Il y a toujours plus de malades. On va finir par tous y passer si ça continue. Trois-quart des premiers atteints ont clamsé.

Le toubib a dit qu’il fallait nettoyer entièrement le bateau. J’ai fait vider le Déraisonné. Les hommes l’ont briqué de la proue à la poupe et des cales au grand mat. Les fringues, les draps et les voiles ont été bouilli. C’était une bonne chose. Les tissus étaient bourrés de puces, de poux et un tas d’autres parasites.

Les matelots aussi y sont passés. Bellick les a tous se fait se laver à fond et entièrement raser. Certains gueulaient car ils voulaient garder leurs cheveux. J’ai montré l’exemple et je me suis rasée la tête. Bellick m’en doit une sacrée sur ce coup.

Le Déraisonné est en cale sèche. Nos pirates ressemblent à des gosses pré-pubères. Le capitaine est toujours malade. Il a encore de la fièvre, mais ne délire plus. Pourvu que ce soit un bon signe et non pas parce qu’il est en train de casser sa pipe. Je ne l’ai plus vu depuis sa mise en quarantaine. Seul Bellick continue d’aller le voir ainsi que les autres malades.

Nous sommes loin des heures de gloire du Déraisonné.

Journal de bord du Déraisonné
Sec. Mac Alistair
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Chapitre XI : La Chasse est Ouverte

Dans l’Armada, il existait un certain nombre de règles. Comme dans toutes les armées. Mais concernant celle de la Fédération, elles étaient plus nombreuses et encadrées. Il fallait avouer qu’un grand nombre de pays se retrouvait réuni en son sein. Des coutumes, des langues, des cultures et manières de faire différentes qu’il fallait entièrement recadrer et unifier sous une seule bannière. La hiérarchie, les armes, les manœuvres militaires n’étaient pas les mêmes dans tous les pays. Elles reposaient principalement sur celles de Chalice. Heldegarde qui était originaire de Hasgarr et qui avait fait ses classes dans son pays d’origine avait rapidement compris qu’il lui faudrait tout oublier de ce qu’on lui avait appris pour correspondre aux exigences de sa nouvelle armée. Malgré les années, son sang hasgarriste parlait encore. D’anciens réflexes demeuraient résistants. Il n’était pas toujours d’accord avec la façon de faire de ses supérieurs. Comme certaines armes chalicéennes le répugnaient. Il n’avait pas appris à se battre ainsi. Chalice se montrait peut-être plus évoluée dans beaucoup de domaines, mais elle en avait perdu le sens de l’honneur et ne considérait plus la guerre à échelle humaine.

Mais les choses changeaient. Il était Commandant à présent. Un titre élevé. Il possédait plusieurs bateaux sous ses ordres et il œuvrait même à bord de l’Aura Boréale, l’une des meilleures frégates de l’Armada. De plus, il était dans les petits papiers de l’Amiral von Wisterheim. Ils avaient fait leurs classes ensembles à Hasgarr. Cela remontait à de nombreuses années, mais le prince n’avait pas oublié son camarade, fils de modestes marchands. Leur amitié avait déjà étonné à l’époque, mais elle persistait et continuait de faire lever des sourcils. Mais aujourd’hui on se taisait. Ils étaient à présent tous deux des militaires de haut rang. Beaucoup de soldats de l’Armada savaient que le Commandant Heldegarde n’était pas à homme à contrarier. Von Wisterheim se plaisait à plaisanter sur le fait que son titre d’Amiral il ne le devait qu’à son frère, le roi de Hasgarr. C’était un bon soldat et un bon stratège. Mais il était vrai que les places d’amiraux et vice-amiraux étaient généralement réservés aux nobles et personnes proches des dirigeants des pays membres de la Fédération. Heldegarde savait qu’il ne monterait pas plus haut. C’était peut-être mieux ainsi. Il avait déjà une bonne marge de manœuvres et d’indépendance, connaissait les bonnes personnes et possédaient des navires et des hommes directement sous ses ordres. Du moment qu’il n’avait pas besoin de toujours demander des permissions et à rendre des comptes, il était satisfait.

Concernant le blocus de l’Amarante, c’était lui-même et von Wisterheim qui avaient eu l’idée et qui l’avaient élaboré et préparé. Ils avaient dû ensuite subir des mois de bras de fer avec la Fédération. Heureusement, ils s’étaient trouvés des alliés de poids au sein du conseil. Évidemment, le Roi Henrich avait soutenu son frère dans son entreprise. Une grande partie des pays de Birenze et des Terre d’Ædan s’étaient prononcés pour. Deux autres amiraux les avaient suivis. Cependant, il leur faudrait agir vite et bien fait. Cette manœuvre militaire occupait un nombre phénoménal d’hommes et de moyens. Mais si cela permettait de nettoyer l’Amarante, on oublierait vite les contraintes pour ne retenir que les résultats. Et le contraire en cas d’échec. Pendant ce temps, la Fédération et Chalice rongeaient leur frein. Mais pour combien de temps encore ?

Roman Heldegarde avala d’un trait sa tasse de café. Il profita de l’amertume dans sa bouche. Le soleil n’était pas encore levé. Il avait été réveillé une dizaine de minutes auparavant par un de ses espions. Charon et ses hommes s’étaient grandement agités dernièrement. Visiblement, ils déplaçaient leur planque et son contenu surtout. Ils avaient effectué de nombreux voyages durant la nuit. Et ils n’avaient pas fini. C’était le bon moment pour lancer une attaque. Tout apprêtés qu’ils étaient sur l’organisation de leur fuite, ils ne verraient pas le coup arriver. Les espions les avaient bien sûr suivis et savaient parfaitement où ils comptaient déménager. Une grotte marine dans une falaise visiblement.

Le Commandant avait donné l’ordre aux marins de se réveiller et de se préparer à l’assaut. Lui-même était déjà habillé de pied en cap. Son sabre pendait à sa hanche ainsi que son pistolet. Depuis le temps, ses armes personnelles étaient plus devenues des symboles car il demeurait surtout en arrière pour donner des ordres. Mais il continuaient de les entretenir soigneusement. Ne jamais baisser sa garde. De plus, le terrain lui manquait souvent. Cependant, il ne pouvait pas se permettre d’aller en première ligne et de risquer de désorganiser l’attaque.

