Les Bois de l’Aurore, Zénith.
Mercredi 7 mars 2012
8 h 4.

Lily se réveilla au cœur de cette mystérieuse forêt. Le soleil se levait en paix et une Aurore irritait sa peau. Elle se redressa, furieuse, refusant de croire à cette deuxième hallucination. Son rêve lui parut tout aussi réel que la fois dernière. Elle vérifia l’état de son poignet, remarqua, la gorge nouée, la présence de son bandage ; et elle possédait toujours son attelle. Elle se trouvait dans le même état que celui dans lequel elle était avant de s’endormir dans sa chambre. Elle portait la nuisette qu’elle mettait tous les soirs.
— OK. Mon esprit me joue des tours.
Agitée, elle tentait en vain de lever le voile sur cette histoire en arpentant les bois.
— Cette hallucination doit forcément résulter d’un problème psychologique ou émotionnel…
Elle soupira, découragée.
— Bon. Je souffre sans doute de somnambulisme. Les évènements qui se déroulent dans cette forêt dramatisent mes promenades nocturnes dans mon appartement ou dans les rues de Paris !
Lily réfléchit à toute vitesse. Elle aurait pu penser au départ que ce rêve très réaliste découlait d’un pseudo-coma à la suite de son accident. Mais là, il se produisait même durant un simple sommeil.
Une idée lui vint à l’esprit. Elle alla chercher un débris d’écorce tranchante, car la flore de ce monde différait de celle du sien. La jeune femme pointa le côté le plus aiguisé dans sa main, et rit aux éclats, se moquant de ce qui pouvait lui arriver.
Après tout, ce n’était qu’un simple rêve. Elle enfonça l’écorce acérée dans sa paume. Choquée, elle émit un cri de douleur et balança le débris contre un tronc d’arbre. Un fin filet de sang coula entre ses doigts.
— Et merde, cracha-t-elle, irritée par la vraisemblance de son hallucination. Pourquoi mes sensations paraissent-elles aussi réalistes ?
Déconcertée, elle fit davantage attention au paysage alentour. Une pente assez vertigineuse lui faisait face. Elle se trouvait sur un tas épais et moelleux de feuilles géantes. Si une personne dégringolait et retombait sur ce coussin naturel, elle devrait survivre, songea-t-elle. Mais une autre pensée s’insinua sournoisement dans son esprit. S’agissait-il de la fameuse pente sur laquelle elle avait chuté dans son dernier rêve, après qu’un lion féroce l’eut poursuivie ?
Sa main lui faisait mal. Elle désirait la soigner malgré l’absurdité de la tâche. Bloquée par le talus, elle fut contrainte de se retourner. Là, surprise, elle aperçut une immense étendue d’herbes rases un peu plus loin. Lily se situait à la lisière de la forêt. Curieuse, elle s’y approcha, avant de distinguer une vaste plaine qui semblait ne jamais s’achever. Aucun arbre, aucun lac, aucune mer ne peuplait le décor, excepté de l’herbe sèche, de la terre dure et des cailloux. Elle plissa les yeux et aperçut une longue chaîne de montagnes à l’horizon. Un sentiment étrange l’envahit peu à peu. Elle connaissait cet endroit.
Une pente infranchissable et un désert oppressant terminé par des pics rocheux la piégeaient. Comment pouvait-elle se réveiller et sortir d’ici ? La solitude commençait à la peser. Elle attendit encore longtemps, assistant au lever du soleil qui éclairait peu à peu les sommets des montagnes inaccessibles. La lumière, vive et miraculeuse, teintait le ciel de tons orangés comme les flammes et rouges comme le sang. Aucune trace de vie dans cette plaine désertique ne se manifestait, et l’air devenait de plus en plus irrespirable à mesure que la température grimpait.
Assommée par la chaleur, elle s’écroula dans l’herbe sèche. La soif et la faim ne tardèrent pas à irriter sa gorge et son estomac. Le soleil s’élevait dans le ciel et consumait ses bras frêles et nus.
Soudain, un cri déchirant fendit les airs. Elle releva la tête et distingua une créature volante qui tournoyait à une vingtaine de mètres au-dessus d’elle. Noire et gracile, elle arborait un long cou, une queue interminable et deux paires d’ailes aussi larges que de grandes voiles. Ses écailles régulières scintillaient à la lumière du jour, ce qui l’éblouit. Une masse sombre était assise à cheval sur son dos. Au moment où Lily réalisa qu’elle était une personne, l’effroyable monture fondit sur sa cible.
