Le Noviciat à proprement parlé commença trois semaines jour pour jour après la Pratique. Carol et Kalena avaient eu droit à des cours privés. Elles avaient alors sympathisé avec la Mère Intermédiaire en charge du dortoir des Novices de niveau un : Jane.

Jane était un cas à part. Fille de haut Dignitaire, elle n’avait pas subi les mêmes épreuves que toutes les Novices. Se sachant favorisée, elle faisait depuis tout ce qui était en son pouvoir pour améliorer les conditions de vie des autres pensionnaires du Cloître.
De ce fait, Jane avait eu le droit de suivre les deux dernières de ses protégées, comme bon lui semblait.

Elle était maintenant en charge de leur emploi du temps et de leur donner les cours de prise en charge des jardins. Le mois de juillet touchait à sa fin quand Kalena fêta son anniversaire ;les insectes emplissaient l’air de leur bourdonnement et le parc avait pris de belles couleurs d’été : sa seizième année commençait.

Les cours étaient répartis tout le long de la journée. Une certaine monotonie et les habitudes s’installaient tout doucement. Le passé et les mauvais souvenirs s’estompaient pour ne  plus laisser de place aux bons et à la mémoire de celles qui les avaient quittées. Leurs journées suivaient un rituel ancestral. Tout d’abord une heure de yoga puis le petit déjeuner, le reste de la journée continuait avec de nombreux cours d’anatomie et de médecine traditionnelle ou chinoise et même d’ayurveda.

Après le déjeuner qui se passait toujours en début d’après-midi, les séances au laboratoire commençaient. Rien de comparable avec une Pratique car il s’agissait seulement d’effleurer des boîtes. Cependant les douleurs et les blessures infligées été réelles. Les mains étaient la partie du corps qui souffraient le plus.
Kalena se rappelait sans cesse les mains de la Mère Suprême et comment elles les avaient trouvées vieillies : pas étonnant après des années de maltraitance. Kalena n’était sûre que d’une chose, elle ne finirait pas ainsi même si pour beaucoup c’était une chance d’être la dernière de sa génération.
Si pour d’autres être Mère Suprême était en soi un objectif de carrière, ce n’était pas son cas. Elle voyait plus loin et préférait la mort à cette vie d’hypocrisie et de douleur. Elle voulait autre chose que fêter chaque année dans la liesse populaire la mort de dizaines de jeunes innocentes.

Alors que le mois de septembre embrasait les feuilles du parc et que l’air devenait doux, Kalena Davenport étouffait de plus en plus dans sa vie. Elle disparaissait toutes les fins d’après-midi. Elle allait courir jusqu’à perdre haleine. Sa forme physique ne lui permettait pas de parcourir les douze kilomètres qui faisaient le tour complet du parc mais qu’importait, elle finissait en marchant, savourant le silence absolu et les couleurs changeantes des arbres.

Ce fut à la mi octobre, alors qu’elle avait réussi à parcourir deux tiers du parc d’un bon rythme que les ennuis commencèrent.

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Une Mère Supérieure accompagnée de Jane, l’attend au bas du perron. Kalena n’a rien à faire de la Mère Supérieure, une de plus au milieu d’une ruche pleine de Mères Supérieures voulant devenir Mère Suprême, non, ce qui lui porte souci c’est le teint verdâtre de Jane. Sa douce et gentille Jane, elle ne veux pas qu’elle ait des souci à cause d’elle.  

“D’où venez-vous ?
– Du parc.
– Que faîtes-vous dans le parc à une heure pareille ?
– Je me défoule.
– Jane, c’est donc cela que vous appelez « gestion de la colère » ?
– Oui ma Mère Supérieure.
– Expliquez-moi cela et je vous en prie soyez convaincante car vous connaissez les conséquences si vous avez crée un faux emploi du temps. Vous serez la seule responsable. Nous sommes bien d’accord. Et ce, quel que soit votre ancien nom de famille !”

