FRONTIERE DE GOBI-ALTAÏ, MONGOLIE, 23 MAI 2062

Cela faisait cinq jours qu’ils avaient dû essuyer un raid d’une cinquantaine de civils chinois, armés de mitrailleuses et de ViveFeu. Le lieutenant Mihael Dasrow était au sommet de l’une des trois tours de garde –celle au centre– équipé d’un sniper. Il faisait chaud et sec, plus de trente-cinq degrés Celsius selon lui. De la sueur glissait le long de son visage et tombait goûte par goûte une fois arrivée au menton. Dasrow observait une plaine jaunâtre et aride qui s’étendait au loin. Personne ne savait quand les chinois allaient attaquer à nouveau. Sur deux mois, ils avaient subi quatre raids. Et sur ces quatre raids, il n’y avait aucun soldat lynxien. C’était bizarre. Le lieutenant pensait au départ qu’il s’agissait d’attaques suicidaires des villageois chinois mais ce n’était visiblement pas le cas, comme l’avait confirmé le « faucon fou », le capitaine Askalonn Naïkov, après avoir interrogé un prisonnier qui s’était donné la mort quelques temps après. Un prisonnier mentalement brisé.
Un surnom qu’il portait bien, d’après Dasrow. Après tout, c’était un Reizenbarn, il était donc normal que sa logique ne corresponde pas aux normes humaines. D’étranges créatures, ces Reizenbarn… Il s’agissait d’une race étant apparue en Amazonie peu après le début du règne des Lynx. Mi-homme mi-rapace, généralement plus grand qu’un humain de taille moyenne. Beaucoup de mystères entouraient les Nouvelles Races mais le lieutenant ne s’en préoccupait pas tellement. De toute façon, il cessait de relativiser après l’apparition de l’Ésotérisme. Le monde est devenu complètement barge, pensa-t-il alors qui observait les horizons à travers la lunette de son sniper.
Soudain, il vit un flash bleuté au loin. Il baissa son fusil et regarda la plaine en plissant les yeux. Il lâcha un gros soupir en se grattant ses courts cheveux grisonnants, dû aux batailles, qu’il arborait. Il donna l’ordre aux deux soldats l’accompagnant, dont les uniformes étaient d’un vert très foncé caractéristique de l’Eastern Ten & Jack, de faire sonner la cloche de la tour de garde. Un nouveau raid. Et ils venaient avec des chars d’assaut blancs, aux canons rectangulaires crachant des boules de feu violacées explosant au moindre impact. Ils venaient avec du ViveFeu.
-Encore des civils… Avec des putains de canons à mauve, cracha le lieutenant Dasrow. Messieurs, restez ici et tirez dès qu’ils seront à portée. Moi, je vais descendre et assister le commandant Jyrras à établir les protections contre le ViveFeu.
-À vos ordres, sergent !
Les deux soldats firent un salut au lieutenant et celui-ci s’empressa de descendre les escaliers de la tour. Il sauta quelques marches pour aller plus vite, manquant presque de tomber à cause de la masse du fusil qu’il portait sur son dos.
Une fois arrivé à la base de la vigie, Dasrow se trouvait dans une tranchée, chemin conduisant aux deux autres tours de garde. Ils étaient assez bien protégés contre les projectiles de base –les armes à feu, entre autre– grâce aux murs de fer longeant l’extrémité externe de l’allée. Il y avait juste un léger espace entre le sol et le mur, de manière à pouvoir tirer sur les ennemis.
Dasrow continua son chemin et arriva à un croisement. Il tourna à droite et vit une sorte de bunker où une plaque dorée indiquait « Commandant Albert Jyrras – Archimage Alpha ». Le lieutenant observa l’écriteau et haussa les sourcils. Il a finalement assez de puissance pour être un Archimage, se dit-il. De toute façon, selon Dasrow, il méritait amplement ce grade. Il ne connaissant pas grand-chose en magie, étant donné qu’il était un non-mage, mais il savait comment fonctionnait le système hiérarchique des Ésotériciens. Un mage obtenait directement le rang d’Alpha, peu importe sa puissance ou son aura. Après, selon les équations d’Unomana –une scientifique japonaise spécialisée dans l’étude des auras– ce dernier était promu successivement aux rangs Bêta, Delta, Epsilon et finalement Oméga, par rapport à la croissance de ses pouvoirs.
Dans le cas du commandant Jyrras, il avait dépassé le grade de Mage Oméga. Il était donc devenu un Archimage. Et le même système recommençait, jusqu’à obtenir le plus haut grade existant : Archimage Oméga. Mais les critères pour obtenir ce rang étaient bien trop élevés pour le commun des mortels. Cependant, cela n’empêchait pas à quelques quarts-de-dieux d’exister, tels les Généraux lynxiens ou les Blood Warlock. Même le souverain Feliks pouvait être considéré comme un monstre de magie, bien qu’il n’ait pas encore atteint le plus haut grade.
