Une part de Nathanaël est plongé dans une concentration pieuse, la tête penchée en signe de soumission, les yeux fermés, les mains jointes. Il marmonne, tente de répéter avec ferveur ce que le prêtre, du haut de sa chaire, exhorte, décrivant tous les aspects démoniaques de cette société corrompue par la technique qui renie l’essence humaine et appelle intelligence ce qui n’est qu’une pâle imitation et surtout ne saurait être le signe d’une fierté : l’orgueil est un péché capital !
Nathanael, à chaque coup de boutoir du prêche, opine du chef, lève parfois son regard vers l’homme d’église dont l’oeil halluciné et les mouvements désordonnés laissent à penser qu’il a pris du LovAPeace, la drogue enthéogène du moment circulant dans les milieux religieux et vendue presque librement. Et même si elle n’est pas dupe, cette partie de Nathanaël sent son coeur s’enflammer sur les notes capiteuses et culpabilisantes de cette diatribe dont le ton caractéristique du catholicisme d’un ancien temps emplit chaque interstice du lieu de culte.
« … Alors mes frères, je vous le dis : le royaume des cieux est acquis pour celui dont l’âme est pure. Nous sommes en ces temps de reniement, tous tentés par les affres de la technologie moderne. Nous sommes déchirés entre ce que nous apportent ces soit-disant Réalités Virtuelles, ces soit-disantes Intelligences Artificielles, mais ne nous y trompons pas : seuls ceux qui sauront résister aux tentations de ce monde ici bas, atteindront le Royaume de Dieu. Et même s’il est en colère, même s’il désespère de voir ses enfants se fourvoyer, tant que nous aurons ne serait-ce qu’une seule fois la volonté réelle de ne pas suivre ces sirènes démoniaques, Dieu nous pardonnera, ils nous accueillera dans ses bras, et son Infinie Bonté nous réchauffera de la vraie Réalité, par La Vraie Intelligence, La Vraie Foi.
Mes frères, prions. »
Cette part de Nathanaël, toute à la cérémonie, s’agenouille, obéissant au rituel tandis qu’un orgue automatique prend le relais et joue un tube immortel dont les fidèles catholiques sont friands. Comme d’habitude. Un froid humide parcourt l’église, provoqué sans doute par l’ouverture inopinée d’une porte tandis que la musique débute : ce que l’autre partie sait, c’est qu’il s’agit de la Fantaisie et Fugue en Sol mineur de Jean-Sebastien Bach, BWV 542. Cette pensée inopinée trouble l’autre partie de Nathanaël qui aimerait pouvoir se concentrer sur cette musique élégante, belle, puissante, il aimerait pouvoir être transporté par cet élan puissant dans sa foi, sans connaissance, sans préjugé, avec toute la force de son coeur.
Mais il est l’heure de se relever, et tandis que le prêtre, redescendu de sa chaire, lève les bras, levant les yeux aux ciels encore rougis sous l’effet de la drogue enthéogène,
« Kyrie eleison
Christe eleison
Kyrie eleison ».
Ce sentiment profond de piété partagée, cette sensation d’appartenir à une véritable communauté priant ensemble, Nathanaël l’a recherché dans de nombreuses églises, sans succès. Il a participé aux célébrations des évangélistes de tout poil, des premiers chrétiens avec leur insigne de poisson brodée délicatement sur le coeur, et même chez les protestants, qu’ils soient calvinistes ou luthériens. Il leur préfère la liturgie la plus orthodoxe possible, reliquat latin d’un autre temps, la seule qui l’emporte. Pour lui, l’expérience d’une communion avec Dieu, l’imprégnation d’une essence divine dans les gestes et les postures sacrés ne peut être perçue, comprise, qu’à ce prix. Et peu importe les petits courants d’air froids et humides, les crampes dues à la position agenouillée, longue et parfois fastidieuse, peu importent les longs sermons parfois ineptes, le prêtre officiant souvent hypocrite et drogué, peu importe la communauté dissolue qui l’entoure, la cérémonie et ses atours les plus conservateurs sont seuls à lui donner envie d’appartenir à une telle communauté.
