Les Marais Hurlants, Zénith.
Dimanche 26 août 2012
1 h.

Cela faisait trois heures qu’ils marchaient sans dire un mot. La nouvelle bouleversante de Lixi les avait tous abasourdis. Une Elfe enceinte d’un Ombre. Marius n’avait pas été au courant avant qu’elle le leur annonçât d’une manière aussi brutale. Il n’en revenait toujours pas. Kaël, quant à lui, s’était totalement calmé, sous le choc. Personne n’avait cru cela possible jusqu’à aujourd’hui. Cela n’était jamais arrivé dans l’Histoire de Zénith.
Jamais.
Bientôt, la profondeur des marais diminuait progressivement au fil de leurs pas. Les hurlements s’estompaient peu à peu. La végétation devenait de plus en plus clairsemée. Les muscles de Lily se détendaient, ses idées s’éclaircissaient. L’atmosphère semblait moins hostile. Plus loin, on distinguait de l’herbe verte et une vaste pente, raide et nue, qui interrompit brusquement leur course. En haut de ce versant, un mur de roche empêchait tout passage, à l’exception d’un petit col discret. Aurora cessa d’avancer et ordonna d’un ton sec :
— Stop.
Ses trois fidèles compagnons s’exécutèrent aussitôt.
— Ce doit être au-delà de ce col que se trouve l’Arbre Noir et le cimetière où est caché le Trésor. Nous allons nous arrêter ici, maintenant que les cris ne sont plus gênants. Nous pouvons ainsi nous restaurer, reprendre des forces, et nous reposer.
Épuisés par le voyage et les tourments causés par les marais, ils obtempèrent sans broncher. Kaël s’allongea dans l’herbe douce, Marius sortit une bouteille d’eau ferreuse, et Lixi jeta des regards inquiets à son amie. Lily s’assit contre un rocher et imita Marius, assoiffée. Rapidement, elle se sentit revigorée. L’atmosphère était toujours glaciale et les quatre voyageurs semblaient traumatisés par leur périple. Alors que personne n’osait prendre la parole, Lixi finit par se retirer, sous des regards inquisiteurs.
— Où vas-tu comme ça ? s’inquiéta Kaël d’un ton vaguement autoritaire.
La princesse fit volteface et vociféra :
— N’ai-je même plus le droit d’uriner en toute tranquillité, maintenant ?
Penaud, l’Elfe baissa la tête et se concentra sur son poisson frit qui n’avait pas l’air de l’enthousiasmer plus que cela. Quelques minutes plus tard, la princesse hurla au loin ce qui les mit tous en alerte. Marius bondit le premier suivi de Kaël et Lily. Lixi était plantée devant un rocher, la main plaquée sur sa bouche entre-ouverte, les yeux exorbités.
— Qu’est-ce qu’il y… ?
Marius s’interrompit.
Elle était postée, raide comme un piquet, devant un squelette.
— Nous ne sommes pas seuls visiblement, s’étrangla-t-elle.
À la lueur de la lune blafarde, quelque chose scintillait autour du cou du défunt. Lily plissa les paupières, se rapprocha du malheureux cadavre, se baissa, et sursauta à la vue d’un médaillon.
Elle se souvint très clairement de ce bijou ! C’était exactement le même que celui qu’elle avait présenté à l’Inconnu dans une de ses visions, au bord d’une falaise. Pour en avoir le cœur net, elle récupéra la chaîne argentée des cervicales, et essuya du pouce le médaillon recouvert de crasse.
— A.V., lut-elle à voix basse, l’air ahuri.
Confuse, elle referma les doigts sur le mystérieux bijou, cessa de respirer et regarda dans le vague. Toutes ses pensées se bousculaient dans sa tête.
— Qu’y a-t-il ? interrogea Marius, intrigué. Ce médaillon t’évoque-t-il quelque chose ?
Elle cligna des paupières comme si elle émergeait d’un rêve, et mentit :
— Oh, non, pas du tout ! Si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais le garder.
Elle devait impérativement le conserver, et surtout, personne ne devrait se poser des questions à son sujet. Alors c’était vrai, ses visions étaient prémonitoires. La machine était en route, mais elle fonctionnait bien plus vite qu’elle l’imaginait.