Un coup de cloche résonna à nouveau, ce qui sortit Dasrow de ses réflexions « Ésotérique ». Il s’empressa de frapper à la porte du bunker et entra quelques secondes après.
L’intérieur était assez rudimentaire : un endroit froid et sombre, illuminé seulement par quelques bougies. Sur les murs, il y avait différentes armes comme des épées, des revolvers ou encore des hallebardes. Au centre de la pièce, il y avait une table en métal où se trouvait un grand nombre de cartes et d’autres documents. Et debout en face de celle-ci, il y avait un homme. Assez petit, le crâne rasé et arborant fièrement une moustache blanche bien garnie. Le commandant Albert Jyrras venait de fêter son cinquante-cinquième anniversaire. Enfin, fêter est un grand mot, car en « temps de guerre », on ne pouvait pas se permettre une telle distraction. Le lieutenant Dasrow salua respectueusement son supérieur.
-Monsieur, ils sont encore revenus, dit-il. Mais cette fois, ils possèdent trois chars d’assaut, équipés de canons à ViveFeu.
Jyrras soupira. Il en avait marre de ce qui commençait à devenir une routine. En fait, ce n’était même pas une guerre. C’était juste une extermination de civils s’approchant trop près de la frontière jackienne. Des civils enragés et assoiffés de sang, certes, mais ce n’étaient tout de même pas des soldats à la solde de l’ex-empereur Ki Su.
-Très bien. Je vais faire les préparatifs pour l’activation des boucliers de la tour du Nord. Toi, tu t’occuperas de la tour du Centre. Maintenant il…
Un bruit sourd suivit d’un grognement coupa la parole du commandant. Quelqu’un venait d’entrer dans le bunker et se cogna la tête contre le plafond, situé à plus de deux mètres du sol. Dasrow n’eût aucunement besoin de se retourner pour savoir qu’il s’agissait du capitaine Askalonn Naïkov, le seul homme-faucon de la Garde Frontalière.
Jyrras observa le nouvel arrivant, qui devait se baisser pour ne pas se cogner à nouveau. Même si Naïkov était dans l’armée jackienne depuis bientôt cinq ans, le commandant était toujours un peu surpris quand il le voyait. Après tout, il était imposant et impressionnant. Son visage était celui d’un rapace au plumage noir et ses yeux jaunes vifs transperçaient l’âme de tous ceux qu’il fixait. Feliks avait même fait un uniforme sur mesure pour lui et il portait les couleurs jackiennes avec fierté, du haut de ses deux mètres quarante. On pouvait remarquer deux moignons sur son dos, endroit où se trouvaient ses ailes, avant qu’on les lui arrache. Tout son corps était recouvert de plumes noirs aux reflets bleutés et les seuls attraits humains du Reizenbarn, hormis sa physiologie, étaient ses mains. Même si elles étaient recouverte de corne et que de longues griffes acérées prolongeaient ses doigts. Il souffla et se massa la tête.
-Bordel, vous n’savez pas agrandir ? râla le Reizenbarn. M’enfin bref, capitaine Askalonn Naïkov au rapport. Ils ont trois chars et deux bonnes centaines d’hommes à pied. Ça risque d’être un peu plus tendu, cette fois-ci.
-J’étais déjà au courant pour le ViveFeu, dit le commandant en ignorant la remarque de Naïkov. Cependant, je ne m’attendais pas à ce qu’ils viennent si nombreux. Toujours des civils ?
-Ouais, mais pas que ça…
L’homme-faucon laissa planer un court silence et pris un visage sérieux. Il fixa son commandant dans les yeux.
-Cette fois, on a deux mages assez costauds sur les bras. Si j’ai pu sentir leur aura d’ici, cela veut dire qu’ils ont, au minimum, le niveau d’un Mage Epsilon. Et vu les compétences Ésotériques de la Garde Frontalière, on est pas mal dans la merde.
Dasrow serra le poing. Cette fois-ci, il n’allait pas pouvoir se risquer d’être aux premiers rangs et ça l’énervait. Il ne pouvait pas se permettre de faire les mêmes choses qu’Askalonn. Tout d’abord, c’était un non-mage, contrairement au Reizenbarn qui était un Mage Delta. Deuxièmement, il devait absolument rester en vie. Il ne pouvait pas se permettre d’être imprudent. Et ce, pour sa femme et sa fille, restées à l’intérieur des remparts de Castle Felrya.
-Commandant, continua le capitaine Naïkov, seuls vous et moi pouvons gérer ces deux mages bridés. Nous sommes les seuls à avoir le niveau pour rivaliser avec eux. Et même moi, je risque d’en chier pas mal si on n’m’aide pas.