Bien sûr, il ne pourrait en être autrement. Mademoiselle Davenport est agressive, ce qui diminue ses capacités de concentration et ne lui permet pas d’endurer la Douleur avec le calme et la dignité d’une Novice. Cependant j’ai remarqué qu’elle est très douée en Yoga et que plus ses activités physiques sont nombreuses, variées et axées sur le défoulement plus son niveau de maîtrise de la Douleur augmente. La preuve, depuis que je l’oblige à courir elle a  quasiment la compétence d’une Novice de deuxième année. Il me semble que Kalena Davenport progresse de façon fulgurante et je me demande respectueusement, ma Mère Supérieure, s’il ne vaut mieux pas être à son côté dans cette ascension ?

Je crois que vous avez raison. Cependant je souhaiterais que ces activités concernent tout le dortoir afin que Mademoiselle Davenport puisse toujours avoir sa « famille » autour d’elle. Il me semble que bien trop nombreuses sont celles qui sont déjà tombées. Jane, je vous remercie de m’avoir ainsi éclairée, j’espère que vous aussi Mademoiselle Davenport vous êtes consciente de ma magnanimité ainsi que de ma générosité.

Elle part sans attendre de réponse. Jane a joué sur la facilité qu’a Kalena à maîtriser le Don et a laissé supposer qu’elle serait la prochaine Mère Suprême. Cependant, la Mère Supérieure est apparemment du même avis et n’a, de toute évidence, aucune envie de rentrer en concurrence. En impliquant tout le dortoir, elle menace tacitement les deux jeunes femmes  La tension présente met un moment à se dissiper, les deux jeunes femmes restant là, les bras ballants, à regarder le coucher du soleil.

“Merci Jane.
– Ne me dis pas merci, tu réalises que Kaïla va devoir faire du Yoga et de la course à pied.
– Ne me fais pas rire.”

C’est trop tard, un rire léger et plein d’espoir s’évade du fin fond de leur cœur. Il emplit le silence qu’impose la nuit. Il est généreux et communicatif et lorsque Ethna, Caroll et Kaïla arrivent à leurs côtés afin de les faire taire, elles ne peuvent que les rejoindre dans le délire de la situation envisagée.

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Les jours et les semaines suivants furent occupés à organiser ces fameuses activités physiques pour que toutes puissent participer et qu’aucunes n’abandonnent. L’abandon était synonyme de mort pour Jane et Kalena qui auraient alors dû avouer qu’elles étaient dans la plus totale illégalité ce soir d’octobre.  

Finalement tout le monde fut d’accord pour commencer la journée par une initiation au Yoga, suivi du petit déjeuner, tout naturellement l’entraînement continuait par les cours, mais juste avant le déjeuner une heure de Krav-maga venait se faufiler dans leur emploi du temps. Par la suite les séries au laboratoires occupaient une partie de l’après-midi avant le jogging de douze kilomètre(s) qui clôturait ces journées bien trop remplies.

Le cours de combat à mains nues était le seul à être dispensé par un homme. Un des chauffeurs de navette de livraison et ancien soldat, bien trop content de côtoyer pendant une heure, tous les jours, autant de jolies femmes si cultivées. Cela flattait son ego dévalorisé par un métier répétitif.

Les mois d’hiver se passèrent sans rien changer de cet entraînement qui séance après séance fatiguait  même les plus fortes d’entre elles.

Carol et Kalena faisaient des petits miracles de guérison. Plus aucune maladie du règne végétal ne leur était inconnue et elles commençaient à maîtriser un grand nombre de maladies affectant les humains. Mais leurs plus grands progrès concernaient leur force physique.
Elles étaient toutes devenues des athlètes. Bien sûr Kaïla, son mètre cinquante-deux et ses soixante-dix kilos avaient eu plus de mal que les autres, mais sa force venait de son esprit. Elle aurait pu déplacer des montagnes.
Le yoga et krav-maga voyaient naître un Maître. La course à pied n’avait qu’à bien se tenir. Elle était toujours dernière certes, mais elle courait les douze kilomètres du parcours, tous les jours. Sous la pluie, la neige ou par grand vent, jamais elle ne se plaignait et était toujours souriante.

Elle donnait l’envie à toutes de se surpasser. Même Ethna qui de principe était contre et par conséquent ne souriait jamais, trouvait sa propre volonté dans le courage de Kaïla.