Terrifiée, la vulnérable proie bondit, se retourna d’un pas chancelant, s’enfonça dans la forêt et longea la pente de manière à trouver une issue, poursuivie par la créature rugissante. Elle ne réfléchissait plus et se contentait de filer droit. Ce n’était qu’un cauchemar, se persuada-t-elle. Pourtant, son instinct lui dictait de fuir cette redoutable bestiole malgré l’absurdité des évènements qui l’assaillaient.
Elle galopa durant un long moment, jusqu’à ce que la pente s’atténuât et qu’elle pût enfin la franchir. Elle s’affaira à grimper avec les pieds et les mains, enfonçant ses ongles dans la terre, ignorant les douleurs lancinantes dans son bras et son poignet.
Arrivée en haut, elle poursuivit sa course, essoufflée, les poumons enflammés. À part les claquements violents de ses tympans et les battements précipités de son cœur, la jeune femme n’entendait plus aucun bruit derrière elle à présent. La dense forêt avait empêché la créature volante de la franchir à cause de ses ailes encombrantes.
Quoi qu’il en soit, plus aucun danger apparent ne menaçait Lily.
Pour le moment.
Elle réalisa néanmoins que ses hallucinations nuisaient à sa survie. Ce monde imaginaire était peuplé de monstres. Le visage plein de sueurs et de larmes séchées, Lily se faufilait entre les arbres, les pieds écorchés par leur nudité. Elle se déplaçait avec lenteur, l’air méfiant, sur le qui-vive. Son cœur battait très fort, et le rythme de sa respiration ne parvenait pas à se stabiliser. Elle craignait à chaque instant qu’un monstre surgît de nulle part, et perdait son sang-froid. Rien que le fait de mettre un pied devant l’autre l’épouvantait.
Quoi qu’il en soit, il était impossible de se repérer ici. L’air était chargé en humidité, ce qui l’étouffait davantage. Lily avait mal au crâne à cause de la faim et de la chaleur. Elle marchait droit devant elle. Après tout, elle n’avait pas d’autre choix que de poursuivre sa route et attendre que son esprit fût enfin libéré de cette chimère. Le temps, quant à lui, semblait s’étirer indéfiniment…

Des heures plus tard, le soleil terminait sa course et commençait à décliner. La jeune femme se sentait harassée. La chaleur de l’après-midi l’avait vidée de toute son énergie. Elle était terrifiée à l’idée de ne plus jamais se réveiller.
Mais un détail attira bientôt son attention : de hautes haies bloquaient son chemin quelques mètres plus loin. Elles formaient une sorte de forteresse naturelle, délimitant un espace circulaire. Intriguée, Lily s’en approcha avec prudence. Elle se retrouva devant la muraille feuillue. Elle la longea, s’attendant à tomber sur une entrée. Elle dut marcher une bonne minute avant de la trouver.
Enfin arrivée au seuil, elle se figea, sous le choc. Ce fut la première fois qu’elle découvrit des traces d’une activité humaine : un village en ruine. Il était entièrement brûlé, ravagé. Des barbares, sans doute, l’avaient détruit récemment. L’odeur du cramé persistait, accompagnée de fumées âcres. Une autre fragrance irritait ses narines, plus forte et nauséabonde. Lorsque son regard se dirigea vers le sol, elle comprit l’origine de cette odeur. Elle vomit, écœurée par ce massacre. Une centaine de corps étaient étalés et tordus un peu partout. Certains étaient carbonisés, d’autres pleins de sang et mutilés. Jamais Lily n’avait assisté à une telle scène, même dans les pires films d’horreur qu’elle avait regardés. Pétrifiée, elle restait immobile.
L’instant d’après, elle secoua la tête comme si elle venait de reprendre connaissance après un traumatisme, et fit volteface, désirant quitter au plus vite cet endroit épouvantable. Elle se raidit, son cœur rata un battement et sa gorge se noua, l’empêchant de respirer.