-Si je peux me permettre, commandant, intervint le lieutenant, il me semble qu’il y ait quelques mages de notre côté. Bien sûr, ils ne sont pas aussi talentueux que vous, mais peut-être serait-il judicieux de les emmener avec vous ?
Le commandant considéra la proposition de son subalterne. S’il y avait vraiment deux mages de niveau Epsilon, il serait idiot de vouloir s’en occuper seul. Lui pouvait s’en sortir avec deux ou trois blessures, mais pas Naïkov. L’homme-faucon pourrait, bien sûr, vaincre l’ennemi s’il utilise le maximum de ses capacités mais il était impossible qu’il s’en sorte indemne.
-Très bien. Nous ferons deux groupes, il est hors de question d’y aller sans aides supplémentaires, décida Jyrras. J’irai au nord et le capitaine Naïkov au sud. Combien de gars avons-nous à notre disposition ?
-Vingt-huit, monsieur, répondit Askalonn d’un ton las. Seize Alpha et douze Bêta.
-Seulement ? s’indigna Dasrow.
Le capitaine Naïkov regarda le lieutenant en haussant un sourcil, surpris de sa réaction.
-Oui. Nous pourrions en avoir d’avantage si nous faisons une demande à Castle Felrya, mais ils n’arriveront pas à temps. D’ailleurs, dit le Reizenbarn en se tournant vers Jyrras, faudrait bien qu’on s’bouge un peu. Commandant, je suppose que vous allez, encore une fois, nous faire l’honneur d’une petite démonstration de vos capacités !
Le vieil homme eût un rictus. Une démonstration ? C’était bien plus que ça. Au vu de ce qui arrivait, il allait devoir faire preuve d’une grande concentration pour mettre en place le champ de bataille. « Black Jungle» était le nom que l’homme-faucon avait donné à ce sort.
-Oh, n’oubliez pas de laisser le sommet dégagé, précisa le capitaine Naïkov en pointant son doigt vers le ciel avant de se diriger vers la porte. La pluie tombera, ce soir.
Le Reizenbarn quitta le bunker. Si la pluie allait tomber, c’était un bon signe. Cela voulait dire que Naïkov ne prenait pas cette opération à la légère. Le lieutenant Dasrow connaissait un peu les coutumes des hommes-faucons, vu que ce dernier lui en avait parlé il y a quelques années. La plus grande particularité de cette race, et la plus connue, était que chaque individu de son espèce maîtrisait l’eau. C’était comme leur signature. Et faire tomber la pluie signifiait qu’il allait avoir une vue globale du champ de bataille, en ressentant les échos créés par l’impact des gouttes. Une autre faculté qui était propre aux Reizenbarns.
-Lieutenant Mihael Dasrow, s’exclama Jyrras. Vous serez au sommet de la Tour du Centre, prêt à faire feu sur tout ennemi.
Il fût étonné. Pour quelle raison le commandant ne lui ordonnait pas de se rendre sur le champ de bataille, avec eux ? Car, en plus des deux mages, il y avait également près de deux cents hommes du côté adverse et il était impossible qu’ils puissent gérer ça à seulement deux bataillons. Remarquant son regard interrogatif, Jyrras s’empressa de lui répondre avec un léger sourire.
-Je ne voudrai pas que Lyla perde son père, et toi ?
-Je… je vous remercie, mon commandant ! dit-il, l’émotion commençant à se faire sentir.

Le capitaine Naïkov s’étira. Rester dans un endroit où il était obligé de se courber lui provoquait des douleurs gênantes dans le dos. Il fît ensuite craquer son cou.
-Après ce raid, je demande à Raïs de me masser, pensa-t-il tout haut, j’en ai bien besoin et je l’aurai bien mérité.
Il ricana juste après. Il savait très bien que le Seigneur-Caporal Raïs n’accepterait jamais une proposition de ce genre. Surtout après le long sermon qu’elle lui avait fait subir pour son « interrogatoire particulier » avec un prisonnier de guerre. De toute façon, elle était apparemment occupée. Des rumeurs circulaient disant que Raïs aidait le Seigneur-Caporal Lovhart et la souveraine Marya à mettre un place un bouclier permettant de tenir les chinois à l’écart pour un long moment. De plus, Naïkov ne l’avait plus vu depuis qu’elle l’avait réprimandé.
-Capitaine Naïkov !
Le Reizenbarn se retourna et vit son supérieur, qui était ridiculement petit par rapport à lui.
-Vous irez au sud. Prenez six Bêta et quatre Alpha avec vous.
-À vos ordres, acquiesça le capitaine. Je suppose que je dois m’occuper de la mise en place du bouclier sud ?
