En fin de compte, le lac était-il leur ami… ou leur ennemi ? L’eau paraissait chercher à les ralentir et à les retenir entre ses rets ! Les poumons en feu, Ambre crut succomber au baiser de cet amant trop possessif au moment où leurs têtes crevèrent la surface. Elle hoqueta et battit des jambes pour se maintenir à l’air libre. Cette petite baignade l’avait épuisée. De plus, elle n’avait pas dormi de la nuit !

Une lumière faible issue du cœur de cristaux blancs parsemés çà et là repoussait l’obscurité ambiante. Uréolys se hissa sur un rebord rocheux. C’était le seul moyen d’accéder à un croissant de plage au sable céruléen. La chaleur de ce dernier – Ambre fut surprise par ce phénomène – chassait la fraîcheur de la grotte. Uréolys attrapa ses mains et l’aida à se tirer des flots dont le calme était trompeur.

— M-merci.

La jeune femme inclina la tête.

— Il n’y a pas de quoi. Nous allons rester ici, je ne sens aucun danger. Il vaut mieux nous reposer quelques orus.

L’angoisse darda ses crochets sur Ambre.

— Mais je…
— Je sais, mais crois-tu que tu avanceras plus vite ? Un peu de sommeil ne te ferait pas de mal.

Piquée au vif, l’adolescente chicana :

— Mais j’ai déjà fait pire !
— Tsss, tsss, tsss…
— C’est vrai, je le jure !
— Arrête de t’énerver. Ça t’enlaidit affreusement, et tu ressembles à une mégère.

Coite de stupéfaction, elle fixa Uréolys, qui lui rendit son regard avec amusement.

— J’ai oublié de te préciser un détail : à la prochaine étape, tu continueras seule. C’est ta mission, mon frère me retrouvera après votre « duel ».

Un sourire espiègle fleurit sur ses lèvres rosées.

« Quel ton de voix bizarre ! Il s’agit bien d’un duel, non ? »

Les énigmes se multipliaient. Tout s’entrechoquait au sein de la jeune fille, telles des bulles de gaz sous pression. La Terre et ce monde étaient jumeaux, mais en quoi ? Elle posa la question à son interlocutrice, qui lui répondit :

— Tout d’abord, assieds-toi.

Elle s’exécuta. Avec une grâce presque irréelle, Uréolys l’imita. Elle lissa sa robe d’un geste élégant. Ses yeux verts scrutèrent la jeune Terrienne. Celle-ci se fit alors la réflexion que la voûte céleste n’était pas visible, tandis que dans son rêve, c’était une des premières choses qui avaient attiré son attention. À moins qu’elle n’ait confondu l’éclat des cristaux avec celui des étoiles lorsqu’elle avait sauvé Uréolys ? Cependant, aucun brin d’herbe pour entourer la surface du lac… Déconcertée, elle secoua la tête. Les contrées oniriques pouvaient se montrer facétieuses.

Autour d’elles, le silence s’était invité. Pourtant, la jeune femme le brisa lorsqu’elle prit un ton de narrateur et commença son histoire :

— On dit que l’univers serait une entité éveillée, un cycle où dansent sans fin ses nombreuses âmes – nommées autrement galaxies. On dit aussi que ces âmes regrouperaient des milliers de consciences, qui sont les systèmes solaires ; belle image, n’est-ce pas ? Au plus profond d’eux se trouveraient ces atomes à la base de tout : les planètes. La loi de l’infiniment grand à l’infiniment petit sait se faire poétique, et certaines choses peuvent être comprises ainsi par les êtres vivants. Le monde dans lequel nous sommes serait le frère jumeau de la Terre.

Ambre écarquilla les yeux, prête à interrompre Uréolys, mais celle-ci enchaîna derechef :

— Une règle de Magie, défiant toutes notions physiques ou quantiques, serait responsable de cet incroyable phénomène. Le Tisseur est le roi de notre monde. D’après ce que l’on raconte, comme ses prédécesseurs, il peut condamner la Terre et la ramener à son préambule d’un claquement de doigts, ou bien déplacer ses habitants ailleurs pour qu’elle se remette de ses blessures.
— Ce sont de très jolies légendes, mais…
— S’il te plaît, laisse-moi finir.