Une fillette était postée à l’entrée du village. Cette dernière l’observait en silence, avec avidité. Sa présence impromptue l’avait surprise. Elle ne l’avait pas entendue arriver avant de croiser son regard de glace. Celle-ci ne lâchait pas Lily des yeux. Ses vêtements étaient sales et déchirés, malgré l’étrange blancheur, propreté, et uniformité de sa peau. Ses prunelles singulières épiaient chacun de ses gestes. D’un bleu vif et transparent, une lueur dérangeante les animait. Son air angélique se déforma lorsqu’elle remarqua du sang sur les doigts de Lily. Une expression sauvage gâcha l’innocence de ses traits.
Un frisson crispant parcourut l’échine d’Aurora à vive allure. Décontenancée, elle tenta de se détendre du mieux qu’elle pouvait. Elle inspira et déclara d’une voix fébrile :
— Bonjour, je m’appelle Lily. J’ignore ce qui s’est passé ici…
Le regard de la fillette s’illumina tandis que la jeune femme déglutit péniblement, et pencha la tête vers la droite, tel un prédateur qui analysait sa proie avant d’attaquer. Son attitude paraissait anormale, inquiétante, et son esprit semblait bien plus vif et perspicace que celui d’une enfant de son âge.
— J’ignore ce qu’ils m’ont fait, lâcha-t-elle soudain, d’une voix lugubre et cristalline. Ils ont tué mes parents avant de repartir en me laissant agoniser toute la nuit. Ils m’ont brûlée. Je l’ai senti.
Scandalisée, Lily s’empressa de lui demander :
— Qui sont-ils ? Comment ont-ils pu te réduire en cendres si tu te trouves devant moi à tenir une conversation ?
C’était absurde et incompréhensible.
— J’ai faim, cracha-t-elle d’un ton brusque et capricieux, en la détaillant d’un air presque bestial.
Les lèvres de l’enfant se mirent à trembloter. Son visage s’assombrit et son regard devint plus noir que jamais. À cet instant, l’épouvante qui envahissait Lily atteignit son paroxysme. Elle prit conscience de sa folie. Pourquoi s’adressait-elle à une inconnue alors qu’elle n’existait pas ? Et pourquoi figurait-elle dans son cauchemar ? C’en était trop pour elle. Aurora perdit l’esprit et la nausée l’étrangla une nouvelle fois. Elle désirait exprimer sa révolte.
— Qu’est ce que c’est ce délire ? hurla-t-elle.
La mystérieuse fillette sursauta, pencha un peu plus la tête sur le côté et plissa ses yeux lugubres.
— Qui es-tu ? vociféra de nouveau Lily.
L’orpheline fronça les sourcils et semblait agacée par le comportement de son interlocutrice.
— Tu n’es pas réelle ! C’est un songe ! Une illusion ! Tu n’existes pas !
Lily perdit le contrôle de ses émotions. La folie s’était emparée d’elle. Elle eut la curieuse impression que tout devenait surmontable et que ses actes n’entraîneraient aucune conséquence puisque ce qui l’entourait était irréel. Elle bondit sur la fillette, lui agrippa ses beaux cheveux blonds et les tira de toutes ses forces, une expression haineuse gravée dans son visage.
Mais contre toute attente, l’enfant attrapa le poignet valide de son agresseur avec dextérité, le serra d’une force inappropriée pour son petit gabarit, l’approcha de ses lèvres glaciales et y enfonça des dents pointues. Lily réagit et la rejeta, tandis que du sang chaud glissait le long de son bras blessé.
— Espèce de folle ! vociféra Lily, choquée, avant de gifler la fillette.
En agissant de la sorte, elle avait espéré que l’enfant fût un fantôme, ou qu’elle s’évaporât, lui prouvant que ce monde n’existait pas. Malheureusement, elle avait bel et bien senti ses dents se planter dans son bras, comme l’écorce tout à l’heure. Effrayée, une expression de démence déformait son visage luisant de larmes. Elle croisa à nouveau le regard translucide de la sauvage orpheline et y déchiffra une redoutable soif de vengeance. Un filet de son propre sang perlait dans le coin de ses lèvres enfantines, si gracieuses pourtant. La fillette étira un sourire délirant qui faisait froid dans le dos.
Sa blessure lui brûlait le poignet. La douleur devint très vite insupportable à mesure que les secondes défilaient. Pendant ce temps, le soleil déclinait à une folle allure. Bientôt, le Crépuscule qu’elle redoutait tant plongerait l’immense forêt dans une terrifiante obscurité. La présence de l’affreuse orpheline n’arrangeait en rien son anxiété.