Le commandant fît un léger signe de tête et partit en direction de la tour du Nord. L’homme-faucon le regarda s’éloigner. Ils devaient se dépêcher car un troisième coup de cloche sonna : les chars chinois approchaient. Il sortit un petit bâtonnet de sa poche de veste, pas plus grand qu’une cigarette. Askalonn approcha l’extrémité de la barre métallique près de son bec.
-Avis aux mages, nous allons partir sur le front. Il faut six Bêta et quatre Alpha avec le commandant Jyrras et la même chose au sud avec moi, ordonna-t-il. Les autres Alpha doivent se rendre à la tour du Centre pour prêter main forte au lieutenant Dasrow. Et cette fois, préparez-vous à du vrai combat.
On pouvait entendre dans sa voix qu’il se réjouissait. Et s’il n’avait pas de bec, il aurait un sourire jusqu’aux oreilles. Son instinct le rendait excité rien qu’à penser affronter un mage, alors quand il s’agissait d’en affronter deux –d’un rang plus élevé, en plus– le Reizenbarn était presque en extase. D’ailleurs, cela effrayait les soldats sous ses ordres.
Il se dirigea au sud et marcha vite en direction de la tour du Sud. Au bout de quelques secondes, il arriva au pied de celle-ci. Les manthes –les mages-soldats– étaient déjà là, prêts à partir si on en donnait l’ordre.
-Manthes ! Nous allons devoir être fort cette fois, dit-il d’une voix forte et autoritaire pour que tous puissent l’entendre. Après avoir activé le bouclier anti-ViveFeu, nous allons attendre le signal du commandant Jyrras. Aujourd’hui, nous allons nous battre dans la Black Jungle!
Le bataillon de Naïkov déglutit. Les nouveaux ne savaient pas à quoi s’attendre. Et les anciens, eux, se préparèrent mentalement. Un combat dans cette « jungle » était dangereux, autant pour les ennemis que pour les jackiens.
-Préparez-vous, continua-t-il. Dès que le commandant Jyrras active sa magie, on fonce. Je vais mettre en place le bouclier…
Il s’approcha de la tour et posa ses mains sur la pierre. Il tourna sa tête vers les manthes et leur lança un regard perçant comme il savait si bien le faire.
-…Et que personne n’intervienne.
Une aura rougeâtre l’enveloppa et la bâtisse prit la même couleur. Des hiéroglyphes, certainement égyptiens, inscrits dans un cercle se traçaient entre ses mains et la roche du bâtiment. La lueur qui l’entourait commença à englober la tour du Sud en partant de la base. Cela prit une vingtaine de seconde pour que la lumière rouge atteigne le sommet. Le capitaine Askalonn laissa tomber ses bras.
-Voilà, normalement le ViveFeu ne pourra rien faire face à ça, souffla-t-il.
Il prît une pause puis se tourna vers son bataillon.
-Maintenant, soyez sur vos gardes. Le signal ne devrait pas tarder…

Le lieutenant Dasrow partit avec le commandant Jyrras vers le nord. Ils marchaient d’un pas vif et coordonné, esquivant les soldats qui se pressaient d’aller à leur poste. Dasrow sortit une enveloppe brune de sa poche et la tendit vers son supérieur, tout en marchant.
-Monsieur, dit-il timidement, pourriez-vous envoyer l’un de vos hiboux spectraux à Castle Felrya ? Je sais que le moment n’est pas le mieux choisis, mais…
-Mais tu voudrais lui envoyer avant le début de la bataille car tu ne sais pas si tu en reviendras vivant, acheva Jyrras.
Le commandant lui rendit un sourire paternel. Cela faisait une éternité qu’ils se connaissaient et s’entendaient très bien. Après tout, ils étaient de la même famille. Le commandant s’arrêta et prit l’enveloppe de Dasrow.
-Je serai un mauvais parrain si je ne pouvais pas rendre ce service à mon filleul, répondit-il de manière rassurante. Dès que j’arrive à la tour du Nord, je crée l’égrégore et je l’envoie de suite chez toi. Ta fille sera certainement heureuse d’entendre tes prouesses à travers la voix d’un grand-duc fantomatique.
Le lieutenant se mit à rire. Jyrras avait la manière de détendre l’atmosphère, même quand une terrible bataille s’annonçait. C’était l’une de ces nombreuses qualités qui faisait de lui un excellent commandant. Dasrow savait que, peu importe la force ou le nombre d’ennemi, il serait toujours là pour défendre ses soldats et tenter du mieux qu’il pourrait de garder un maximum de personne en vie. Par contre, il était un peu plus soucieux pour le bataillon du capitaine Naïkov. Son parrain vit l’inquiétude dans son regard.