Bientôt, si elle faisait confiance à ses songes, elle rencontrerait ce mystérieux Inconnu. Ils se retrouveraient au bord d’une falaise, et elle lui présenterait ce bijou. Dès lors, le jeune homme en question semblerait perdre son sang-froid. Qui était la personne allongée sous ses yeux à présent ? À qui appartenait le fameux Médaillon ? Qui était l’Inconnu ? Avait-il un lien avec le défunt ? Pourquoi avait-elle des visions sur ces éléments ?
— Je ne vois vraiment pas l’importance que cela pourrait avoir, marmonna-t-elle, encore hébétée.
Elle réalisa que ses amis étaient déjà retournés au camp. Elle les rejoignit alors, s’installa calmement à côté du feu que Kaël avait allumé, et fit mine de ne pas paraître troublée du tout. Elle se massa les tempes et se sentait épuisée. Le souvenir de ses visions lui revint à l’esprit. Passé, présent, futur : tout se confondait dans sa tête. Il était très difficile pour elle de s’acclimater à ces songes impromptus : entre ceux provoqués par l’Anneau, et ceux qui l’envahissaient sans prévenir, sans aucune raison.
Soudain, sa vue se troubla, sa gorge se noua péniblement, sa poitrine se contracta, son sang s’agglutina dans sa tête et dans ses yeux. Elle eut affreusement mal. Puis, sans crier gare, des larmes écarlates glissèrent lentement sur ses joues. Kaël s’assit à ses côtés et la serra contre lui.
— Tu es fatiguée, murmura-t-il à l’oreille de sa précieuse amie. Ce voyage est très éprouvant, et il n’est pas encore terminé. Tiens bon. Tu devrais retirer l’Anneau et dormir un peu. Je peux le garder quelques heures si tu veux.
Lily n’eut pas besoin de se faire prier une deuxième fois. Épuisée, elle suivit les conseils de son ami et s’assoupit avant même que sa tête eût touché le sol.

Lieu inconnu, Zénith.
Dimanche 26 août 2012
12 h.

Le soleil était haut dans le ciel. Il brûlait ses épaules blanches comme la craie. Ils gravirent la raide pente et furent rapidement à mi-chemin. Malgré tout, c’était plus long que ce qu’ils avaient imaginé.
Il leur restait une cinquantaine de mètres avant de dépasser le col et trouver le fameux Arbre Noir. Juste derrière, ils devraient apercevoir un immense cimetière dans un cratère.
— Où est le Trésor exactement ? demanda Kaël d’un ton désinvolte.
— Dans une crypte au centre.
L’Elfe ne semblait pas convaincu. D’un air farouche, on l’entendit marmonner :
— C’est trop facile…
Quelques minutes plus tard, ils atteignirent enfin le col. La vue depuis tout là-haut était splendide : on apercevait à l’est, derrière eux, l’étendue des marais blanchâtres et la végétation étouffante. Des murs de roche encerclaient le domaine. La poitrine de Lily se contracta péniblement en songeant qu’ils devraient faire le chemin inverse, et affronter de nouveau les épreuves qu’ils avaient subies. Marius, visiblement pressé, les devança. Il se figea immédiatement et bloqua le passage.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Il ne répondait pas. Curieuse, Aurora le poussa légèrement pour voir de ses propres yeux la cause de sa stupéfaction. Elle se raidit aussitôt, sous le choc.
— Qu’est-ce que vous avez tous les deux à… oh ! s’exclama Lixi. C’est…
— Terrifiant, termina Kaël.
Ce n’était pas un cimetière qui se trouvait dans le cratère, mais un lac de sang !
— Je ne comprends pas ! Éléna m’a pourtant assuré que le Sablier reposait dans une crypte ! Jeanne l’a caché ici ! Elle me l’a certifié !
Affolée, Aurora prit sa tête entre les mains, s’efforçant de se rappeler ce que la Reine lui avait confié quelques jours plus tôt.
— Mais où se trouve-t-il, dans ce cas ? s’alarma Kaël, qui n’en revenait toujours pas.
Lily réfléchit à toute vitesse. Un immense arbre noir au tronc démesuré, et aux branches épaisses, trônait devant un gigantesque lac écarlate, encerclé par des rochers recouverts de végétation. Les arbres d’un vert vif contrastaient avec le rouge éclatant de l’eau.
— Mes visions ! s’écria-t-elle. Les visions qui me sont apparues lorsque j’ai mis l’Anneau avec toi, Kaël, aux falaises !
Ses amis se retournèrent vivement et la dévisagèrent, circonspects.