Notre Dame de Bonsecours, une très belle basilique dorée et rutilante à souhait, est son lieu de prière favori. Il vient s’y agenouiller dès qu’il peut, s’y connectant s’il ne peut s’y déplacer : tant pis, il ne communiera pas, une solution de facilité dont il pourrait profiter plus souvent. Après tout, il pourrait se permettre ces petits écarts et ne venir que pour les grandes célébrations, Pâques, Noël, L’Assomption — la vénération sans bornes qu’il voue à la Sainte Vierge est toujours demeurée intacte —, mais c’est plus fort que lui : aller à la messe en mode réel, être présent ici et maintenant, malgré les difficultés et parfois les souffrances, c’est une des rares choses qui le transportent réellement.
« Mes frères et soeurs, allons dans la Paix du Christ.
— Amen ! » répond l’assemblée : en un seul mot, une seule parole, tout est dit : nous sommes une communauté de pêcheurs qui, malgré le viol quotidien que fait la virtualité à la réalité divine, communions dans un même esprit, afin que le corps du Christ extirpe de nos esprits cette maladie, ce chancre, qu’il nous fasse retourner à la réalité, puis repartons le coeur joyeux, prêts à marcher dans ce monde qui n’est plus le nôtre.
L’un après l’autre, les quelques fidèles quittent ce lieu triste et froid malgré l’éclairage, l’air grave. Nathanaël est l’un des derniers et le seul qui, après s’être une dernière fois agenouillé vers le choeur, la tête basse et la mine triste, la main droite reproduisant à l’identique depuis si longtemps le signe de croix et enfin se relevant avec difficulté, les articulations rouillées, part à reculons jusqu’à la sortie. Pour cette part de Nathanaël, ce sont les gestes qui comptent, seuls ces signes extérieurs attestent de la croyance profonde en un autre monde, un vrai Dieu, le dévoiement complet de cette société vile et sale.
Dehors, Jason prend sa pause avant de ranger le matériel dédié à l’enregistrement de la cérébration. Du coin d’un oeil à moitié sarcastique, à moitié attristé, il observe la petite clique qui se retrouve là, il reconnaît certains habitués dont il épie la conversation, il en connaît parfois les prénoms. Jamais été invité : les commérages de ces vieux qui paraissent surement trente ans de moins que leur âge ne l’intéressent guère. D’un autre monde, d’une autre planète, d’un autre temps …
Le petit vieux qui vient vers lui, tout rabougri — il ne fait pas partie de ces rechapés, lui à l’air vraiment son âge, le dos courbé, le visage et les mains fripés, usés par le temps, 130 ans au moins — il l’a déjà vu. Il ne se mèle pas à la foule des femmes et hommes qui profitent de cet instant pour se retrouver, on dirait que les buzz échangés ne l’intéressent pas, le dégoûtent même, il reste dans son coin. Il semble attendre on ne sait quoi, surement son taxi qui vient le prendre, manifestement en retard.
« Alors jeune homme, c’était une bien belle cérémonie, vous ne trouvez pas ?
— Oui, … Le sermon était particulièrement réussi aujourd’hui, vous ne trouvez pas ?
— Oh, oui, pour sûr ! Mais il se répète beaucoup, ne trouvez-vous pas ? »
Une partie de Nathanaël se rebelle contre cette atteinte à l’homme de Dieu, mais son autre partie sait trop bien que le jeune homme, le seul à encore travailler ici, a entièrement raison. À vrai dire, les sermons sont quasiment toujours écrits par des IAs spécialisées, il a vu un sujet sur le ReZo. On entre la date, la ville dans laquelle la célébration a lieu, la religion et hop, pour quelques deniers du culte, un officiant a un beau sermon qu’il n’a plus qu’à s’implanter en mémoire. Ça, un peu de drogue pour avoir l’air convaincant, et l’affaire est pliée.
Un hochement de sourcils suffit, Jason et Nathanaël se sont compris : tout ceci n’est qu’une mascarade. Entre les vieux tout rénovés à force d’implants et de chirurgie, un curé camé qui débite des religiosités bourrées d’easy-believing, qui pourrait prétendre pouvoir trouver Dieu dans ces conditions ?
Le rire hystérique d’une des vieilles rechapées — Jason se souvient de son prénom, Nathalia — coupe cette discussion à demi mots, presque silencieuse, mais pour une fois un peu sensée. C’est son vis-à-vis, qui dit s’appeler Robert pour faire vieux jeu, mais tout le monde sait bien que son nom c’est Kevin, qui la fait hurler de contentement :
« Alors, j’ai mis un mot à l’entrée, pour la faire chier cette petite tapette, et tu sais ce que je lui ai écrit ?
