quiproquo possible : il menait une bataille ouverte contre Anton, peu importait ce qu’en pensaient les autres. Quant à Greeth, il n’avait jamais constitué un obstacle. Un frein, tout au plus.
— Jack…
Qu’il l’appelât par son prénom plutôt que par le sobriquet attribué à son arrivée chez les passeurs retint son attention. Pourquoi un semblant d’empathie, tout à coup ? Ceci ne ressemblait pas à Greeth.
— Laissez tomber, l’enjoignit-il. Et je vous en prie, ne tournez pas autour du pot.
La remarque de Jack raviva une lueur hostile dans les yeux de son supérieur. Voilà qui lui satisfaisait. Il appréciait connaître ses ennemis et assurément, Greeth en faisait partie.
— Maintenant, si vous en avez terminé avec votre pseudo bienveillance, j’aimerais rester seul.
— Selon votre convenance, abdiqua Greeth. Tâchez juste de vous poser les bonnes questions, je m’en contenterai à défaut de mieux.

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