-Ne t’en fait pas, rassura-t-il. Askalonn est peut-être sauvage et imprudent, mais je suis sûr qu’il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas un capitaine pour rien.
-Peut-être bien, mais j’ai un mauvais pressentiment…
Le lieutenant était perplexe quant à l’efficacité du Reizenbarn. Le fait d’être imprévisible était l’une de ses principales forces, mais également l’une de ses pires faiblesses. Personne ne pouvait prévoir ses actions, pas même lui. L’homme-faucon agissait généralement en fonction de son instinct animal, ce qui voulait dire qu’il utilisait rarement sa tête.
Dasrow n’eût pas le temps de prolonger sa réflexion : ils étaient arrivés au pied de la tour du Centre. Devant la vigie, les huit mages en uniforme vert foncé étaient prêts à recevoir les ordres du lieutenant. Jyrras, qui se trouvait à côté de lui, fît un salut aux manthes, qui le lui rendit immédiatement. Il se tourna ensuite vers son filleul.
-Eh bien, je vais vous laisser aux commandes ici, lieutenant Dasrow. Vu la situation, je vous octroie le droit d’utiliser le Foudre de Saphir.
Dasrow sourit. Il allait se servir de son invention. Ce n’était pas un mage, mais il savait s’y prendre correctement quand il s’agissait de construire des armes ésotériques. C’était un maître-ingénieur. Et il allait prouver qu’un non-mage était aussi dangereux qu’un Ésotéricien.
-Le Feu par la Foudre, chuchota-t-il.
-Le Feu par la Foudre, lui répondit son parrain sur le même ton.
Le commandant prît ensuite Dasrow dans ses bras et ce dernier lui rendit son étreinte.
-Reviens en vie, Albert.
-Toi aussi, Mihael. Nous festoierons lorsque ce sera terminé.
Jyrras se libéra et fît un dernier salut à son filleul et ses manthes. Finalement, il s’en alla vers la tour du Nord.
-Manthes ! Occupez-vous d’activer le bouclier anti-ViveFeu, ordonna-t-il. Ensuite, rejoignez-moi dans la tour. J’espère que vous êtes bon sur les sorts à distance !
-À vos ordres ! s’exclamèrent-ils en chœurs.
Alors qu’ils s’exécutèrent tous ensemble à la même opération que Naïkov avait réalisé seul sur la tour du Sud, le lieutenant Dasrow monta jusqu’au sommet du bâtiment. Les deux soldats qui avaient sonné la cloche étaient toujours là, avec les lynxiens en vue à travers la lunette de leur arme. Il les salua puis sortit une clé bleu royal de la poche de son pantalon. Il se dirigea ensuite à l’opposé du poste des deux snipers et se pencha vers un grand coffre dont la couleur était similaire à celle de sa clé. L’un des deux tourna la tête en sa direction.
-Monsieur, vous allez… l’utiliser ? demanda-t-il avec hésitation.
Dasrow se retourna et fît un signe de tête affirmatif.
-Exact !
Un bruit sourd, celui d’une serrure que l’on déverrouille, fît écho. Le lieutenant ouvrit alors le coffre lentement et observa son contenu avec béatitude.
-Ça fait un bail, dit-il avec un grand sourire, comme si un enfant venait de recevoir un jouet convoité depuis longtemps.
Il prît délicatement ce qui se trouvait dans la boîte bleue. Un long fusil, presque deux fois plus long qu’un sniper ordinaire. Plus large, aussi. Il y avait trois canons dont les orifices étaient hexagonaux. L’arme était sertie d’une multitude de pierre qui ressemblait fortement à des saphirs, d’où le nom qu’elle portait. Le Foudre de Saphir. Une arme à très longue portée avec une précision exceptionnelle, d’autant plus que son utilisateur était un professionnel dans l’art du tir. La crosse du sniper était plus large et avait une forme telle qu’elle s’emboîtait parfaitement sur l’épaule de Dasrow. La lunette, fabrication du lieutenant, était également améliorée afin d’avoir une vision panoramique et un indicateur de la puissance du vent. Il s’agissait d’une arme très puissante et c’était donc pour cela qu’il fallait l’autorisation du commandant pour qu’il puisse s’en servir.
-Tu vas faire parler de toi, chuchota-t-il à sa création. Aujourd’hui, tu vas défendre les causes du Ten & Jack.

