300 ANS PLUS TARD, VILLAGE D’APPLEFIELD

Mirabelle Tromblon bâilla à s’en décrocher la mâchoire, les fesses enfoncées dans le siège inconfortable et miteux du bus scolaire. Elle colla son front sur la vitre glacée où se collèrent quelques mèches de sa chevelure rousse et touffue, ramena ses jambes contre sa poitrine tandis que ses yeux vairons fixaient d’un air morne le paysage défilant ; trois kilomètres de plaines gorgées d’eau et de boue, de vignes nues à l’aspect désolant, quand le bus quitta la ville de son lycée en se faufilant lourdement dans les virages, s’imposant parmi les voitures nombreuses à l’heure de pointe. Même si elle était soulagée de ne plus subir le vacarme des klaxons et la vue austère des immeubles, la campagne ne reluisait pas mieux. Tout paraissait plus moche et ennuyeux avec ses gros nuages gris et l’humidité insupportable qui en découlait. Il fallait attendre des mois pour apercevoir un rayon de soleil et l’été semblait prendre des vacances ailleurs que sur Applefield. Ce trou perdu de l’Angleterre méritait la médaille de l’endroit le plus soporifique sur Terre, notamment pour ses activités inexistantes et sa météo exécrable.
Le bus s’arrêta devant un abri, point de rendez-vous pour le ramassage des élèves, où descendirent des dizaines d’adolescents pressés de rentrer chez eux. Mirabelle ramena son écharpe autour de son cou en frissonnant et se stoppa net quand elle vit un de ses amis, un garçon de son âge aux cheveux noirs et au corps maigrelet lui barrer le passage, les bras en croix et une moue exagérée sur les lèvres.

— Vous ne passerez pas ! gronda-t-il en prenant une grosse voix.
— Harvey, je t’ai déjà dit que tu n’étais pas drôle.
— Forcément si tu n’y mets pas du tien… Comment s’est passé ta journée ?
— Bien, à part un type avec un nom de chat qui m’a sauté dessus avec une blague moisie, alors je dirais décevante.
— Là t’es méchante, bouda Harvey.
— Désolé, parfois j’oublie que tu es un être humain sensible, pouffa Mirabelle en tapotant l’épaule de son ami.
— Et parfois j’oublie que tu n’as pas de cœur !

Mirabelle gloussa dans son écharpe. Harvey était gentil, un peu trop même. Le genre de gars qui ne faisait jamais d’histoires, ni cancre ni bon élève, un peu timide et incertain quant à sa sexualité. Il ne savait pas sortir du lot, surtout pour draguer et n’arrivait pas à se faire des amis, si bien que seule Mirabelle se classait parmi ses rares confidentes. Un jour de rentrée des classes, elle avait aperçu ce gringalet qui se tordait les mains dans un coin, silencieux et légèrement peureux. Mirabelle reconnaissait ce type de garçons avec des côtés nerds qui n’envahissaient pas notre espace personnel, parce qu’en général ils préféraient rester derrière un écran d’ordinateur sans jamais vous proposer une sortie. Des gars tranquilles, qui ne cherchaient pas les embrouilles et dont les crocs ne crachaient pas de venin. Parmi les élèves, certains clans semblaient déjà formés, probablement parce qu’ils se connaissaient déjà, et Mirabelle n’aimait pas s’incruster dans une bande, où la sensation de déranger la tiraillait toujours. Quand elle remarqua Harvey, seul également, elle s’était donc tournée vers lui et dans un sourire éclatant, avait scellé une amitié sincère et réciproque.
Ils partagèrent un bout de route ensemble, d’un pas rapide pour ne pas craindre le froid, à échanger des banalités comme les cours de français avec la vieille Craft dotée d’une superbe calvitie, ou le menu douteux de la cantine quand ils n’évoquaient pas les examens de fin d’année approchant à grand pas. Malheureusement, les deux amis furent placés dans des classes différentes lors de la seconde année de lycée, au grand dam de Mirabelle qui n’avait pas réussi à tisser d’autres liens aussi forts avec les adolescents de sa nouvelle classe.

— Bon, je vais de ce côté, on se voit demain ! dit Harvey.
— OK, bonne soirée !