— Dans mes visions, je… je nage dans un lac… un lac de sang… Cela signifie que…
Silence.
Ils la fixaient avec des yeux exorbités à présent, incrédules.
— Le Trésor doit se trouver dans le lac ! s’écria-t-elle, les idées de plus en plus claires. Oui, c’est ça ! Je dois aller le chercher dans l’eau… ou dans le sang !
Là, un frisson douloureux galopa le long de son échine et sa gorge se serra. Elle ne parvint plus à respirer pendant un bref instant.
— Lily, tu deviens folle ! Tu hallucines ! Où vois-tu un lac de sang ?
Aurora dévisagea la princesse, perplexe. La prenait-elle pour une idiote ?
— Je vois un champ de ronces dans un cratère ! affirma Lixi, parfaitement sûre d’elle.
— Quoi ?
— Vous êtes malades ! rétorqua Kaël. Je vois un désert, des dunes !
Les deux jeunes Elfes et l’Héliogicienne se tournèrent alors vers Marius, attendant qu’il se confiât lui aussi. Mais celui-ci se contenta de déclarer d’une voix sans timbre :
— Je pense que le cratère se remplit de nos plus profondes peurs.
Ils se figèrent instantanément, réfléchissant à la matérialisation de leur phobie, et tentèrent de les interpréter.
— Le sang, dit Lily. J’ai toujours eu une peur bleue du sang, et de l’eau… Pendant très longtemps, je n’ai pas su nager. Je vais ainsi devoir le faire dans un lac de sang.
Elle se tourna vers Kaël et lui confia :
— Tu vois un désert. Peut-être cela est-il le symbole de la solitude… ? Et… et Jeanne a vu un cimetière… Peut-être était-elle hantée par la peur de mourir ? Elle a ainsi déposé le Sablier dans une crypte… Et toi, Lixi… des ronces…
— La prison, coupa-t-elle. La hantise de perdre ma liberté.
Marius, quant à lui, se mura dans un silence mortuaire. Ses trois camarades le dévisageaient, attendant qu’il leur révélât ce qu’il voyait.
— Marius ?
L’Ombre baissa la tête pendant un bref instant, puis la releva, fixant son regard plus sombre que la nuit sur le cratère.
— Le néant. Je ne vois rien, seulement un trou noir, un gouffre sans fond, confia-t-il d’une voix étouffée. Ma plus grande terreur est de ne jamais mourir, et de me perdre dans un vide intersidéral et infini lorsque cette planète mourra comme toutes les autres… et cela pour l’éternité.
L’instant d’après, il emboîtait le pas et se dirigeait vers l’arbre vertigineux. Lily, Kaël et Lixi le suivirent alors, troublés par leurs hallucinations respectives. Ils contournèrent l’immense Arbre Noir jusqu’à atteindre le bord du cratère. Lily empoigna instinctivement son Anneau à l’approche du fameux lac.
Elle était postée sur un rocher haut de quelques mètres. Pour pénétrer dans l’eau, elle devait sauter et chercher à tâtons le Sablier. Cette tâche s’avérait d’autant plus difficile que l’odeur âcre et amère du sang agrippait fortement ses narines. La soif la rongeait, l’obsédait ; et cette couleur rouge, si vive, agressait ses yeux. À la vue de ces eaux écarlates, des souvenirs cauchemardesques resurgirent. Elle ferma les yeux un instant, retenant son souffle, la gorge sèche.
Elle revit du sang couler entre ses doigts alors qu’elle tenait encore fermement le manche d’une dague enfoncée dans les entrailles d’un inconnu. Elle sentait cette odeur nauséabonde, cette chaleur sur ses doigts, et ce goût amer qui persistait dans sa bouche. Sa tête et son corps désiraient ardemment faire demi-tour, et fuir ce lac abominable. Malheureusement, elle était contrainte et forcée de se surpasser, de combattre ses plus grandes peurs, et de se jeter à l’eau.
— Es-tu prête ? lança Marius avec enthousiasme.