Jyrras sortit un cigare de la poche pectorale de sa veste de commandant où se trouvait la preuve de son appartenance à l’armée jackienne. Son blason représentait l’ombre d’un ocelot avec deux paires d’ailes : l’une d’un oiseau et l’autre d’un dragon. Enfin, ce n’était pas « son » écusson à proprement parler mais plutôt celui de son prédécesseur, le commandant Nathan Dasrow. Il caressa lentement sa poche et se remémora les instants passés avec son vieil ami. Jyrras avait repris le commandement de la Garde Frontalière sur le conseil de Dasrow, peut avant sa mort. Et il lui demanda également de prendre soin de son fils, Mihael. Tu peux être fier, Nath’. Ton gamin est lieutenant maintenant et c’est un excellent ingénieur en scientomagie, dit mentalement l’homme chauve à son défunt camarade.
Il porta ce qu’il appelait son calmant à sa bouche sans pour autant l’allumer. Arrivant finalement au pied de la Tour du Nord, il observa minutieusement son bataillon. L’un de ses soldats captiva son attention et nourrît sa curiosité. Celui-ci était très petit ; un mètre vingt, peut-être trente. Son visage était caché par une capuche correspondant aux couleurs jackiennes. Toutefois, ce qui tracassait Jyrras n’était pas sa petite taille mais l’aura qu’il dégageait. Il s’approcha de lui, enlevant le cigare de sa bouche pour parler.
-Qui es tu, soldat ?
-Manthe Melluh, monsieur. Mage Bêta ! S’exclama-t-il avec une voix enfantine qui n’échappa pas à l’archimage.
-Montre ton visage, ordonna-t-il calmement.
Le petit hésita un instant avant de se plier à la volonté de son supérieur et enleva son couvre-chef. Sous la grande surprise de Jyrras, il découvrît la tête d’une enfant. Mais celle-ci avait quelques particularités qui expliquaient pourquoi elle ne mettait pas son visage à découvert. Elle avait l’apparence d’une jeune fille au sublimes cheveux ondulés écarlate. Ses lèvres possédaient une couleur noire qui semblait naturelle et, si on se concentrait assez, on pouvait distinguer deux petites canines dépassant de sa bouche. Ses oreilles étaient assez spécifiques : plus longues que celles des humains, le bout de ces dernières ressemblaient fortement à des plumes, magnifiquement azurs. Elle fixait le commandant avec de beaux yeux aux iris d’or. Jyrras, stupéfait, mît un certain temps avant de reprendre ses esprits.
-Je n’ai pas souvenir d’avoir une Elphine dans mes rangs, manthe Melluh. Que faites-vous la et… quel âge avez-vous ? Demanda-t-il en fronçant les sourcils, soucieux.
-Seize ans, monsieur ! Répondit-elle en faisant un salut, dévoilant des plumes tout aussi bleues sur ses poignets. J’ai été recueillie par le capitaine Askalonn Naïkov, monsieur !
-Le capitaine Askalonn, ben voyons, soupira l’archimage exaspéré. Et vous dites être une Bêta ? À votre âge ? Je vais devoir vous tester, dans ce cas. Montrez-moi ce que vous savez faire !
L’Elphine eût un petit sourire, comme si elle savait qu’on allait lui demander ça. En un court laps de temps, son corps se vît recouvert par une vague lueur dorée et, peu après, la manthe disparu du champ de vision de Jyrras. Ce dernier ne fût pas pour autant impressionné et bloqua le bras droit de la jeune fille qui était réapparue derrière lui, visant sa nuque.
-Peut mieux faire, souffla le commandant d’un ton provocateur.
Tout à coup, le membre de l’Elphine s’effrita et tomba en une pluie de poussière. Cette sensation prouva à Jyrras qu’elle pouvait contrôler le sable, ce qui n’était pas rare pour quelqu’un de sa race. Melluh se retrouva alors aux pieds du vieux Ésotéricien et, en poussant sur ses bras, propulsa ses jambes au niveau de la tête de son adversaire. Pour surprendre le commandant, un pic rocheux apparût sur son talon gauche. Et ce fût effectivement le cas ; l’archimage, étonné, esquiva de justesse l’attaque du soldat et recula d’un pas.
-C’est mieux fait, dit-il avec satisfaction. Je pense qu’on peut s’arrêter là.
L’enfant-soldat s’inclina respectueusement en direction de son adversaire.
-Veuillez activer le bouclier anti-ViveFeu, continua-t-il. Melluh, quant à vous, venez avec moi.
Elle acquiesça et regarda ses collègues se diriger vers le pied de la Tour du Nord. Ensuite, elle suivît le commandant Jyrras qui s’assît quelques mètres plus loin. Ce dernier alluma finalement son cigare et en tira une grande bouffée, avant d’en recracher toute la fumée qui se dirigea étrangement vers le sol. Au bout de quelques instants, elle prît la forme d’un rapace nocturne translucide assez grand.
-Ceci est un égrégore, expliqua-t-il en prenant l’enveloppe de son filleul. Un messager, dans ce cas-ci. C’est notre monarque, Feliks, qui m’a appris à en créer. Et qui de mieux placé qu’un puissant archimage autrichien pour m’apprendre une magie autrichienne ? Personne.