Un début de confusion émanait de la jeune Terrienne ; même son teint pâle le reflétait. Uréolys n’en poursuivit pas moins récit :

— Cependant, il y a une différence fondamentale entre la Terre et notre monde : le nombre de lunes. Pourquoi ? Eh bien, il y a longtemps, ta planète partageait la sienne avec les trois nôtres. Les mécanismes qui régissent cela sont tellement complexes que leur savoir a été perdu au fil du temps et des siècles.
— Cette excuse est bidon.
— Il faudra t’en contenter.

La jeune fille prit une lente inspiration pour se calmer. Elle mordilla le coin de sa lèvre supérieure et se blessa dans son entreprise. Une saveur cuivrée familière s’épanouit sur sa langue.

« Tu es morte de trouille. Tu n’arriveras à rien de cette façon. »

Ambre se réfugia derrière un masque de stoïcisme même si au fond de son être, elle n’en menait pas large. Le regard de la jeune femme glissa sur l’adolescente, qui parut de nouveau attentive, puis elle continua :

— En résumant les faits, le Tisseur est capable d’user comme bon lui semble de la Terre. Il agit selon la situation qui la met en contact avec notre monde. Les légendes murmurent qu’il aurait également accès à d’autres planètes qui ne sont en aucun cas jumelles à la nôtre. Elles se nichent n’importe où dans la galaxie. Les pouvoirs du Tisseur, issus de la Magie, lui permettent de s’y retrouver en un temps éclair. Par exemple en ouvrant un vortex… le moyen le plus répandu et le plus sûr.

L’adolescente ne put s’empêcher de frémir. Uréolys savait raconter une histoire, c’était indéniable.

— Qui est ce personnage énigmatique ? Un explorateur en quête de quelque chose, mais quoi ? On suppose que l’aventure et la curiosité hantent son être, parmi d’autres raisons.

La jeune femme plaça une de ses mains au niveau de son ventre, paume tournée vers le haut.

— Mon frère voyage depuis sa naissance. Il est très secret, mais sensible malgré ce qu’il montre de sa personne.

Elle s’arrêta pour laisser Ambre réfléchir. Tout en essayant de digérer toutes ces informations, cette dernière lui demanda :

— Excusez-moi, mais vous, on doit vous, euh… comment doit-on vous désigner, vous, votre frère et ceux qui ne sont pas rebelles ?
— Nous sommes des humains, nous aussi. Seulement, nous avons changé de nom : appelle-nous Elnaris.

Ambre secoua la tête.

— Avec ou sans majuscule ?
— Humain n’en possédait pas jusqu’à ce que nous nous renommions. C’est devenu un peuple, tout comme les Elnaris en ont formé un autre.
— C’est très manichéen.

Uréolys eut un soupir.

— Le nombre d’Humains sur cette planète a diminué. Beaucoup d’entre eux ont repéré un monde habitable ailleurs où ils pourraient s’épanouir. Ils ont construit des vaisseaux pour les rejoindre.

Ambre l’interrompit :

— J’ai du mal à croire qu’ils sont tous mauvais.
— Tu as raison. Ceux qui se sont proclamés Humains s’y sont résolus pour des motifs personnels : parce qu’ils souhaitent prendre un nouveau départ, et parce que notre mode de vie ne leur convient pas. Ils vénèrent le chef des Humains, ou ils désirent juste goûter à un régime politique différent… Des hommes et femmes ont choisi d’être Elnaris pour cette dernière raison, je ne le cache pas.
— Quel est le problème, alors ?

Un sourire triste fleurit sur les lèvres d’Uréolys :

— Nos idées divergent, et certains ne s’en accommodent guère. C’est le cas du dirigeant des Humains actuel, hélas.
— Je vois. Donc si je récapitule, la population de votre monde s’est scindée en deux peuples : les Humains et les Elnaris. La cohabitation ne se passe pas toujours bien, car chaque groupe a ses propres objectifs. Des Humains sont partis s’établir sur une planète qui leur convient mieux avec la technologie adéquate, je suppose. Les autres sont restés ici, dont leur maître.
— Oui. Malheureusement, quelques-uns d’entre eux, y compris leur meneur, sèment le trouble.
— Les Elnaris et les Humains ne semblent pas si différents des Terriens, rétorqua Ambre. Je suis persuadée qu’il y a aussi des Elnaris qui sont loin d’être sans peur et sans reproche, tout comme il y a des Humains qui respectent les décisions de chacun.
— En effet…

Uréolys eut un geste vague.