Dans le bateau, les bruits de pas précipités et les brouhahas semblaient s’atténuer. Apparemment, les soldats avaient presque fini de se rassembler. Heldegarde reposa sa tasse vide et sortit de sa cabine. Arrivé sur le pont, il vit qu’une partie de ses hommes l’y attendait plus ou moins en silence. Qui se fit totalement lorsqu’il apparut. Le Commandant n’avait pas fait appel à ses troupes entières. Cela aurait été trop important pour juste arrêter Charon et ses complices. De plus, il ne devait pas laisser l’Amarante sans surveillance. Il avait donc fait déplacé qu’un clipper pour cette mission et une cinquantaine de marins. L’Aura Boréale et les bateaux à vapeur étaient restés près l’ouverture de l’Amarante sous les ordres d’un capitaine qu’il avait désigné. Il aurait commis une grossière erreur s’il avait utilisé la frégate pour le transport de troupes. Elle manquait cruellement de discrétion contrairement à ce bateau plus modeste. Il avait profité de la nuit pour longer les côtes et se rapprocher de Blaisois. Il était à moins d’une heure de distance de la planque de Charon.

Heldegarde ordonna à ses troupes de se mettre en mouvement. Maintenant, il s’agissait d’une course contre la montre. Pour l’instant, la proie était dans son terrier, mais elle pouvait s’en défaire à tout moment. Il fallait l’encercler avant qu’elle les repère. S’ils rataient Charon aujourd’hui, ils n’auraient pas d’autres chances. C’était un vieux renard rusé qui ne se ferait pas avoir une seconde fois. Il faudrait faire preuve de discrétion aussi. Les hommes du trafiquant devaient être sur les nerfs et surveiller. Avec ce qui c’était passé dans tout Chalice et surtout à l’un de leurs entrepôts de Giroudie, ils ne devaient pas avoir l’esprit tranquille. Charon avait déjà dû sentir le piège se refermer, sinon il ne se serait pas donner la peine de changer de planque et de s’agiter ainsi. En somme, le premier effet de surprise était raté, mais le plus important demeurait. Les soldats descendirent du clipper en rangs ordonnés. Fusils le long du bras gauche, armes de poings à la ceinture, ils étaient prêts à en découdre. Le Commandant quitta le navire en dernier, son bras-droit à ses côtés.

Alexandre Trabot était un chalicéen pure souche. Il venait du fin fond de la campagne de Darragne. Contrairement à Heldegarde qui s’était engagé assez tardivement dans l’Armada, le Capitaine Trabot avait intégré l’armée de la Fédération alors qu’il était à peine majeur. Certaines mauvaises langues racontaient qu’il avait falsifié sa date de naissance et qu’il était encore mineur, mais cela n’avait plus d’importance à présent. Du haut de ses trente-trois ans, il avait tout du soldat exemplaire. Il n’était pas homme à commander malgré son grade, mais il se montrait particulièrement efficace pour soutenir et exécuter. Malgré leurs presque vingt ans de décalage, les deux hommes s’accordaient bien. Plutôt que de l’envoyer sur un obscure bateau patrouiller sur le Golfe, Heldegarde avait préféré le garder près de lui pour l’assister dans sa tâche de Commandant. Le duo se révélait prolifique et le supérieur hasgarriste se plaisait à avoir quelqu’un pour faire la paperasse ou organiser le bateau quand il décidait d’avoir quelque chose de plus important que cela à faire.

Deux lieutenants menaient et guidaient les soldats à l’avant. Tout en marchant, Heldegarde sortit une carte de sa poche. Elle montrait les côtes du sud de la Giroudie et du nord de Soul. Il avait entouré en rouge deux jours auparavant un coin du village de Blaisois. Là où se terrait Charon. Trabot y jeta un bref coup d’œil également.

« Je n’ai toujours aucune nouvelle des espions, annonça t-il d’un ton rassurant. Charon n’a pas dû bouger depuis hier soir.

– Sauf si les sentinelles ont été repéré et abattu, marmonna Heldegarde, concentré sur sa carte.

– Il n’y a pas de raison, trancha le capitaine en secouant la tête.

– Tout peut arriver, le contredit le Commandant. Il faut toujours se préparer au pire. Ainsi, on ne se fait jamais surprendre. »

Trabot ne répondit pas. Il savait son chef têtu et aimant avoir le dernier mot. Ce qui passait d’ordinaire pour des défauts faisait de lui un chasseur acharné qui ne lâchait jamais sa proie avant qu’elle ne soit définitivement à terre. Depuis les quelques années qu’il officiait à ses côtés, il l’avait vu poursuivre et arrêter un nombre impressionnant de criminels. Surtout des pirates. Il naviguait en mer depuis si longtemps qu’il en connaissait les moindres recoins et routes. Il retrouvait toujours les personnes qu’il recherchait. Il devait mieux connaître le Golfe d’Urian que la plupart des boucaniers. Seul un homme n’était pas encore derrière les barreaux, mais cela ne saurait tarder. Le capitaine se sentait toujours aussi impressionné et écrasé par la persévérance et la présence de son supérieur. Il n’avait jamais été aussi fier de seconder quelqu’un qu’avec Heldegarde.

On s’approchait du but. Le village de Blaisois était visible à l’œil nu. Le Commandant fit se déployer les hommes. Ils se cachaient derrière des buissons,des reliefs du sol, des rochers. Rapidement, le patelin se retrouva entièrement encerclé. Heldegarde sortit un miroir carré de son uniforme. Le soleil commençait à se lever et ses rayons étaient suffisants. Il inclina la glace, capturant la lumière rougeoyante. Avec des mouvements secs et rapides du poignets, il bougea le miroir, rompant le rayon ou le reflétant. Il s’agissait d’un code pour les espions qui devaient se trouver sur place. Heldegarde rebaissant sa glace et attendit la réponse. Elle vint très rapidement à son grand soulagement. Charon et ses hommes étaient toujours à l’intérieur.