Un violent frisson agressa la peau de Lily. L’angoisse était si intense qu’une envie fulgurante de vomir lui soulevait les viscères. Elle décida à cet instant de prendre son courage à deux mains : peu importe ce qui se passerait ensuite, elle devait le faire. Elle se tourna vers ses fidèles amis et déclara :
— J’ignore pour combien de temps j’en aurai. Quoi qu’il arrive, restez ici, attendez-moi. Le seul danger qui me menace est ma propre peur. Mais tout ira bien…
Sa tâche s’avèrerait plus délicate qu’escomptée. De manière imprévisible, Aurora caressa son Trésor, fit le saut de l’ange et se laissa inéluctablement attirée par les eaux sanguinolentes. Sa tête pénétra la surface la première. Dès cet instant, le sang inonda ses narines, effleura ses tympans et irrita ses yeux. Ce fluide étrange était moins souple que l’eau, plus chaud et poisseux. L’odeur était insoutenable. Elle se mit rapidement à actionner ses membres afin de brasser ce fluide épais avant de revenir à la surface. Lorsqu’elle tourna la tête pour vérifier que ses amis étaient toujours là à attendre au bord du rocher, elle constata avec effroi qu’il n’y avait plus personne. Elle était seule. Ce devait être une illusion. Paniquée, la cadence de ses mouvements respiratoires s’accéléra progressivement. Sa gorge se resserra, ses membres s’engourdirent et ses viscères se contractèrent douloureusement.
— Calme-toi ! Calme-toi ! CALME-TOI ! s’ordonna-t-elle.
Elle s’efforçait de ne pas réaliser l’endroit où elle se trouvait. Alors qu’elle tentait de se calmer par tous les moyens, effectuant des mouvements réguliers avec ses membres de manière à ne pas s’engouffrer dans ce fluide épouvantable, elle réfléchissait au lieu où pouvait se cacher le Sablier.
À cet instant, une chaleur enivrante l’inonda délicieusement et l’apaisa. Elle se sentit mystérieusement attirée par quelque chose, comme un aimant. Ce devait être l’attraction exercée par le Sablier ! Elle prit alors la même direction que lui indiquait son instinct. Chaque mouvement était une épreuve, chaque vaguelette irritait son corps et la révulsait. Le souvenir de ses cauchemars restait imprimé dans sa mémoire. Il était impossible de s’en défaire. Elle inspirait, brassait le sang épais avec ses mains, et expirait. Elle réitérait ces gestes mécaniques pendant un temps qui lui semblait durer une éternité…

Bientôt, elle entendit le bruit d’une cascade. Elle releva la tête et constata qu’elle était totalement seule au cœur d’un lac de sang. Mais, à une dizaine de mètres, une gigantesque cascade rougeoyante chutait affreusement. Guidée par son Anneau, l’Héliogicienne poursuivit sa course, imperturbable, jusqu’à se retrouver au niveau de la cascade sanguinolente. Là, elle ferma les yeux, retint son souffle, et la traversa. Elle les rouvrit ensuite. Lily se trouvait désormais dans une vaste caverne faiblement éclairée par une ouverture au plafond. La température avait chuté, l’atmosphère était devenue étouffante, et l’odeur de sang séché sur les parois était abominable. Elle perçut au loin une plateforme accidentée. Bientôt, elle eut pied et marcha péniblement, luttant contre les eaux poisseuses qui lui résistaient.
Enfin libérée de ces eaux, Lily essora ses longs cheveux déjà écarlates et récupéra doucement son souffle. Les idées éclaircies, elle contempla silencieusement ce lieu étrange, et lugubre. Une brise glacée agressa subitement sa peau. La peur était insoutenable. Elle était à deux doigts de s’écrouler et de hurler en espérant que quelqu’un accourût et lui vînt en aide. Elle s’avança alors, plaça un pied devant l’autre, lentement. Ce silence obsédant résonnait en elle et faisait vibrer son corps tout entier.
— Lily !
— AH ! s’écria-t-elle, abasourdie.
Aurora se pétrifia, figée par l’effroi. Une petite voix d’enfant avait résonné dans la caverne. Morte d’anxiété, aucun son ne parvint à faire frémir ses cordes vocales. Elle était muette.
— Lily ! répéta cette voix sinistre et familière.
L’intéressée se retourna lentement, le front perlant de sueur et de sang. Dès l’instant où son regard apeuré se posa sur sa cible, ses jambes cédèrent : elle s’agenouilla. Son visage était à la hauteur du petit garçon planté devant elle. C’était exactement le même enfant qu’elle avait aperçu dans les marais l’autre jour. Il s’était présenté comme son grand frère, bien qu’il eût semblé avoir cinq ans à peine. Son beau visage de chérubin était déformé par le chagrin, comme si on venait de le punir sévèrement, et ses yeux d’un vert vif étaient noyés dans les larmes. L’apparition d’Aaron se jeta dans les bras de sa petite sœur, et marmonna des choses incompréhensibles.