— Mon frère et moi avons trouvé une solution pour lutter contre les renégats et leur dirigeant : nous les expédierons sur cette planète dont je parlais tout orus (1).

— Quelle planète ?
— Celle où certains des leurs ont déjà choisi de s’installer. Eh, m’écoutes-tu avec attention ?

Ambre rougit et baissa les yeux. Uréolys la gratifia d’un sourire amusé et poursuivit ses explications :

— Même si c’est contre leur gré, nous empêcherons le voyage entre ce monde et Erret, sauf par vaisseaux.
— Erret ?

La jeune femme lui envoya un drôle de regard ; Ambre ne sut comment réagir dans un premier temps, puis se rappela avoir vu ce mot quelque part avec sa signification. Embarrassée, elle balbutia :

— Oh, oups… C’est l’anagramme de Terre, et aussi le nom de votre monde. Désolée.
— Oui. C’était écrit dans le livre de toute manière, souviens-toi. Je reprends : comme ce monde n’est pas jumeau au nôtre, nous ne créerons aucun lien spécial entre eux. Cela nous arrange bien, crois-moi. Mon frère aura le loisir d’y aller, mais eux ne pourront pas revenir, sauf s’il décide du contraire, ce qui paraît très peu probable.
— Et de quelle façon enverrez-vous toutes ces personnes là-bas ?
— Ils se réuniront dans deux diés (2). Pardon, deux jours. Nous sommes deux millions en tout à habiter Erret. Sur ces deux millions, ils sont cinq cent mille Humains environ, dont à peine plus de deux cent quarante mille fidèles à leur dirigeant et ses idéaux… ce qui est considérable.
— Je veux bien vous croire.
— Nous avons choisi plusieurs endroits stratégiques de la planète, où ils seront conduits par groupes de deux cents. Grâce à notre nouvelle technologie, nous les téléporterons instantanément. Des « portes » invisibles seront installées, en parallèle, au-dessus de leur tête. Je les activerai, car moi seule en ai le contrôle. Mon frère, lui, maîtrise le voyage sur les mondes.

Uréolys soupira et tordit des mèches blondes entre ses doigts, pendant que la jeune fille buvait chacune de ses paroles :

— Nous ne voulions pas en arriver là, mais nous nous sommes disjoints en « Humains » et « Elnaris » à cause d’un homme, ou plutôt d’une femme. Naguère, elle affirma haut et fort que pour vivre, il faudrait conquérir d’autres planètes.

Un frisson glacé parcourut l’échine d’Ambre.

— Elle avait soif de pouvoir, j’ignore comment cet attribut est apparu chez nous ; je sais qu’il s’agit d’un trait de caractère, et non d’une conséquence génétique.
— N’importe qui est capable de changer, en bien ou en mal…
— Oui. C’est ce que je pense au plus profond de moi, lui dit Uréolys en souriant. Ce n’est pas notre dessein de prétendre à telle planète pour y habiter ni de devenir des envahisseurs. Nos facultés, nous nous sommes promis de ne pas les utiliser pour assouvir nos désirs, pour entraver tout peuple de la galaxie ou de ses systèmes solaires. Seulement, cette femme a assombri l’esprit de plus d’un. Toutefois, comme tu l’as relevé, tous les Humains ne sont pas aussi pervertis qu’elle, même s’ils sont en accord avec plusieurs de ses idées, que leur chef actuel propage.
— Êtes-vous sûrs que ce nombre n’augmentera pas ?
— Nous ne pouvons le certifier. Cependant, c’est l’unique moyen que nous connaissons. Nous sommes plus ou moins en guerre, et elle risque de durer longtemps.

Uréolys enleva ses chaussures d’un blanc éclatant et trempa ses pieds dans l’eau.