« Je vous avais dit qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter, lui fit remarquer Trabot avec un sourire.

– Maintenant, il faut espérer que Charon n’ait pas de passage secret dans sa grange. » répliqua Heldegarde d’un ton sec.

Il n’aimait vraiment pas se faire contredire et surtout pas par un de ses subordonnés. Même l’Amiral von Wisterheim évitait de s’opposer à ses dires à moins qu’il ne soit sûr de son coup. Mais le Capitaine devait admettre que ce serait bien le genre de Charon d’avoir une telle sortie de secours. Ce Commandant finissait par le faire douter de tout.

Petit à petit, les soldats se rapprochèrent tout en faisant en sorte de rester hors de vue. La grange se retrouvait complètement assiégée. À moins que les craintes de Heldegarde ne se confirment, Charon était fait comme un rat. La formation que le Commandant avait imposé à ses troupes restait simple. Un cercle qui ne cessait de se resserrer. Pourquoi certains s’amusaient-ils à toujours faire compliqué et ainsi se rajouter incertitudes dans le plan ? Il ne comprenait pas ses collègues ou supérieurs. Le plus important était de tout maîtriser de A à Z. Aucune zone d’ombre ou de risque ne devait persister. Toutes les possibilités se devaient d’être étudier. Si Charon se gardait bien une sortie sous le coude comme il le soupçonnait, il avait fait envoyer le second clipper le long des côtes. Dès que la marée se ferait basse toutes les grottes marines seront révélées dont celle de Charon. Il était plus que décidé à ce que le trafiquant ne lui échappe pas. Un des espions avait suivi des hommes de Charon la veille pendant qu’ils déchargeaient des coffres de marchandises vers leur nouvelle planque. Il n’avait pas pu réellement la voir de peur d’être repéré, mais il savait où elle se situait. Le second bateau rôdait donc dans ce périmètre. Heldegarde se sentit légèrement coupable de ne pas avoir mis Trabot dans la confidence de ce plan de secours, mais il adorait voir la surprise et l’admiration dans ses yeux quand il sortait un tel lapin de son chapeau. Ce n’était pas parce qu’il était un haut gradé de l’Armada qu’il ne pouvait pas se faire quelques plaisirs d’orgueil de temps à autre.

Les hommes étaient en place, il ne restait qu’à donner l’assaut. Trabot jeta un coup d’œil à Heldegarde pour lui signifier qu’on attendait ses ordres. Avant cela, le Commandant surveilla les alentours avec ses jumelles. À part ses soldats, il n’y avait personne. Le village commençait à s’éveiller, mais apparemment aucune menace ne semblait en émaner. La grange demeurait sombre et endormie. Ou alors vide. Heldegarde ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque passage souterrain. Charon n’était pas homme à laisser quelque chose au hasard et à risquer de se faire prendre au piège aussi facilement. Tel que le hasgarriste le connaissait, il devait avoir un plan de secours. En vérité, les deux hommes se ressemblaient et Heldegarde se serait aménagé une sortie discrète en cas d’attaque. Il ne restait qu’à espérer que le trafiquant et ses hommes soient toujours à l’intérieur et que l’attaque soit trop rapide pour les laisser fuir. Mais l’instinct de Heldegarde lui soufflait que le clipper amarré au large aurait du travail. D’un signe de tête, il autorisa Trabot à ordonner l’assaut.

Sur un bateau, l’attaque était donnée généralement par une cloche ou le lieutenant qui criait. À terre, la plupart des armées la sonnait à coup de canon ou de fusil. Mais, pour cette manœuvre, il fallait se montrer discret. Ce fut donc avec un miroir que l’ordre fut envoyé aux différents lieutenants. Une fois le message passé, un nouvel éclat lança l’assaut. Dans un seul mouvement, les hommes se levèrent de leur cachette et s’élancèrent, fusil en avant. Il n’eut toujours aucune réaction du côté de la grange. Mais l’attaque se faisait en silence. Cependant, jamais Charon n’aurait laissé son QG sans guetteur. Le premier groupe de soldats avait atteint la porte et l’ouvrit à grands coups de pieds. Tout en restant à couvert, ils regardèrent à l’intérieur. Mais Heldegarde savait déjà que l’endroit était vide. Charon avait bien une sortie secrète. D’une manière ou d’une autre, il avait repéré ses espions et il s’était enfui sous leur nez. Cela avait été trop simple pour être vrai.

Le premier groupe s’agita et le lieutenant chargé d’eux se glissa avec quelques hommes dans la grange. Les autres groupes se figèrent. On regardait par les fenêtres et on murmurait entre soldats. Trabot s’était complètement relevé, un pli anxieux entre les deux yeux. Il se tordit le cou comme s’il verrait mieux ainsi.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Heldegarde se releva tranquillement. Il se permit même de bourrer et d’allumer sa pipe. Il avala et expira une bouffée avant de répondre d’un ton ironique.

« Il se passe ce que j’avais dit. La grange est vide. Ils se sont tirés dans la nuit. »

Les yeux écarquillés, le Capitaine se précipita en oubliant toute prudence vers l’ancienne planque de Charon. Avec un rire désœuvré, Heldegarde regarda tous ces jeunes s’agiter comme des fourmis. Tout ne se passait pas toujours comme prévu. Il était temps pour eux d’avoir cette petite leçon. Les pauvres ne semblaient pas connaître l’effet de la défaite. Le Commandant ramena la pipe à ses lèvres. La marée était encore trop haute pour lancer la seconde manche. Trabot, essoufflé, revenait vers lui au galop. Son supérieur se mordit la lèvre inférieure pour s’empêcher de rire.

Les soldats n’étaient plus du tout en formation. Certains lieutenants commençaient à faire explorer les environs et un groupe fouillait la grange. Au moins, ils savaient prendre des initiatives pas trop bêtes. Même si dans ce cas, c’était inutile puisque Heldegarde savait où se cachaient Charon et consort. Il reporta son attention sur son bras-droit.