La jeune Ésotéricienne ne répondit pas. Elle ne savait pas quoi dire, plutôt. Une seule question trottait dans sa tête : pourquoi lui avait-il demandé de le suivre ?
Albert tendît la lettre à l’égrégore semblable à un grand-duc et ce dernier la prît dans son bec. Le vieil homme chuchota quelques mots à son invocation et l’oiseau décolla juste après, dans la direction opposée au futur champ de bataille.
-Je reconnais que vous êtes forte, continua-t-il en observant le rapace partir au loin. Mais je ne comprends pas pourquoi quelqu’un de votre âge se trouve dans la Garde Frontalière.
L’Elphine s’approcha de son supérieur mais resta debout. Elle porta son regard vers le grand-duc fantasmagorique qui n’était presque plus visible, désormais.
-Comme je l’ai dit, c’est grâce au capitaine Naïkov que je suis ici, répondit-elle. Il m’a recueillie alors que j’étais seule lors d’une de ses promenades nocturnes.
Jyrras tiqua. Il n’était pas au courant des escapades du Reizenbarn. Il ne dit rien mais garda en mémoire le fait qu’il allait lui en toucher un mot après cette guérilla.
-En fait, cela m’arrange, acheva-t-elle en s’asseyant. Car je compte m’améliorer et retrouver les traîtres Elphins qui ont exterminé ma famille.
-Connaissez-vous leur noms ? Et savez-vous où sont-ils maintenant ?
-Oui… Jynn et Lemu, du clan Akashi. Par contre, je n’ai aucune idée de leur localisation.
L’archimage frissonna. Rien qu’entendre ces noms l’horrifiait au plus haut point.
-Abandonne c’est idée ! Lâcha-t-il sèchement. C’est bien trop dangereux. Même les suicidaires les évitent !
-Vous les connaissez ? Interrogea-t-elle, perplexe et surprise.
-Oh oui… Les jumeaux Akashi sont des assassins de haut rang. Ce sont deux des dix GuildMasters de Shadeholdt, une guilde de mercenaires spécialisés dans le meurtre. Si jamais ces deux Elphins venaient ici, ils pourraient bien anéantir la Garde Frontalière et Castle Felrya sans problème. Je suis désolé, mais même si vous vous entraînez toute votre vie, je doute que vous ayez une chance face à ces monstres…
Jyrras vît la déception, la colère et la tristesse dans le regard de l’enfant-soldat. Il comprenait son désir de vengeance mais sa personnalité protectrice ne pût lui empêcher de déconseiller à Melluh de se mettre en danger.
-C’est vraiment injuste, souffla-t-elle avec une voix basses et tremblante, les larmes commençant à embuer ses yeux.
Voyant cela, le commandant prît une petite bouffée de son calmant puis se leva. Il regarda la tour et remarqua que le bouclier était presque activé. Il posa sa main sur la tête de la jeune manthe et ébouriffa ses cheveux.
-Mais je connais également des monstres qui pourraient s’occuper de ce problème pour vous, rassura-t-il avec un sourire paternel. J’irai leur transmettre votre requête après notre combat imminent, manthe Melluh. Maintenant, reculez… Je vais incanter la Black Jungle.
L’Elphine essuya ses larmes et considéra son supérieur, le remerciant d’un signe de tête. Elle s’écarta de lui comme il le lui avait ordonné et l’observa. Le capitaine Naïkov lui avait raconté que la magie du commandant de la Garde Frontalière était une belle magie. Une qui était semblable à la maîtrise du sable des personnes de son peuple.
Jyrras écrasa son cigare à peine entamé, joignît ses mains et ferma les yeux.
-Lames d’obsidienne, revivez et sortez de votre prison. Puissiez-vous grandir et vous épanouir…
Un cercle lumineux où était inscrit un heptagramme apparu sous ses pieds. Au fur et à mesure qu’il psalmodiait, d’étranges symboles, similaires à de l’hébreu, se dessinaient au sol. Ceux-ci partaient du centre et, plus ils apparaissaient, quittaient lentement la zone sous le commandant.
-Reformez votre empire. Emparez-vous de ces lieux et faites régner votre suprématie…
À ce mot, une grande aura blanche recouvrît son corps et la terre se mît tout à coup à trembler au même moment. Quelque chose voulait s’échapper de la plaine se défilant à perte de vue.
-Remplissez ces territoires de votre noirceur. Laissez le Soleil contempler votre œuvre et débarrassez-vous des imprudents qui piétinent sur votre domaine. Ainsi, comme je le prie…
Il ouvrît les yeux et sépara ses mains. L’air lui-même vacillait face à la puissance de sa magie. Jyrras s’accroupît, posa son genou gauche et son pouce droit au sol puis lança à forte voix :
-Endless Black Jungle !