Les lycéens se séparèrent avec le sourire et chacun suivit le chemin de son habitat respectif. La jeune fille soupira ; ce n’était pas plus la joie chez elle qu’en cours et retourner dans ce havre de solitude et de morosité la rendait dépressive. Si au moins le soleil pouvait se montrer, cela rendrait son quotidien plus supportable.
Sa maison se situait un peu à l’écart d’Applefield, là où les voitures passaient rarement et où le paysage se résumait à de grandes étendues verdoyantes et vierges, le plus proche voisin se situant à plusieurs mètres. Une forêt s’étendait plus loin et Mirabelle aimait s’y promener lorsque le temps le lui permettait, pour se ressourcer, ramasser des feuilles mortes et des plumes.
Pour combler son ennui, la jeune fille couvrit ses oreilles de ses gros écouteurs qui ressemblaient à un casque anti-bruit et s’abandonna à la musique, alors que ses pas la guidaient chez elle. Elle balançait sa tête aux rythmes agressifs des chansons des Offsprings et à ceux, plus doux, de Franz Ferdinand, ses deux groupes préférés. Elle réduisit le pas pour ne pas arriver trop vite chez sa mère, en dépit de la brise glaciale qui caressait ses joues blanches et mouchetées de taches de rousseur claires. Quelle tristesse de ne plus se sentir chez soi, dans sa propre maison…

— Bonsoir maman, ça va ?

Mirabelle jeta son sac au pied des escaliers et sa veste sur le porte-manteau, retira avec soulagement ses épaisses bottes tachées de boue avant de se diriger vers le salon. Sa mère était scotchée devant la télé, immobile et silencieuse comme à l’accoutumée. Elle ne sourcilla pas lorsque sa fille posa une main sur son épaule en lui donnant des nouvelles. Ses yeux pâles ne quittaient pas le poste allumé sur les informations, comme vidée de toute substance, telle un coquillage creux. Pourtant, malgré ses quarante-cinq ans et de longs cheveux sales et grisonnants, elle gardait une timide beauté dans les formes douces de son visage, sa peau blanche et lisse, ses cils épais qui ajoutaient une sensualité à son regard morne. Elle tenait entre ses doigts les longues aiguilles destinées à tricoter une écharpe bariolée de toutes les couleurs. Le vêtement mesurait environ vingt mètres de long et les pelotes s’étalaient dans toute la pièce ; Mirabelle connaissait bien cette écharpe, elle était destinée à sa tante pour les fêtes de Noël. Depuis huit ans.
Mirabelle soupira, commença à ramasser le tissu en râlant :

— Maman, je t’ai déjà dit de ne pas mettre ça par terre, après ça s’emmêle et c’est moi qui m’occupe des nœuds !
— Il n’y a plus d’eau… murmura faiblement la mère.
— Pardon ?
— De l’eau… Il n’y en a plus… Tu vas en chercher ?
— M’man, tu n’as qu’à en chercher dans le robinet, je suis trop fatiguée pour des courses !

Comme d’habitude, quand quelque chose ne tournait pas rond, sa mère se balançait d’avant en arrière en se pinçant les lèvres, les larmes aux bords des yeux. Si le problème n’était pas résolu rapidement, elle allait se mettre à gesticuler et à crier comme une enfant capricieuse, quand les parents ne voulaient pas lui acheter l’objet ou la friandise de ses désirs. Mirabelle soupira bruyamment, résistant à une forte envie de s’arracher les cheveux.

— J’irai en chercher demain après les cours, ça te va ?

Sa mère secoua lentement la tête sans dire un mot, poussant de faibles gémissements, les mains accrochées à son écharpe multicolore. Vaincue, Mirabelle baissa la tête puis s’agenouilla :

— Bon, je serai rapide mais ne fais pas de bêtises d’accord ?

Sans attendre de réponse, qui n’allait jamais arriver de toute manière, l’étudiante se chaussa, reprit sa veste et sortit de la maison en dissimulant ses grognements agacés. La porte claqua sèchement derrière elle, signe de son exaspération profonde.