« Disparus, lâcha t-il entre deux halètements. Plus personne.

– Je l’avais dit, conclut le Commandant, pragmatiquement.

– On ne pourra jamais le retrouver. C’est fichu.

– Il est certainement planqué dans une grotte marine sur les côtes. Je sais plus ou moins où elle se trouve. À moins qu’il n’ait eu le temps de se creuser un petit tunnel, il ne peut nous refaire le coup. Le second clipper surveille les environs. »

Les yeux du Capitaine étaient tellement écarquillés qu’on pourrait croire qu’ils allaient lui sortir des orbites. Il semblait aussi épaté que scandalisé.

« Vous le saviez depuis le début. Pourquoi je n’ai pas été mis au courant pour le deuxième clipper ?

– Je ne voulais pas que vous partiez dans cette petite expédition avec l’esprit perdant. »

Trabot rit jaune et sec.

« C’est ça, ouais. Vous aviez raison et j’avais tors. Heureux ?

– Je n’irai pas jusque là. Mais satisfait tout du moins. »

Il ignora le regard désabusé et amusé de son bras-droit et ralluma sa pipe qui s’était éteinte.

« Il faut que vous alliez porter un message au clipper qui attend près des côtes. Ils sauront ainsi qu’il faudra passer à l’action dès la marée basse. On utilise le même code que pour l’attaque de la grange. »

Trabot n’essaya pas de protester. Heldegarde lui écrivit rapidement les coordonnées précises du bateau sur un bout de papier. Il lui conseilla également du bout des lèvres d’emprunter un cheval au village. Il fallait arriver avant la marée basse et que les marins aient le temps de préparer l’assaut. Même si logiquement ils devraient déjà être prêts à cette éventualité. Heldegarde observa, songeur, le Capitaine chalicéen s’élancer à toutes jambes vers Blaisois. Cet homme ne réfléchissait-il jamais aux autres probabilités ou se laissait-il aller car il savait que quelqu’un d’autre le ferait pour lui ? Heldegarde se demandait s’il ne devrait pas le pousser à penser enfin par lui-même. Cependant, il se refusait à s’en séparer. Il travaillait trop bien. Mais il ne réfléchissait pas assez. Le défaut de trop de soldats au goût du Commandant. Ce n’était pas parce qu’on était payé et formé pour obéir qu’il fallait cesser de réfléchir. Les supérieurs n’étaient jamais eux-même à l’abri d’une erreur. De plus, certains soldats monteront en grade un jour et ils devront se débrouiller seuls alors. S’ils ne se préparaient pas à ça, ils étaient fichus.

Son bras-droit parti, le Commandant se chargea lui-même de rapatrier les soldats. Il était inutile de les laisser chercher les fugitifs. Le lieutenant qui avait fouillé la grange lui rapporta qu’ils avaient trouvé l’entrée d’un tunnel sous une caisse vide collée au sol. Il demanda l’autorisation de le suivre avec quelques soldats. Ce que Heldegarde lui refusa. Cela ne servirait à rien. Il savait où se trouvait Charon. Le chemin qu’il avait emprunté lui importait peu. Sans s’embarrasser de discrétion, il prit le chemin du retour, ses soldats et lieutenants sur les talons. La plupart des hommes faisaient basse mine, ruminant leur échec. Mais déjà une rumeur se propageait dans les rangs et disait que Charon était repéré depuis le début par le Commandant et qu’un autre groupe s’en chargeait en ce moment même. Quand ils atteignirent le bateau, le moral des troupes semblait relevé.

Heldegarde demanda à un lieutenant qu’on fasse venir Trabot dans sa cabine dès son retour et qu’on surveille les environs. Qu’on le prévienne au moindre mouvement insista t-il avant d’aller s’enfermer à son bureau. D’un geste mainte fois répété, il étala les cartes de la région sur sa table. Il se laissa aller en arrière dans son siège, les mains sous le menton, pensif. Andrashad Bersky et les pirates qui l’accompagnaient étaient dans le coin. Il ne savait pas où ils avaient débarqué, mais quand il les suivait il avait remarqué qu’ils prenaient la direction de Soul. Ils devaient être à Blaisois ou dans les environs. Charon était le seul contrebandier dans ce pays et le principal sur le continent. Ils devaient être en contact avec lui pour revendre leur marchandise. Ils avaient laissé des cadavres derrière eux sur le Golfe d’Urian. Il avait retrouvé leur trace grâce à l’épave flottante d’un bateau de contrebandiers. Il connaissait cet équipage pour les avoir fait surveiller et remonter jusqu’au réseau de Charon. Il était certain qu’il s’agissait de l’équipage de Bonnie Mac Alistair. En montant à bord de ce navire criblé de coups de canon, il avait découvert un cimetière d’horreurs. Certains corps étaient tellement mutilés qu’il serait impossible à identifier s’ils avaient dû le faire. Il avait reconnu le travail propre et rapide de Bersky sur plusieurs corps. Mais d’autres n’étaient de toute évidence pas de son fait. Il allait finir par croire que l’assassin birenzien n’était pas l’homme le plus dangereux à bord du Léviathan. Ce n’était pas la première fois qu’on constatait des meurtres violents ou des actes de cruauté derrière le sillage de Mac Alistair. D’où le fait qu’elle était particulièrement recherchée elle-même.