La terre gémît, laissant croire que quelque chose voulait sortir. Contemplant le panorama s’offrant à elle, Melluh remarqua un lit de fumée noirâtre qui recouvrait une très large zone. Le crâne du commandant luisait d’une grande quantité de sueur et grimaçait comme s’il était en proie à une soudaine douleur. Puis le terrain aride se fissura au fur et à mesure que le sombre brouillard voyait son volume augmenter. À présent, la petite distinguait des pics noirs sortir de sol, un peu partout. Ils poussaient très vide, prenant rapidement une taille impressionnante. Une véritable jungle de griffes menaçante par leur extrémité tranchante. Elles formaient un gigantesque labyrinthe, séparent la frontière des attaquants chinois. Les lames noires, de plus de dix mètres, semblaient siffler à la moindre brise. Ce rituel portait très bien le nom de « Black Jungle ».
Jyrras s’effondra, une fois le sort terminé. Il était essoufflé, comme s’il avait couru toute la journée sans s’arrêter. Un tel sort lui avait coûté énormément d’énergie et il en était à court.
-Mon commandant ! Paniqua l’Elphine, est-ce que vous allez bien ? Vous n’êtes plus en état de vous battre et…
-Ne vous inquiétez pas, coupa-t-il. Maintenant que le terrain est préparé, nous avons gagné un temps considérable… La nuit tombera bientôt, de toute façon. Mais nous partirons quand même maintenant. Si ce sont encore des civils, alors…
Il considéra Melluh. Elle l’observait avec un regard interrogateur.
-Avez-vous déjà affronté notre ennemi, manthe ?
-Non, monsieur, répondit-elle avec une petite voix en baissant la tête.
-Je m’en doutais, pensa-t-il. Très bien. Alors je vais vous prévenir d’une chose… Ce que vous allez affronter ne sont plus des personnes douées de conscience. Ce ne sont que des machines et je doute qu’ils attendent le lever du jour pour continuer leur route. Voilà pourquoi nous allons partir.
-Mais vous…
-J’aurai le temps de récupérer, ne vous en faite pas, continua le moustachu chauve avec un grand sourire. Vu ce que je viens de faire, ne pensez-vous pas que ce n’est pas quelque chose comme ça qui va me mettre au tapis, si ?
L’enfant-soldat fît un adorable petit rire, qui fût suivi d’un ricanement gras du commandant. Comment une si mignonne petite a-t-elle pu finir ici… Ce monde est vraiment cruel, songea-t-il en reprenant un peu de son sérieux. Il se leva difficilement, aidé par sa subordonnée, et les deux jackiens se dirigèrent vers leur tour, complètement enveloppée par le bouclier anti-ViveFeu.
-Sais-tu à quoi ça sert, ça ? Demanda l’archimage en pointant la vigie du doigt. Ça nous sert à nous protéger de la pire crasse inventée depuis le début du règne lynxien.
-Le… ViveFeu ? hasarda la manthe.
-Le ViveFeu, confirma-t-il. Une explosion d’énergie magique, produisant une flamme violacée. Une flamme qui se propage très bien et, bien sûr, comme si ce n’était pas suffisant, quasi impossible à éteindre. Le plus drôle, avec le ViveFeu, c’est que la seule chose qu’il ne puisse brûler est le bois. Par contre, les êtres vivants, c’est une autre histoire…
L’Elphine déglutît. Les inventions humaines l’avaient toujours horrifiée. Ce qui lui rappela un dicton de son peuple. Les humains ont le don de créer la Mort dans une simple flasque de verre. Et ce qu’avait dît son supérieur ne l’aidait pas à contredire cette idée.
Soudain, au sud, une ligne rouge vînt illuminer le ciel et explosa, laissant tomber une multitude d’étoiles de la même couleur. Ensuite, un autre trait, bleu cette fois-ci et bien plus proche, apparût et fît la même chose que la première lumière.
-Bien, je pense qu’il est temps. Manthes ! Rejoignez-moi. Nous allons démarrer !
Albert Jyrras sortît une sorte de petit revolver de sa poche, visa le ciel et tira. Cette fois-ci, c’était vert.
Il tourna le dos à son bataillon et commença à marcher. Melluh lui emboîtait le pas et avançait à côté de lui tandis que les autres soldats les suivaient de près. Au bout d’à peu près cinq minutes de marche, ils se tinrent à l’orée de la forêt dont les arbres étaient de grands piliers métallique de couleur noir. De longues épées extrêmement aiguisées leur servaient de branches. La Black Jungle était effrayante de loin. Et quand on était à deux pas de celle-ci, c’était pire.

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