— Tu vois, nous ne sommes pas des assassins, nous ne faisons que déplacer la menace… Ce peuple a autant le droit de vivre que nous, même avec des mœurs différentes. Les envoyer sur cette planète est un sort plus agréable que de tous les condamner, les enfermer à vie sur Erret ou dans un endroit hostile. D’aucuns argueraient que nous ne respectons pas leur libre arbitre. Cependant, comme vous le dites sur Terre, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».
— Une chose impossible à accomplir chez nous, soupira Ambre.

La jeune Elnaris ne releva pas l’âpreté dans la voix de son interlocutrice. Elle se pencha vers la surface du lac et répondit d’un ton songeur :

— L’argent n’existe plus depuis des siècles, et il en est ainsi pour toute forme de monnaie d’échange. Nous vivons avec ce dont nous avons besoin. La technologie est assez avancée pour que tout le monde en profite.
— Comment ça ?
— Il me faudrait des orus et des orus pour t’expliquer les mécanismes de la politique sur Erret, la façon dont chaque ville se gère d’elle-même, et les moyens que nous avons déployés pour réussir à nous axer sur une responsabilisation collective. Vos sociétés sur Terre sont un embryon des nôtres, c’est tout ce que je peux te dire, voilà pourquoi elles ne les égalent pas sur cet aspect.
— Euh… Excuse-moi, mais j’ai du mal à imaginer que vous arriviez à fonctionner de cette façon.
— Pourtant, c’est le cas.

Ambre ne broncha pas. Cela lui paraissait si utopique, si surréaliste ! Une petite partie d’elle lui susurrait qu’il était impensable que la Terre parvienne à ce degré de sagesse ; un jour, la civilisation qu’Uréolys lui décrivait s’effondrerait pour laisser place à une autre moins altruiste. De plus, sa planète comptait presque sept milliards d’habitants et des centaines de nations différentes. Erret n’en contenait que deux millions environ, il n’y avait que deux peuples… à moins qu’Uréolys ait aussi simplifié ses explications. Ce qui était probable à bien y réfléchir.

Diverses émotions envahissaient peu à peu la jeune Terrienne dont les nerfs étaient à fleur de peau. Pourtant, parmi elles, la fièvre de l’aventure pointait le bout de son nez. L’adrénaline parcourait son corps, son pouls s’emballait…

Elle se ressaisit ; ses pensées la menaient vers des rivages incertains, et elle ne se sentait pas prête à les fouler pour le moment. Elle s’examina avec un œil critique. Ses vêtements étaient dans un état acceptable malgré les circonstances. L’épuisement ne se cramponnait pas encore à elle, alors que cela faisait plus de vingt-quatre heures qu’elle n’avait eu droit à aucun repos digne de ce nom. Elle consulta sa montre : quatre heures du matin.

— Combien de temps, avant que le soleil se lève ?
— Deux orus.

Elle déglutit ; déjà ? Uréolys sourit, et ajouta d’un ton mystérieux :

— De toute manière, s’il t’a donné vingt-quatre orus pour le retrouver, il va tout faire pour que tu sois sur la piste, tout en te déstabilisant à chaque instant.

Ambre sentit sa gorge se serrer tandis qu’elle coulait un regard perplexe vers la jeune Elnaris aux yeux si familiers. Ils lui rappelaient quelqu’un. Une dernière question frôla ses lèvres :

— Pourquoi est-ce que je peux vous comprendre ? Pourquoi me parlez-vous en français ? Sur Terre…
— Cette partie d’Erret s’exprime dans ta langue avec plusieurs variations. Après, tout comme sur ton monde, d’autres dialectes et idiomes existent. Mon frère et moi connaissons la plupart d’entre elles. Sinon, il nous est aisé de les apprendre. C’est tout ce dont tu as besoin de savoir pour le moment.

Une chape de plomb s’abattit sur ses épaules et ses omoplates. Elle jugea bon de s’allonger pour chasser cette désagréable sensation. Sauf qu’une fois que sa tête toucha les grains de sable bleus, le sommeil vint la capturer de sa bouche ardente et annihila ses peurs de l’instant. Uréolys la regarda d’un air attendri, puis se releva. Sa silhouette tremblota à la manière d’une flamme flattée par le vent.

La jeune Elnaris n’avait jamais quitté le temple ; c’était le meilleur endroit pour accomplir ce qu’elle devait faire, du moins la première phase de sa mission. Ambre n’avait donc pas eu affaire à elle.