Heldegarde chassa les images du massacre de son esprit pour mieux se concentrer sur ses cartes. Où pouvaient-ils s’être terrés ? Se pourrait-il qu’ils se soient eux aussi dissimulé dans une grotte marine ? Il secoua la tête. Ils ne connaissaient pas les lieux contrairement à Charon. Impossible d’en trouver une sans être du coin ; à moins de tomber dessus dans un coup de chance indécent. Il suivit des doigts les côtes. Il existait plusieurs criques aux alentours. Il était possible qu’ils aient amarré le bateau dans l’une d’entre elles. Il faudrait qu’il les fasse fouiller. Il pourrait lui-même faire un tour à Blaisois une fois Charon derrière les barreaux pour interroger les habitants. Les pirates avaient bien dû refaire leurs stocks et être allé s’amuser au bar ou à la maison de passes. Il ne restait qu’à espérer qu’ils ne fuient pas par le sud. Oh, ils seraient indéniablement repérés par le Commandant Tebaldi dont les troupes stationnaient près de Por-Parcal et de l’entrée de la Mer d’Argent. Mais Heldegarde courrait depuis beaucoup trop longtemps après Bersky pour laisser un autre que lui mettre la main dessus. C’était une affaire personnelle et il la réglerait personnellement.

On frappa à la porte. Il autorisa à entrer. Il s’agissait de Trabot qui paraissait bien fatigué. Ce pauvre homme manquait indéniablement d’endurance.

« J’ai bien transmis vos ordre au Capitaine Dmitriov.

– Bien, approuva Heldegarde en se balançant légèrement sur son siège. La marée a commencé à se retirer ou pas ?

– La marée basse est dans un peu plus d’une heure.

– Il ne reste qu’à attendre en ce cas. Un café ? » proposa t-il.

Avant d’entrer dans l’Armada, il ne connaissait pas ce breuvage ; étant une exportation de l’Océan d’Esther. Mais il en était rapidement devenu accro.

« Ce ne serait pas de refus. » souffla Trabot en se laissant tomber sur la chaise face au bureau.

Heldegarde remplit sa bouilloire et la posa sur le poêle à charbon qui occupait un coin de la cabine. Le luxe à la chalicéenne. Mais étrangement la rusticité de sa maison familiale lui manquait parfois. Utiliser tant de matériel pour son petit confort lui donnait l’impression d’être un assisté. Il posa les deux tasses sur le bureau après avoir repoussé les cartes. Trabot eut un sourire en voyant le tas de papiers.

« Vous ne pouvez pas vous empêcher de travailler.

– Je ne suis pas ici pour un voyage d’agrément.

– Non, mais cela ne doit vous empêcher de souffler un peu. Parfois, je me demande même si vous dormez.

– Bien sûr ! s’offusqua Heldegarde en reprenant prudemment sa bouilloire. Un homme qui n’a pas son compte de sommeil ne vaut rien. »

Il servit les deux tasses en eau puis rajouta une cuillère de café dans celle de Trabot et deux dans la sienne. À force de rester tous les deux à parler dans une cabine autour d’une tasse, il connaissait les goûts et proportions désirées par son subordonné. Ils discutèrent du blocus de l’Amarante et de qu’il adviendrait de Chalice une fois nettoyée des trafiquants. Le dialogue glissa sur le cas de Thalopolis. Une véritable impasse pour l’Armada. Au bout d’un moment, Heldegarde surprit Trabot faire tourner sa tasse de café dans sa soucoupe. Il le faisait toujours quand il était préoccupé. Le Commandant claqua la langue pour attirer son attention.

« Qu’est-ce qui vous tracasse, Trabot ?

– Comment dire ? commença le Capitaine, hésitant. J’ai entendu des rumeurs.

– Il y a souvent un fond de vérité dans les rumeurs, approuva le hasgarriste. Mais il faut faire attention à la source et sa déformation. Que racontent-elles ces fameuses rumeurs ?

– C’est à propos de Sidhàn. Il paraît que nous préparons une guerre contre les clans. »

Heldegarde fronça les sourcils. Lui aussi avait eu vent de ces propos.

« Difficile à dire. Cela fait trop longtemps que je n’ai pas été à Dispater pour avoir des sources sûres. Personne ne m’a mis au courant de telles choses. Pas même von Wisterheim. On pourrait penser qu’il n’en ait rien. Mais il est cependant vrai qu’il commence à avoir d’étranges mouvements de troupe autour du QG. Quant à l’intronisation de l’archipel de Coerleg dans la Fédération… C’est louche.

– Vous croyez donc cela possible ?

– Depuis le temps que la Fédération et le Grand Conseil en rêvent, ce ne serait pas étonnant. Maintenant qu’une base a été fondé à Coerleg, la conjonction est favorable à une attaque. Sidhàn est encerclée.

– Si une telle guerre a bien lieu, ce sera un massacre. Certes, nous sommes plus nombreux et en position de force. Mais Sidhàn est puissante. Les clans ne se laisseront pas faire et ils ont leurs corsaires. Quand on voit déjà les dégâts dont seuls deux d’entre eux ont été capable à Port-Saint-Pierre, l’idée de les voir tous réunis m’épouvante.

– Ferguson a passé l’arme à gauche. Il est vrai que Mac Logan est redoutable et on ne sait pas où il est en ce moment. Quant à combattre tous les clans, n’y pensez pas. Il est impossible qu’ils s’allient. Pas même contre nous. C’est bien là leur plus grande faiblesse. Ils se haïssent beaucoup trop. Chacun fera comme bon lui semblera et n’hésitera pas à abattre un autre clan au passage. Si on veut mettre Sidhàn à bas, il faut jouer sur leurs rivalités. L’Armada est unie, pas les clans. Mais on aura quand même droit à un massacre. Cependant, cela mettrait un sacré coup à la piraterie. Si Sidhàn tombe, les corsaires seront entraînés avec elle. Mac Logan, Mac Callaghan, Stoneheart, le Vautour, Moira la Blonde et tout ceux que je ne connais pas, compta Heldegarde sur ses doigts. Il faut garder à l’esprit que la plupart nous sont inconnus. Sidhàn sait très bien cacher ses protégés. Il faudra aussi compter les pirates basiques. Ils retourneront tous chez leur vieille mère pour lui sauver les miches. Ils ont un sens de la famille très aiguë chez eux. Nous aurons droit à Mac Alistair, White, Charisma, O’Collins, Teach, Mac Dras et beaucoup trop pour les compter. On estime qu’un tiers des pirates ont des origines sidhànéennes. C’est un peu le centre névralgique de la racaille.