Ce fut avec l’arrivée du Printemps suivant que Jane parla pour la première fois d’évasion. Ses paroles se perdirent dans le parc par un beau dimanche de mai.
Comme tous ce qui est vital, tel  un boomerang, l’idée refit surface.
Carol en reparla une semaine plus tard alors qu’elles étaient toutes sous la douche. Cette fois-là ce fut le silence qui répondit en écho à ses mots. Répondre aurait été trop risqué. Pourtant, il ne fallut que deux jours de plus à Kalena pour revenir à la charge.

Elle avait choisi le parc et la sortie sportive quotidienne pour aborder ce sujet qui semblait brûler tous les esprits et n’osait franchir aucune lèvre. Elles pourraient s’évader et espérer vivre une vie toute simple quelque part sur la planète. Bien sûr l’endroit serait contaminé, mais à cinq tout irait bien puisque seulement deux d’entre elles pouvaient tomber malades, les autres étant des pures.

Elles pourraient après quelques mois, avoir une vie bien à elles. Loin de tout, elles n’auraient plus d’ordre à suivre, plus de hiérarchie à respecter. Elles seraient simplement libres. Ethna était violemment contre. Kaïla trop sage ne trouvait pas la raison ni nécessaire ni suffisante à cette évasion. Carol, Jane et Kalena étaient pour.
Il semblait évident que fonction que vous soyez Pure, et par là même condamnée à une vie de souffrance(s ?), ou que vous soyez Préceptrice votre regard ne se portait pas dans la même direction.

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Les kilomètres défilent, l’allure soutenue vient de l’animation de la discussion. Chacune a un avis, toutes sont d’accord : elles n’ont pas de plan. Toutes sauf Jane. À mi-parcours, elle feint une blessure à la cheville, toutes s’arrêtent.
Elle forment un cercle autour de Jane qui leur explique de continuer à s’affairer autour d’elle.  Pendant ce temps-là, elle leur explique comment sortir de cet endroit. Au bout d’un quart d’heure, la cheville bandée et les esprits troublés, elles se remettent en route. Leur foulée est régulière.

Cette fois-ci, il est évident que chacune a fait son examen de conscience afin de pouvoir répondre à cette simple question : s’évader ou rester ? Peu avant le début du neuvième kilomètre Ethna prend la parole.

“Il me semble irraisonnable de vouloir ne serait-ce que penser à un tel projet. Partir, s’enfuir, baisser ainsi les bras va à l’encontre de tous vos beaux principes de lutte. Lutte contre un régime dont nous ne savons, en réalité pas grand chose, si ce n’est qu’il favorise les forts au détriment des faibles.
– Les forts au détriment des faibles ? interroge Jane le souffle un peu court.
– Oui, et la Nature, elle-même, n’en fait-elle pas autant ?
– Tu ne comprends pas, continua d’insister Jane.
– Je comprends tous vos arguments, mais comme Kaïla j’ai besoin de plus. Donnez-moi une raison. Une seule vraie raison qui me concerne, moi ! Comme si à moi seule je pouvais faire quelque chose. Dites-moi que mon sacrifice ne sera pas vain ? !  Qu’il ne se perdra pas dans cet océan de mort qui nous entoure chaque année au mois de juin. Quelle différence cela fera-t-il que je meurs aujourd’hui ou n’importe quel autre jour ? Quelle différence pour moi simple Préceptrice ?
– Toute la différence.”


La voix de Kalena était grave, puissante, ferme et pourtant à peine audible.

“Toute la différence ? reprend Jane.
– Oui, toute la différence, dit Kalena
– Vraiment ? répond Ethna maintenant dubitative ; elle attend pourtant, imperturbable.
– Oui, vraiment. La différence viendrait du fait que cela serait ton choix et non le leur, continue Kalena
– Enfin, si je vous suis.
– En effet, si, mais la liberté n’est-ce pas d’agir sans entraves. Ne sommes-nous pas contraintes jour après jour à suivre leurs règles. Ne pourrions-nous pour une fois  rêver d’ailleurs ?
Et pour faire quoi, dit Ethna entre deux foulées.
Regarde-nous ! Regarde ce que nous sommes capables de faire, d’endurer, d’organiser alors que nous ne sommes même pas d’accord.  Imagine les possibilités qui s’offriraient à nous si nous étions unies comme une  famille. Comme une tribu où peu importe ton talent ou ton don, seule ta présence serait importante.
– Parce que… tu… tu trouves que je suis importante, interrompt une fois de plus Ethna qui commence à perdre de son assurance.
– Bien sûr ! Tu permets à l’édifice tout entier de tenir. Réfléchis ! Si nous ne formions qu’un seul être, une seule voix, un seul souffle, ce dont nous serions capable. Que veulent-ils en réalité si ce n’est nous affaiblir, nous asservir, nous désunir. Ils se moquent bien de qui nous sommes et de qui nous aime ou de ce que nous voulons. Nous ne sommes pas de simples servantes, ils ont fait de nous des guerrières, continue Kalena qui court toujours à une allure régulière.
– Et si je meurs ?”