Le Tisseur reprit son apparence d’origine. Il s’approcha doucement de l’adolescente, lui caressa la joue et susurra à son oreille :

— Vingt-trois, maintenant. Dors, tu sauras te réveiller à temps. À six orus, heure terrienne et heure erretienne, ton corps réagira. Je ne suis pas un tricheur.

Le sourire aux lèvres, il s’éloigna d’un pas mesuré.

***

Les membres enrobés d’une délicate torpeur, Ambre sentit que les derniers tentacules des songes se réfugiaient désormais dans leur dimension inaccessible. Elle soupira de bien-être. Rassérénée, elle s’éveillait comme si elle venait de dormir huit heures d’affilée.

« Huit heures… Oh non ! »

Paniquée, la jeune fille se leva et manqua de faire un malaise à cause de la brutalité de ses gestes. Elle consulta sa montre. Six heures… Du soir ? Ou du matin ? Hagarde, elle regarda autour d’elle. Uréolys… Elle avait disparu !

Elle se précipita vers l’entrée de la grotte. Au passage, elle écrasa plusieurs insectes rampants – des fourmis au corps chitineux et brunâtre –, faillit déranger une araignée noire et dodue au sein de sa toile, mais elle se baissa à temps. Chaque pas semblait durer une éternité. Elle ne prêta aucune attention à son environnement ni aux dessins sur les parois humides. Rapidement, elle se retrouva à l’air libre ; l’aurore déployait ses jupons chaleureux lorsqu’elle mit le pied dehors. Soulagée, Ambre en tomba à genoux. Mais où était Uréolys ?

Aussitôt cette question posée, elle se figea tandis qu’une parcelle de sa mémoire révélait la réponse : ce frisson qu’elle avait ressenti en somnolant, et cette main qui avait caressé sa joue… Son subconscient lui délivra les paroles du Tisseur. Elle se raidit et murmura :

— Il commence à se jouer de moi. Il a osé imiter l’apparence de sa sœur pour ça !

La colère germait en elle. Néanmoins, Uréol… le Tisseur l’avait prévenue. Par ailleurs, elle ne connaissait même pas son nom ! Un comble ! Elle se rappela le comportement grossier qu’elle avait eu en pensant parler à sa sœur. Ses pommettes s’empourprèrent de honte. Son orgueil en prit un coup. Déterminée, elle se releva.

— Je vais lui montrer ce que je vaux !

Il lui faudrait y parvenir coûte que coûte. Brièvement, elle songea à ses parents, mais les relégua vite aux tréfonds de son esprit. De toute manière, qu’elle réussisse ou non l’épreuve, le Tisseur lui avait promis qu’elle retournerait sur Terre.

Elle observa le disque rougeâtre ; une silhouette ailée traversa l’horizon moucheté de nuages aux reliefs vaporeux. Un oiseau, mais lequel ? À cette distance, impossible de le deviner. Elle se ressaisit et se repéra. L’heure – pardon, l’orus ! – n’était pas propice à une méditation fumeuse et illusoire.

« Il y a un petit chemin à gauche. Ça doit être par là que je… »

Ses réflexions furent interrompues par un bruit. À sa droite se dressait une forêt, dont l’inclinaison en pente douce remontait à son niveau – de son point de vue du moins. Et quelqu’un arrivait. Le cœur éperdu, la jeune Terrienne se dissimula derrière un rocher situé à côté de la grotte.

Un groupe d’humains émergea des bois. Tous arboraient un visage masqué – sauf les yeux et la bouche – et de longues tuniques sombres. Saccadés, lourds, leurs pas trahissaient le port de chaussures cloutées ou de bottes en cuir. La troupe s’arrêta devant l’entrée béante, qu’ils toisèrent.

— Rien à signaler.
— Il n’y a qu’une caverne, tu as raison. En plus, elle débouche sur un cul-de-sac.