– C’est folie. »conclut Trabot, loin d’être rassuré.

Ils furent interrompu par un soldat qui tambourinait à la porte.

« Commandant, le Capitaine Dmitriov est de retour ! »

Un large sourire fendit le visage de Heldegarde. Il se leva, suivi de près par Trabot. Ils montèrent sur le pont. Les deux clippers étaient amarrés côte à côte. La silhouette maigre et chauve de Dmitriov se présenta très vite à lui.

« Alors, Capitaine ? s’enquit Heldegarde.

– Ils étaient bien là où vous l’aviez dit, Commandant. Dès que la marée a commencé à baisser, nous nous sommes engouffrés dans la grotte. Ils ne semblaient pas nous attendre. 

– Où est Charon ?

– Enfermé en bas. Je l’ai fait mettre dans un cachot à part.

– Excellent ! »

Guidé par le capitaine du navire, il entra dans le ventre du clipper. Comme Dmitriov l’avait indiqué Charon était seul dans sa cellule. L’homme paraissait épuisé de sa nuit de fuite et plus vieux que la dernière fois où il l’avait vu. Il était presque déconcertant de voir le fier Charon débraillé et les vêtement tâchés de terre. Il s’était certainement sali lors de son expédition souterraine pour fuir les soldats. Son arrestation musclée n’avait certainement rien arrangé. Mais le regard demeurait intact et il fut rempli de haine quand il se posa sur Heldegarde.

« Y a t-il eu des victimes ?

– Un blessé chez nous. Juste une balle dans le mollet. Deux morts pour les contrebandiers par contre. Mais je crois qu’aucun ne nous a échappé.

– Bien. Y avait-il de la marchandise ?

– Oui, j’ai tout fait mettre dans le gaillard avant.

– Bien, il faut que nous l’examinions et que nous en fassions un inventaire. Je vais avoir aussi mon compte-rendu à faire. »

Dans son métier, la paperasse était bien ce qu’il détestait le plus.

**

Les gouttes d’eau glissaient sans s’arrêter le long des stalactites et l’écho de leur chute sur l’eau résonnait dans toute la caverne. Au bout de quelques heures, Bonnie et une bonne partie de l’équipage avaient qualifié ce bruit d’insupportable. Certains s’étaient enfoncés des boules de cotons ou de lin dans les oreilles pour pouvoir dormir. La nuit fut très longue. L’humidité et le froid leur mettaient la goutte au nez et transperçaient les habits sans que nul ne parvenait à se réchauffer correctement. Bonnie avait du mal à croire qu’elle, une fille du nord, avait sorti ses chemises de laine et une cape en fourrure alors qu’ils étaient au sud. Même Shad portait une épaisse cape.

« On va finir par chopper la crève si on reste ici, marmonna Bonnie en resserrant ses pans de manteau contre elle.

– Ce n’est pas notre seul problème, la corrigea Shad, la mine sombre. Les hommes s’agitent et il y a une sale ambiance. »

Cela était malheureusement bien vrai. L’enfermement doublé d’incertitude alourdissait l’air du Léviathan. Un pirate, ce n’était pas fait pour rester terrer dans une grotte. Pas de grand air, pas d’horizon à perte de vue, pas de soleil. Ils tournaient en rond et ruminaient leurs angoisses. Quand pourront-ils enfin sortir d’ici ? L’Armada allait-elle bientôt partir ? Toucheront-ils le reste de ce que leur devait Charon ? Allaient-ils être débusqué par les soldats, pris au piège comme des rats ?

On perdait vite la notion du temps quand on vivait dans le noir. Au début, les hommes avaient joué aux cartes ou aux dés. On parlait à voix basse, mais quand on vivait les uns sur les autres depuis des mois voir des années, chacun connaissait déjà toute la vie de l’autre. Les conversations s’étaient taries à une vitesse folle. Les jeux avaient lassé. Beaucoup de pirates étaient allés se coucher dans les cales, emmitouflés dans leurs couvertures déjà humides. Bonnie les entendaient grommeler. Au fond d’elle, elle saisissait que l’idée de Charon avait été mauvaise. Certes, ils étaient cachés, mais ce n’était pas un bon endroit. Ils auraient dû profiter de la nuit pour fuir et quitter Chalice. Mais maintenant comment faire machine arrière sans tomber entre les mains de l’Armada ? Dans cette grotte, ils étaient aveugles. Devoir attendre le feu vert de Charon pour retrouver l’air libre ne lui plaisait pas du tout. À l’équipage non plus. Elle avait toujours eu en horreur le fait de dépendre d’une tierce personne. Elle savait que Shad également ronger son frein. Mais c’était trop risqué de sortir. Le temps s’écoulait, l’angoisse montait tel un poison se propageant dans les veines.

Elle entendait Victor jouer avec la chaîne de sa montre à quelques pas derrière elle. Ils ne s’étaient pas parlés depuis qu’ils se retrouvaient enfermés dans cette grotte. Aucun n’avait tenté de reprendre contact. Bonnie avait préféré resté seule ou avec Shad. Victor se traînait sur le pont, son corps parasité par ses nombreux gestes nerveux. Étrangement, le tintement de la chaîne parut agréable aux oreilles de la capitaine. Peut-être parce qu’il la changeait des gouttes d’eau.

« Il est quelle heure ? » demanda soudainement Shad, le regard fixé sur les parois mousseuses.

Bonnie sursauta. Peu à peu, l’équipage s’était tu et le bateau tombé dans une léthargie lourde et silencieuse. Elle avait déjà perdu l’habitude d’entendre le son d’une voix. Elle se demanda brièvement à qui il parlait. Évidemment, l’interlocuteur ne pouvait être que Victor. Quel autre pirate se promenait avec une montre à gousset et en tripotait la chaîne ? Le voleur mit également du temps avant de comprendre que c’était à lui qu’on s’adressait. Il eut un vague moment d’absence avant d’ouvrir sa montre. Tout le monde semblait vide ces dernières heures. La vie marchait au ralenti.