— Non … (un éclat de rire qui tournerait presque à l’étouffement)
— J’ai écrit : “Nous sommes ravis d’accueillir de nouveaux voisins homosexuels dans notre ensemble conapt. Cependant, si nos arrière petits-enfants vous rencontrent dans les espaces communs, ayez l’obligeance de ne pas les … »
Jason et Nathanaël n’entendent pas le reste de la saillie, le rire de l’hystérique couvrant le reste du mot. Ils n’entendirent que la fin :
« … police. Signé les voisins !
— Eh bien avec ça, c’est sûr, il ne resteront pas longtemps.
— Ma chérie, c’était un peu le but recherché.
— Oh mon cher, vous êtes … Oh, je ne sais pas mais … En tout cas, vous avez bien fait ! Ces sodomites, ces immoraux, toute cette vermine ! »
Stoppée dans son élan par le prêtre qui vient prendre un peu d’air et rencontrer ses ouailles, Nathalia ne sait plus que dire.
« Oh, mon père ! Votre sermon fut tout simplement par fait !
— Merci ma fille. »
Ici, on se donne du mon père, mon fils, ma fille, expressions de filiation stupides d’un autre temps mais qui même en dehors de toute célébration, de tout lieu de culte, permet de perpétuer cette tradition bienheureuse. Nathanaël n’apprécie pas du tout cette forme de déférence patriarcale qui les englue tous dans un semblant d’éternité religieuse, comme si la seule église catholique était celle-ci, comme si ses membres étaient rattachés entre eux par ce qui les relie, de tout temps, en tout lieu, et tant pis s’il est pervers. Il n’en est pas à une contradiction près.
Entre temps, Jason s’est retourné et finit de ranger son matériel. Ce n’est pas grand-chose, la prise de son seule était nécessaire, Notre Dame étant déjà équipée de tout le matériel VR nécessaire. Quand Nathanaël se retourne, Jason vient tout juste de fermer le hayon arrière dans un bruit sourd et chuintant.
« Vous voulez que je vous dépose ?
— Non merci, mon véhicule arrive, là vous voyez ? »
Un train de quelques auto-auto, dans le bruit feutré des moteurs électriques, s’arrête devant Notre-Dame, leurs portes automatiques s’ouvrent, offrant aux fidèles regroupés l’occasion de partir après les politesses d’usage, les ronds de jambe obligés, les effusions d’affections entre croyants. Ils s’engouffrent, les uns après les autres, dans leurs véhicules autonomes en se disant au revoir à la semaine prochaine. Et la semaine prochaine, c’est les Rameaux : on ne louperait cette célébration à aucun prix !
Nathanaël, après avoir, d’un bref signe de tête, salué son interlocuteur, se rapproche de la portière de l’une d’entre elles.
« Vous êtes sur ? Vous ne voulez pas profiter du voyage ? Je vous conduis directement chez vous, vous verrez ça ira plus vite.
— Ça ne vous dérange pas ?
— Non, pensez-vous ! Et puis, nous aurons l’occasion de discuter un peu plus longtemps, vous ne pensez pas ? »
Une part de Nathanaël se méfie de ce jeune un peu arrogant qui l’invite, mais d’un autre côté il ne supporte plus ces faux jeunes qui rabâchent encore et encore les mêmes horreurs, les mêmes facilités, les mêmes blagues crasseuses. Son autre moitié accepte l’invitation, forçant le symbiote sans ménagement à obtempérer. Après avoir fait signe à la compagnie que, finalement, il ne serait pas du voyage, et après quelques « vous êtes sûr » qui ne font que refléter une politesse de façade, il entre dans l’utilitaire de Jason du côté passager.
Jason a déjà les mains sur le volant, les pieds bien calés sur les pédales :
« Ça ne vous dérange pas que je sois en mode manuel ? »
Nathanaël, étonné de cette situation atypique qu’il n’avait pas vécu depuis si longtemps ne peut s’empêcher de se tourner vers Jason en souriant et, avec un clignement d’oeil :
« Vous êtes dans votre voiture ! Et puis ça me rappellera bien des choses, jeune homme. Andiamo ! »
Précédé des auto-auto, Jason s’engage sur la route en roulant à la même vitesse qu’eux. En file, ils rejoignent tous l’auto-route, et prennent de la vitesse.