Quand soudain, une connexion s’établit entre elle et le garçon. Une chaleur enivrante naquit dans sa nuque, s’insinua progressivement dans ses artères et excita ses cellules. Mieux encore : quelques contractions firent battre son cœur, furtivement. Ces sensations furent exaltantes, vivifiantes. Le garçon se blottit contre elle, et Lily sentit un objet brûlant pressé contre sa poitrine. Elle écarta le fantôme d’elle, délicatement, de peur qu’il s’évaporât, et remarqua avec réjouissance que ce mystérieux enfant portait une chaîne en or.
Un pendentif en forme de sablier scintillait. De fines pépites d’or s’écoulaient indéfiniment à l’intérieur. On ignorait d’où elles provenaient et où elles disparaissaient. Ébahie, Lily tint précieusement le Trésor entre ses doigts et l’observa avec avidité. Elle le dévora des yeux. Le bijou était d’une finesse incroyable. Elle parcourut de son index chaque contour délicat du bijou, et n’en omit aucun, tandis que l’enfant esquissait un timide sourire. Ses yeux brillaient de mille feux. On aurait dit un ange.
Mais, à l’instant où la main de Lily se refermait sur le précieux bijou et commençait à le retirer du cou fin du garçon, celui-ci empoigna vivement son bras et le serra d’une force inappropriée pour son jeune âge. Son visage angélique se déforma. Son sourire s’évanouit, devint lugubre, malveillant et dérangeant. Ses prunelles, autrefois pétillantes, devinrent ternes et malicieuses.
— Si tu le prends avec toi, je disparaîtrai et tu ne me reverras plus jamais ! menaça le garçon d’un ton haineux.
Son rugissement avait résonné intensément. L’écho étrange s’amplifiait et devenait aussi fort et dérangeant que les hurlements des marais. Sous le choc, Lily se pétrifia, effrayée par le petit monstre qui plantait vicieusement ses ongles dans sa peau. Elle dut faire un effort considérable pour se libérer de sa douloureuse étreinte, retirer la chaîne de son cou sans encombre, ignorer ses cris déchirants, ses gémissements démentiels, et ses larmes amères. Même si elle était consciente qu’il n’était pas réel et qu’il était là pour l’empêcher de réussir sa mission, une partie d’elle souffrait le martyre et se laissait berner par ces illusions cauchemardesques. Le garçon, qu’elle ne reconnaissait plus à présent, devenait de plus en plus hargneux, capricieux, et monstrueux. Lily dut mobiliser toutes ses forces pour arracher sauvagement le Trésor de ses mains glacées. Il gémit, pleura, hurla, la provoquant de plus belle.
— Arrête ! ARRÊTE ! hurla-t-elle, au bord des larmes et ravagée par l’angoisse. S’il te plaît, je t’en supplie, cesse de m’infliger ÇA !
— Lily, ma chère sœur, ma seule famille ! Ne me laisse pas… Par pitié, je suis enfermé dans cette caverne depuis si longtemps… Je ne suis pas MORT ! Les Ombres m’ont dérobé et m’ont enfermé ici après être arrivés sur Zénith lorsque Sian a tenté de me tuer ! Je ne peux pas vieillir ici, c’est pourquoi je semble avoir le même âge. J’ai attendu, attendu chaque seconde pendant vingt ans ! Je t’aime. Ne m’abandonne pas, par pitié…
Elle se pétrifia, complètement effarée.
— Je suis si heureux que tu m’aies enfin retrouvé, insista-t-il. Ta mission t’a menée jusqu’à moi. Je suis si heureux de savoir que je ne serai plus jamais seul ! Cela a été si dur d’être enfermé ici, pendant si longtemps… Un cauchemar. UN CAUCHEMAR, tu entends ?
Un bref silence envahit la caverne. Pendant un court instant, seul le bruit régulier des gouttes de sang tombant dans une flaque résonnait sinistrement.
— À ton avis, pourquoi hanterais-je toutes tes pensées ? Pourquoi serais-tu aussi attachée à moi bien que l’absence de notre père ne t’ait jamais véritablement affectée ? lança-t-il, les yeux plissés. Pourquoi penses-tu à moi chaque matin quand tu te réveilles ? Pourquoi… es-tu aussi obsédée par moi ? Penses-y un peu.