La voix provenait d’une des femmes. Son regard noir comme le jais se promenait sur les environs. Ambre s’interrogea : comment ne pouvaient-ils pas remarquer que le passage de la grotte s’élargissait, et conduisait à l’étang souterrain ? Puis elle se morigéna : le Tisseur et sa sœur avaient pensé à tout, c’était évident…

— Une grotte, idiote, pas une caverne !
— Pfff, c’est du pareil au même, d’accord ? C’est un trou, voilà, lui rétorqua-t-elle.
— Je ne comprends pas pourquoi le Maître nous a envoyés faire ça, soupira l’homme qui avait parlé en premier.

Le fin tissu noir qui recouvrait son faciès ne cachait pas une certaine proéminence au menton, sans doute due à une barbe fournie. Ambre n’aimerait pas se retrouver en face de lui, il possédait une musculature impressionnante. Une seconde femme piailla :

— Partons d’ici ! Moi je vais pas continuer à m’emmer…
— Ne sois pas grossière, s’il te plaît !
— Si je veux d’abord ! Je te signale que moi je n’ai rien demandé.
— Eh bien, retourne au campement si tu as envie de passer un sale quart d’orus.
— Ça va, on y va.

La forêt accueillit de nouveau leurs silhouettes, puis la jeune Terrienne les perdit de vue au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient. Elle remarqua alors que plusieurs arbres bordaient une autre portion de sentier.

« C’est par là qu’ils sont venus. Je dois prendre le chemin que j’ai aperçu tout à l’heure avant qu’ils ne déboulent ici. »

Ce dernier la conduirait vers un bosquet, avec au loin des pâturages ou de grands champs, peut-être. Elle soupira et sortit de sa cachette en grimaçant ; elle n’avait pas beaucoup dormi et ses muscles le lui reprochaient.

***

Ambre jeta un coup d’œil à sa montre. Neuf heures, et elle n’apercevait que de l’herbe, de l’herbe, et encore de l’herbe. Un désert de verdure émeraude sans fin, qui effleurait le tissu de son jeans. Une couleur aussi vibrante que celle du regard de…

Elle secoua la tête pour chasser cette dernière pensée. Une brise fugace venait taquiner de temps en temps ses cheveux, qu’elle remettait en place machinalement. Elle transpirait et mourait de soif tandis que le soleil dardait ses rayons chauds sur sa peau. Nuancé de légères teintes orangées, il contrastait avec la mer végétale dans laquelle la jeune fille se faufilait. De plus, il n’y avait pas beaucoup de fleurs, comme si la saison était passée. Cela l’aurait divertie, elle aurait confectionné des bouquets… et après ?

— Tu es vraiment stupide, Ambre, maugréa-t-elle.

Les mains sur les hanches, elle laissa échapper de sa bouche un râle. Soudain, une boule de poils brune se cogna contre une de ses jambes – et la fit sursauter par la même occasion –, avant de reprendre sa course affolée dans ce champ sans fin. Une souris, ou en tout cas une cousine très proche.

« Si seulement je pouvais atteindre une rivière ! J’ai quitté ce chemin il y a une demi-heure. Je suivrais son lit, qui me mènerait forcément à un village. »

Une partie de ses souhaits s’exauça quelques minutes plus tard. Elle se pencha vers le cours d’eau et but avec avidité en creusant un bassin naturel avec ses paumes, puis en les portant à ses lèvres. Dans un état second, elle se mouilla le visage. L’espace d’un instant, le contact l’apaisa. Les battements de son cœur se calmèrent à leur tour. L’eau paressait sur ses paupières, ses pommettes et son menton. La rivière serpentait à travers l’herbe, et quand la jeune Terrienne s’enquit de sa direction, elle faillit pousser un cri de joie.

Au loin s’étendait le village qu’elle recherchait, où elle serait en mesure de se ravitailler et de s’habiller. Sauf qu’elle n’avait pas d’argent. Tandis qu’elle réfléchissait à ce problème épineux, les paroles du Tisseur sur les échanges libres lui revinrent en tête. Cependant, les habitants risquaient de se méfier d’elle, et peut-être…

« Stop ! Tu verras bien sur place ! »

D’un pas décidé – et qu’elle voulait alerte –, Ambre longea le cours d’eau pour affronter l’étape suivante. Elle devait obtenir l’aide d’un villageois, ainsi que d’autres indices.

_____________________________

(1) : Équivalent de « Tout à l’heure » sur Erret.

(2) : Équivalent de « jour » sur Erret.

7