« Quinze heures.

– J’ai l’impression que cela fait des jours que nous sommes bloqués ici, commenta amèrement Bonnie.

– Dehors, il doit faire chaud, hasarda Stern la voix pâteuse, avachi contre le bastingage.

– Surtout y a du soleil. » rabâcha Spinolli en traînant sa patte de bois vers eux.

L’air semblait vicié. Une odeur d’humidité flottait, mêlé d’algues marines et de moisissures. Bonnie l’avait tellement respiré qu’elle craignait que ses cloisons nasales en soient imprégnées pour toujours. Quand Charon allait-il se décider à venir leur donner des nouvelles ? Que se passait-il dehors ? C’était insupportable de ne pas savoir. Cela faisait une nuit et plus d’une demie-journée qu’ils se terraient comme des lapins. Ils n’étaient pas fait pour cela. S’ils ne recevaient aucune nouvelle d’ici ce soir, Bonnie songeait sérieusement à mettre les voiles. Tant pis pour le contrebandier.

Certains commençaient à tousser en plus de se moucher. Ce n’était vraiment pas une atmosphère saine. La différence de température entre l’intérieur et l’extérieur était trop forte. Quant à l’humidité, elle empirait tout. À croire que Charon souhaitait tout bonnement se débarrasser d’eux. Ce serait un bon plan. Une fois tous malades ou rendu fous par l’obscurité et l’enfermement, il n’aurait qu’à venir les achever avec ses hommes et récupérer gratuitement le reste du butin. Les défenses et les tissus dormaient encore au fond de la cale. Les soieries, elles risquaient de moisir avec un tel taux d’humidité. Bonnie sentit poindre un mal de crâne. Elle saisit l’arrête de son nez entre le pouce et l’index et serra. Cela n’eut aucun effet contrairement à d’habitude. Elle avait la sensation d’étouffer d’heure en heure. Elle ne pourrait attendre encore longtemps ainsi. Il devait en être de même pour les hommes. Ils refuseront de rester des jours ici. Iront-ils jusqu’à se mutiner ? S’ils étaient suffisamment à bout de nerfs et que l’ambiance continuait de plonger à cette allure, oui. Il fallait faire quelque chose. Ils ne pouvaient pas se permettre de rester cachés et surtout pas de dépendre de Charon.

« Shad, dans ma cabine. » chuchota t-elle à l’oreille de son second.

Sans discuter, le birenzien la suivit. Bonnie sentit le regard de Victor sur sa nuque. Elle préféra l’ignorer. Ils montèrent au pont supérieur de ce pas lourd qui caractérisaient les pirates du Léviathan depuis les premières heures dans cette grotte. Bonnie referma soigneusement la porte derrière elle après avoir vérifier que personne ne traînait dans le coin. D’un petit saut, elle s’assit sur son bureau. Il vacilla légèrement. Il était vrai qu’il était bancal depuis qu’un morceau de pied s’était brisé quelques semaines auparavant.

« On peut pas rester là, déclara t-elle d’un ton tranchant en cherchant son équilibre.

– Qu’est-ce que tu comptes faire ? On sait pas ce qui se passe dehors, lui rétorqua Shad, les bras croisés. Y a peu de chance que l’Armada ait déjà mis les voiles.

– Je sais, soupira la capitaine. Je pensais qu’on pourrait se faufiler dehors durant la nuit et foncer vers le sud. Ça nous éviterait les garnisons qui surveillent l’Amarante.

– On a pas assez de provisions pour un long voyage.

– Si on longe les côtes jusqu’à la Mer d’Argent, ça devrait suffire. »

Shad haussa les épaules. Il n’avait rien à ajouter ou à proposer. L’équipage deviendrait fou s’ils restaient sur place encore longtemps. Ronger leur frein jusqu’à ce soir ne devrait pas poser problème. Le soleil se couchait certes tard dans le sud, mais ils n’étaient plus à cinq heures prêt.

« Il va falloir qu’on leur dise de se préparer à lever l’ancre, reprit l’assassin.

– Normalement, toutes les réparation ont été faite. J’espère.

– C’est pas comme si on avait le choix. De plus, j’aime pas l’idée qu’on se fasse protéger par Charon. S’il décide de nous balancer, il a les mains libres. Et même s’il nous planque bien, ça veut dire qu’on a une putain de dette envers lui et il va pas se gêner pour en profiter.

– J’avais pas penser à ça.

– Je vais finir par croire que tu n’es pas assez tordue pour être capitaine pirate. » ricana Shad.

Bonnie baissa les yeux sur la carte de Chalice qui traînait sur son bureau. On pourrait croire qu’elle était devenue illisible avec tous les les traits et ronds rajoutés au fil du temps. Routes annexes, zones à risques, lieux où amarrer en sécurité, elle s’était tout annoté à chaque visite. Ils n’avaient pas de pilote et elle devait donc remplir cet office. Elle n’avait pas vraiment été formé pour et possédait des connaissances superficielles. Mais avec l’expérience elle avait appris de ses erreurs et se débrouillait bien. Du moins, aucun naufrage n’était pour le moment à déplorer. Peut-être faudrait-il un jour penser à engager un véritable pilote chevronné. Mais ces types n’hésitaient pas à demander des sommes folles pour leur boulot ; se sachant rares et indispensables. Et pour le moment, le Léviathan ne pouvait supporter une telle dépense.

Ils sortirent de la cabine, le cœur plus léger. Shad alla vérifier auprès des frères Sergovitch si les réparations étaient bel et bien terminées. Puis il prévint les hommes de se préparer à reprendre la mer après le coucher du soleil. À l’annonce, le regard de Bonnie glissa discrètement vers Victor. Le chalicéen conservait un visage de marbre, mais une ombre hantait son regard.