Lily réfléchit à toute vitesse, elle ne voyait pas où l’enfant voulait en venir. Une chose était certaine, il commençait sérieusement à l’effrayer. Pire encore : à la faire douter.
— Et bien moi je vais te dire pourquoi, persiffla-t-il. Parce que depuis vingt années où tu m’as cru mort, j’étais et je suis en réalité bien vivant. Les Ombres m’ont enfermé quelque temps après mon arrivée sur Zénith. C’est pourquoi j’ai su ton existence et j’ai pu apprendre à m’exprimer non plus comme un enfant de cinq ans. Les Ombres m’ont élevé.
Et s’il n’avait pas tort ? Cette idée, cette simple idée que son frère fût toujours en vie s’insinuait malicieusement dans son esprit, diffusait, prenait racine, l’inondait et la ravageait. Tout ce qu’avait dit l’enfant tenait la route. Pourquoi était-elle si obsédée par son frère si ce n’était parce que, peut-être, au fond d’elle, elle avait toujours su qu’il était encore en vie ? Un flot de larmes écarlates jaillit.
— C’est impossible, Aaron ! Tu es mort ! Tu n’aurais pas pu survivre ici. Et pourquoi sembles-tu avoir encore cinq ans après toutes ces années ?
— Le Trésor m’a maintenu en vie, objecta l’enfant du tac au tac. Tu remarqueras aussi que cet endroit a quelque chose de spécial… Je n’ai pas vieilli, je suis figé dans ce corps dès lors que l’on m’a emmené ici.
Son regard témoignait d’une intelligence inappropriée pour son âge. Sa perspicacité était presque dérangeante.
— Comment aurais-tu pu te retrouver ici alors que personne n’y a mis les pieds à l’exception de Jeanne Aurora un millénaire plus tôt ?
L’enfant ne répondit pas. Lily détecta une faille dans son raisonnement.
— Non, non, non. C’est un piège, affirma-t-elle. Ce n’est pas pour rien que cet endroit matérialise mes peurs ! ARRÊTE ! Tu n’es pas mon FRÈRE ! Tu MENS ! Tu me MANIPULES ! Tu n’existes PAS ! Chaque mot que tu prononces n’est que MENSONGE ! C’est totalement INSENSÉ ! LÂCHE-MOI MAINTENANT !
Le petit garçon sembla choqué. Sa petite bouche était entre-ouverte, ses yeux étaient ronds et brillants. Il pleura. Lily ne savait plus où se mettre. Bouleversée, elle ne put s’empêcher de l’enlacer afin de tenter de le réconforter.
— Pardonne-moi… Tu me brises le cœur, c’est si dur…
— Lily, l’implora-t-il, jouant la carte des sentiments. Par pitié…
Et si c’était bien lui ? Elle devait choisir.
Effondrée, Aurora repoussa l’enfant qui s’accrochait désespérément à son bras, tentant de la retenir ici. Le cœur brisé, elle se retourna et s’éloigna de ce fantôme épouvantable.
— LILY ! NON !
Ce fut le cœur en miette qu’elle plongea dans le sang, traversa la cascade larmoyante, et tenta en vain d’ignorer les hurlements abominables de l’enfant abandonné, le Sablier dans la main. Le visage de son frère la hantait, l’obsédait. Ses larmes, ses cris, et l’expression torturée de son visage lorsqu’elle l’avait abandonné.
Plus elle s’éloignait de la cascade, plus ses muscles se détendaient. Elle ne put s’empêcher de penser qu’il avait peut-être eu raison, et qu’il était effectivement encore en vie. Si c’était le cas, le fait de l’abandonner aurait été un acte monstrueux. Mais c’était terminé, se rassura-t-elle. Cela n’avait été qu’une illusion. Elle tenait fermement le Sablier dans la main droite, soulagée d’avoir réussi sa mission. Elle s’étonna elle-même d’y être parvenue. Peu à peu, la cadence de sa respiration se régularisa, lentement. Le chemin du retour semblait moins long.

Bientôt, au Crépuscule, elle atteignit le grand rocher. Lily inspira vigoureusement et le grimpa. Plus elle s’approchait, plus la silhouette de Marius apparaissait, penchée vers le vide.
Elle pouvait à présent apercevoir le sourire de l’Ombre et son regard curieusement vitreux…

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