La vraie question n’est pas quelle différence cela fera si tu meurs, non la question c’est à qui veux-tu donner ta vie ? La vraie question n’est pas de savoir si tu vas mourir, car nous allons toutes mourir. Non ! la question est à qui veux-tu offrir ta mort ? A une sœur à qui tu as déjà donné toute ta vie, à une amie prête à offrir la sienne pour que tu puisses courir librement. À qui ? Dis-moi qui mérite ce privilège ? Et si tu ne trouves personne à qui offrir ta mort, tu n’as pas le moindre droit à la parole. Ton seul espoir serait que je ne te recroise plus jamais, même si tu es ma sœur et que je donnerais ma vie pour toi.

Le calme n’a jamais quitté Kalena. Sa voix devenue plus sûre et plus forte, emplit l’espace autour des coureuses. Elle n’a rien changé à sa foulée et toutes suivent comme si elles écoutaient les conseils d’un coach les motivant afin de finir une course difficile.
Elles s’arrêtent, les mains sur les hanches, le souffle court. La vapeur sort de leur corps trahissant l’effort et le froid résiduel de l’hiver en ce mois de mai. Les soirées sont encore fraîches. Il n’est pas question de rester dehors à discuter.

Montant les marches du Manoir, Ethna se tourne vers Kalena sans pour autant arrêter de trottiner.

“J’en suis. Rendez-vous demain à la même heure.
– Moi aussi, j’en suis, bien obligé, que feriez-vous sans la Mère Intermédiaire, vos emplois du temps présenteraient des trous injustifiés. Si vous aviez la moindre organisation, je le saurai, rit Jane sans se soucier du risque qu’elle prend à parler ainsi.
– Maman a besoin de continuer son entraînement donc pas question de nous laisser de côté, demain même heure, renchérit Carol
– Bien alors je vous attends toutes demain, même heure”, répond simplement Kalena.

Elle baisse la tête afin que personne ne voit ni le sourire qui éclaire son visage ni les larmes qui glissent de ses paupières mi-closes.
Elle sait que le combat ne fait que commencer, mais au moins elles vont se battre. Leur évasion  aura lieu le mois prochain.

Le mois de juin arrive et avec lui le cortège de jours sombres. Jane est très occupée à la préparation des nouvelles Pratiques. Elle est responsable de l’organisation du matériel et de plantes qui tueront de nombreuses jeunes filles innocentes.

Sa plus grosse responsabilité est de s’assurer que les caisses de Vernicula albanica mundi arrivent à temps.
Ces vers blancs de trente centimètres de long et de dix de diamètre sont le trésor du Pouvoir Central. Ils ont la particularité d’enrichir toute terre dans laquelle ils vivent. Ils se nourrissent du terreau. Leurs déjections, un liquide bleu visqueux, sont riches en azote.

Ils sont très recherchés, car rares. Ils permettent d’obtenir de meilleures récoltes, aérant la terre et l’enrichissant  naturellement. Normalement, le Pouvoir Central en livre trois à quatre caisses avant les tests d’aptitudes.Il s’assure ainsi de la pousse rapide des plantes pour les Pratiques.

Il faut vérifier que les plants infestés seront sains avant la contamination. Les futures novices ne pourront valider leur Pratique que si les juges peuvent affirmer qu’elles ont bien combattu la maladie prévue.

Jane est vraiment débordée. Ces fameux vers tiennent une place primordiale dans son plan d’évasion. Elle se demande parfois si elles arriveront à mener à bien tous ces projets sans que personne ne s’aperçoive de rien.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE.

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