Les évènements qui suivirent se déroulèrent à une vitesse ahurissante. Alors que l’étrange enfant s’apprêtait à bondir sur la jeune femme, elle s’immobilisa, releva la tête et regarda autour d’elle, reniflant l’air comme un animal aux sens très fins. Elle sentit quelque chose ou entendit un bruit que Lily fut incapable de percevoir. Le comportement de la fillette la troubla une fois de plus.
— Ils arrivent.
— Qui… qui ça ? balbutia Aurora.
— Les Hybrides.
Quelques secondes plus tard, Lily les aperçut enfin. Des rugissements de loups enragés résonnaient à des kilomètres. Elles ne ressemblaient pas à la bête féroce qui l’avait pourchassée la nuit dernière dans son premier cauchemar. Elle se trouvait au bord de la crise de nerfs. Elle se décomposa et l’angoisse la submergea peu à peu. Elle voulait disparaître sur-le-champ, et ne jamais revenir. Elle essaya de se réveiller, en vain. Elle était emprisonnée dans sa tête. Le Crépuscule, lui, s’impatientait.
Les grognements sourds, les hurlements s’intensifiaient, annonçant l’arrivée inéluctable des Hybrides. La fillette, quant à elle, fila à une vitesse impressionnante. Lily ne cherchait plus à comprendre si ce qu’elle était en train de vivre était réel ou non : elle devait courir. Ces créatures sortaient qu’au Crépuscule. La peur au ventre, elle suivit la même direction que celle qu’avait choisie l’enfant. Elle enjamba les corps inertes et quitta les lieux sans hésiter. Elle se retrouva seule, car la fillette l’avait déjà semée.
Ils approchaient. Elle s’enfuit aussi vite qu’elle le put, s’enfonçant davantage dans la forêt noire. Après une longue course épuisante, Lily frôla un énorme tronc d’arbre où émergeaient de petites planches en bois. Elle s’arrêta, paniquée, et remarqua avec soulagement que ces planches formaient de minuscules marches jusqu’à la cime. Sans réfléchir, elle grimpa en s’agrippant à l’écorce pendant un temps qui lui parut interminable, les membres fébriles, avant d’atteindre une étroite plateforme.
Quelques secondes plus tard, les fameuses créatures arrivèrent. Elles reniflèrent l’air, enragées par leur incapacité de gravir les planches. Elles continuèrent leur chemin, peut-être à la poursuite de la fillette. Parmi les cinq bêtes qui l’avaient pourchassée, elle reconnut un lion, un ours, un loup, un chien sauvage et un puma. Comment cinq prédateurs de races différentes pouvaient-ils chasser ensemble ?
Malheureusement, son soulagement s’acheva bien vite. La blessure à son bras causée par les dents acérées de la fillette lui brûlait de plus en plus. Cette douleur sournoise envahissait la totalité de son membre, son épaule, sa poitrine, son cou, son visage, son ventre, puis le reste de son corps. Chaque palpitation la poussait à hurler. Le sang qui circulait dans ses veines la rongeait comme un acide, et décomposait chaque cellule.
Son cœur s’accélérait davantage au fil des secondes. La douleur ne cessait de s’intensifier. Lily eut l’épouvantable sensation que son corps s’enflammait, que ce poison dégradait ses organes. Son souffle était brûlant, rauque ; sa température montait en flèche. Elle tâta son front : il se consumait. Elle hurla. Ses yeux suintaient comme s’ils transpiraient et ses veines gonflaient. Elle ne parvenait plus à respirer. Ses tempes claquaient dans sa tête et ses membres tremblaient.
Elle avait la vive sensation de s’embraser.
Lily ne comprenait pas, mais elle n’avait pas le temps de paniquer. Ces brûlures insupportables l’accablaient tellement qu’elle ne réalisait plus rien de ce qui l’assaillait. Elle hurlait de douleur, au bord de la folie.

Des heures passèrent, elle pensait subir ce martyre depuis une éternité. Son corps luttait encore, avec désespoir, contre cette maladie foudroyante. Chaque palpitation lui indiquait qu’elle appartenait toujours à ce monde étrange. Elle souhaitait qu’il cessât de battre afin de ne plus sentir des lames de couteaux cisailler ses artères meurtries. Ce phénomène dramatique durerait toute la nuit.

Plus tard, bien que le soleil se levât en paix, Lily Aurora défaillit dans la tourmente…

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