« Et maintenant, on s’amuse ! »
L’autre part de Nathanaël, excité à ce qu’il sait désormais devoir arriver, se cale dans son siège, bien attaché : « Andiamo compadre ». Il ferme les yeux pour se concentrer mieux. À ses cotés, Jason sourit doucement, tenant le volant d’une main et observant scrupuleusement les voitures qui le précèdent : et le ballet commence !
Les unes après les autres, les trois auto-auto se mettent subitement à zigzaguer de façon aléatoire, passant sans prévenir d’une file à l’autre, et à une autre encore ; elles se font des tête-à-queue, des queues de poisson, on dirait qu’elles participent à un ballet complètement erratique et écrit par un idiot. Nathanaël ouvre à nouveau les yeux pour contempler les mines effarées des vieux cons, leur peur suintante, eux qui paraissaient un instant avant si confiants dans leurs atours, jeunes et fringants. Ils regardent en tous sens, tentant de savoir vers où se dirigent leurs véhicules devenus fous. Bien sûr, personne n’est passé en mode manuel, ni ne sait comment faire. Et ça continue de valdinguer, de ci de là, se croisant à quelques centimètres, avec l’horreur d’une mort annoncée devenant tangible dans leurs yeux. Le prêtre qui dans son église faisait des mines de père spirituel était comme les autres regardant à droite et à gauche, ses mains volant autour de lui comme si elles étaient animées d’une volonté propre, l’horreur qu’il ressentait probablement amplifiée par la redescente due à la drogue enthéogène.
« On continue, ou ça suffit comme ça ?
— Passons à la suite ! »
Si quelqu’un s’était assis à l’arrière avec eux, il aurait juré que Jason et Nathanaël avaient, d’un façon ou d’une autre, établi un lien avec les auto-auto, les commandaient à distance, un léger sourire aux lèvres, Jason les mains toujours accrochées au volant, tout à fait tranquille et Nathanaël, les mains sagement posées sur ses genoux, détendu, Il les croirait presque heureux de contempler ce jeu de massacre, et en même temps, concentrés. Il les aurait presque vu modifier le comportement des trois auto-auto, les faisant s’aligner l’une à côté de l’autre, reprenant un cours presque naturel puis, comme dans un jeu d’auto-tamponneuses, les faire se cogner les unes contre les autres. Si les caméras de l’auto-route avaient été en fonction, elles auraient filmé la façon dont les deux voitures sur les côtés, dans un ensemble presque parfait, transformaient celle du centre en une espèce de compression verticale, les passagers aux yeux révulsés des voitures folles tentant de regarder autour d’eux ce qui est à l’origine de ce jeu de carnage, avant que les premiers sangs ne soient versés.
Puis les trois voitures accélèrent et, tandis que Jason et Nathanaël toujours calmes et détendus s’en éloignent, ne modifiant pas leur vitesse de croisière, le prêtre, les vieux des auto-auto pleurent désormais, la tête couverte de sang. La caméra intérieure des véhicules pourrait les montrer, du moins ceux qui ne sont pas évanouis ou déjà morts d’une crise cardiaque, assis désormais sagement, pleurant et attendant une mort annoncée. Ça ne rit plus, ça reste bien sagement, ça a trop bien compris ce qui arrivait. Ça sait qu’ils sont déjà arrivés au pont, qu’à la moindre déviation, les trois voitures se dirigeront vers la rambarde, qu’à la vitesse ou elles vont, elles ne manqueront pas de traverser pour tomber quelques mètres plus loin, sur une autre auto-route, peut-être même une auto-auto, et que d’autres gens vont mourir.
La caméra enregistrera surement ces derniers instants, cette résignation, elle restituera aux ambulanciers et aux techniciens venus désenchâsser l’humain de la machine la peur, l’humiliation, et, au tout dernier moment, l’âge réel des occupants, les coutures qui pêtent, le botox inutile.
L’auto-auto conduite par Jason continue sa route sans que sa vitesse change d’un iota. Elle ne ralentit pas sur les lieux de l’accident, comme le ferait une assistée. Derrière elle, les leds des caméras de l’auto-route se rallument, l’une après l’autre : l’accident n’aura pas été filmé, ni le passage à la suite d’un autre véhicule.
Une part de Nathanaël, les yeux dans le vague, sourit doucement. La voiture sort de l’auto-route à la prochaine sortie, s’engage rue Poincarré, puis boulevard du Carré noir, pour s’enfoncer finalement dans sa rue.
« Merci pour la balade, c’était très sympa.
— Il n’y a pas de quoi ! À la semaine prochaine ? »

1