Voilà moins d’une décennie que sa mère se trouvait dans ce pitoyable état, une larve sans consistance depuis que le père de Mirabelle s’était barré avec une jeune étudiante polonaise et qu’un tragique accident d’avion avait décimé quasiment toute sa famille, ses deux sœurs, son neveu et ses parents. À ce moment-là, une partie de son âme avait volé en éclat. Il n’y eut pas de crise de larmes ou d’hystérie, de hurlements à la mort pour exprimer sa douleur, seulement une fracture profonde, incurable dans son cœur déjà suffisamment éprouvé. Le chagrin la submergea tellement que toute trace de sentiments disparu chez elle, devenant la limace pathétique qu’elle était aujourd’hui. Croyant que le suicide la mènerait directement en Enfer, sa mère ne voulut pas mettre fin à ses jours alors elle attendait la mort devant son téléviseur, détruite et inconsolable. Huit ans ne parvenaient pas à rendre la blessure moins douloureuse et à force, Mirabelle n’en pouvait plus. Si au début cette femme lui inspirait de l’empathie, maintenant elle n’éprouvait plus que pitié méprisante pour sa génitrice. C’était certainement lâche de sa part mais Mirabelle aussi dû surmonter cette épreuve, seule, sans aucun soutien. Sa mère aurait pu se ressaisir, construire une vie idéale pour sa fille pour se venger de la destinée, mais il n’en fut rien. Légume depuis bien trop longtemps, Mirabelle ne portait plus aucun espoir de guérison. L’enfant lui en voulait avec l’impression d’avoir été abandonnée par celle qui aurait dû l’élever en dépit de la tragédie.
Et le père alors ? Où était-il passé pendant ce temps-là ? Une fois en possession d’une pouliche plus fraîche, il avait disparu de la circulation, du jour au lendemain, avec seulement une lettre d’une page pour expliquer son départ. Douze ans de vie commune où Mirabelle ne voyait qu’amour et complicité entre ses parents et d’un claquement de doigt, plus rien. L’enfant, si proche de son paternel, s’était sentie trahie, méprisée par celui qu’elle admirait tant. Il aurait pu aider son ex-femme, demander des nouvelles, leur rendre visite, à la place il y eut un silence total, comme si des années de vie de famille ne comptaient pas pour accorder un minimum de temps à sa fille et son ancienne épouse. Dégoûtée, Mirabelle n’avait jamais cherché à le recontacter. Qu’il aille au diable, cet enfoiré.
Mirabelle ruminait ces pensées sombres, le nez enfoui dans son écharpe pour échapper au froid qui mordait son visage. Ses pas étaient rapides, si bien qu’elle ne s’aperçut pas du lacet fouettant le bitume défoncé de la route. Son pied le coinça et la lycéenne bascula violemment en avant, s’étala de tout son long sur le sol en poussant un cri de surprise. Le goudron écorcha son front dont le sang se colla sur la route poisseuse, légèrement boueuse.

— Putain, ça fait chier, grommela-t-elle en se relevant.

Une fine traînée d’hémoglobine colora sa paume lorsqu’elle tâtonna sa blessure en grimaçant. Mais quelle journée de merde.

Mirabelle épousseta son jean et ses mains sales quand un grognement sourd lui parvint. Dans sa chute, cette dernière ne s’était pas rendue compte qu’elle se trouvait face au cimetière, d’où provenait ce râle caverneux, comme un loup montrant les dents pour protéger sa meute. Perplexe mais curieuse, Mirabelle se décida à pousser les hautes grilles métalliques du cimetière. Le grincement sinistre qui s’en dégagea lui donna des frissons. Elle s’avança prudemment jusqu’au fond du terrain, déambulant parmi les tombes et les statues d’anges couvertes de mousse grisâtre.
Plus loin, ses yeux se posèrent sur une forme étrange, un corps ténébreux vêtu de haillons à la peau terne et translucide, penché au-dessus d’un trou. Ses bras effroyablement maigres fouillaient frénétiquement la terre, avide de découvrir le contenu du cercueil qu’il s’échinait à frapper avec une force démesurée. Cette vision insupportable fit bouillonner le sang de Mirabelle, qui ne supportait pas voir l’antre des morts ainsi profané. Les poings serrés, elle lança avec fureur :

— Hé ! Qu’est-ce que vous faites, espèce de taré !

La forme interrompit ses gestes puis tourna brusquement son regard en direction de la jeune fille, qui plaqua une main sur sa bouche. L’homme ne ressemblait plus à un être humain, mais à une sorte de bête aux crocs longs et acérés, aux doigts osseux et griffus, la peau teintée d’une écœurante couleur violacée dévoilant de fines veines rougeâtres. Ses yeux globuleux et injectés de sang examinèrent Mirabelle de haut en bas et un sourire carnassier apparut sur son visage hideux. Il se releva en grognant de satisfaction avant de se précipiter vers son interlocutrice, avec une rapidité inhumaine, fantastique.

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