Les heures qui suivirent furent parmi les plus lentes jamais vécues. Bonnie ne cessa de marcher en long et en large du pont. Victor avait recommencé ses manies avec sa chaîne. Le visage fermé, le corps tendu, Shad attendait appuyé au grand mât. Le reste des hommes se montraient soit agités soit léthargiques. Avec inquiétude, Bonnie dénota une certaine agressivité dans la façon de se parler. Il était temps de reprendre la mer. Pendant qu’ils manœuvraient, ils ne risquaient pas de se battre. Seul Nightingal semblait imperméable à l’ambiance et à l’enfermement. Mais il était le genre d’homme à ne rien laisser l’ébranler.

Ce fut grâce à la montre de Victor qu’on détermina l’heure du départ. Il était presque neuf heures du soir quand Bonnie désigna trois hommes pour quitter la grotte et vérifier qu’aucun bateau ne se trouvait dans les parages. Elle observa avec une certaine angoisse la barque s’éloigner en contournant les rochers et stalagmites. Le temps qu’ils reviennent lui parut infini. Enfin, le canot resurgit. Dès qu’ils furent à portée de voix, la capitaine s’enquit de la situation.

« Ça pue, cap’taine, déclara l’un d’eux. Y a un bateau qui rôde. Il a pas de pavillon. Mais il tourne pas loin d’ici comme s’il attendait quelqu’chose.

– Montrez-moi ce fichu bateau. » ordonna Bonnie en se préparant à quitter le Léviathan.

La traversée fut dure. Les rochers semblaient surgir de partout pour leur bloquer la route. Elle ne se souvenait pas qu’il y avait tant d’obstacles. Comment avaient-ils réussi à passer avec un brigantin sans percer ou accrocher la coque ? Peut-être était-elle meilleur pilote qu’elle ne le pensait ou une sacrée chanceuse. La lueur argentée de la lune les accompagna tardivement pour les guider. Enfin, ils quittèrent la grotte. Instinctivement, Bonnie prit une profonde inspiration de cet air libre, frais.

« Là-bas, Cap’taine. » indiqua à voix basse le pirate.

Elle suit la direction donnée par son doigt. Elle se sentit pâlir. Un clipper faisait effectivement des allées et venues le long des côtes. Il ne portait pas de pavillon et ses voiles demeuraient vierges, mais elle reconnut aisément l’un de ceux qui bloquaient l’embouchure de l’Amarante moins de deux jours auparavant. L’Armada. Était-elle à leurs trousses ?

« Demi-tour. » ordonna -elle.

Sa voix était blanche et tendue. Les trois pirates ne pensèrent pas un instant à désobéir.

Une fois de retour sur le bateau, elle se précipita sur Shad. Les autres flibustiers remarquaient à son visage et à la mine préoccupée de leurs collègues que ce bateau n’était vraiment pas une bonne nouvelle. Ils ne retrouveraient pas le large cette nuit.

« C’est l’Armada, annonça Bonnie à son bras-droit.

– T’es sûre ?

– Oui, je reconnais le bateau. Il était parmi ceux que Charon nous a montré.

– Qu’est-ce qu’il trafique ici ? s’inquiéta Shad.

– Tu crois que Charon nous a balancés ?

– S’il s’est fait prendre, ça pourrait être un moyen d’alléger sa peine. Mais vu son bagage criminel y a peu de chances que ça marche.

– Mais il pourrait ? insista Bonnie plus tendue que jamais.

– Il n’aurait rien à y gagner à nous dénoncer, s’infiltra Victor dans la conversation. Rien à y perdre non plus. S’il est prisonnier de l’Armada, il peut céder lors d’un interrogatoire ou encore agir ainsi par dépit. Sinon, aucune raison pour lui de nous vendre.

– Il n’empêche que c’est bizarre que l’Armada traîne si près de nous.

– À moins qu’ils ne cherchent Charon justement, rajouta Victor. Il ne devait pas se cacher aussi dans une grotte marine ?

– Déjà, il y a une logique, admit Shad. Pendant son petit changement de planque, il aurait été repéré et suivi.

– Si c’est effectivement le cas, ils attaqueront à la marée basse demain matin.

– Et nous pendant ce temps-là ? s’énerva Bonnie.

– On fait profil bas et on ne bouge pas d’ici. » décida Victor.

Une rumeur de déception et de frustration monta dans les rangs. Les pirates s’étaient rapprochés du trio pour écouter leurs déductions. Spinolli s’avança en claudiquant.

« On pourrait aller plus profondément dans la grotte, proposa t-il. Histoire d’être sûrs de ne pas se faire voir à la marée basse.

– Bonne idée. » approuva Bonnie à mi-voix.

Les manœuvres se firent dans le silence et l’angoisse. Les hommes murmuraient entre eux. La peur suait de leur peau et de leur voix. On racontait tellement de choses horribles sur Comminatie, la prison de l’Armada, qu’elle était devenue le pire cauchemar des boucaniers et criminels internationaux. Certains pensaient qu’avec le mal qu’ils avaient à rester terré dans la grotte, une cellule à vie les ferait définitivement sombrer en quelques heures. Un ou deux marmonnèrent qu’ils préféraient mourir que de se faire capturer par l’Armada. On hésita à allumer les lampes. Risquait-on de les voir de l’extérieur ? Bonnie trancha et ordonna qu’on mette les lumières. Elle ne se souvenait que trop bien des rochers tapis sous l’eau. Un seul suffisait pour faire couler le Léviathan. Avec une lenteur irréelle, le brigantin s’avança davantage dans les ténèbres humides de la grotte. Un peu moins d’une centaine de mètres plus loin, les parois parurent se resserrer et le plafond se montra plus bas. Le grand mât le frôla presque, faisant tomber un peu de terre. Aussitôt, Bonnie ordonna qu’on jette l’ancre. Ils ne pourraient aller plus loin. Ce serait suicide. Ils étaient suffisamment éloignés de la sortie. La capitaine autorisa qu’on garde les bougies allumées. Les hommes supportaient de moins en moins l’obscurité.

Une main ferme lui saisit le bras. Elle se retourna. C’était Shad.

« Quoi ? souffla t-elle.

– On ne peut pas rester aveugle comme ça, décréta t-il fermement.

– Qu’est-ce que tu proposes ? L’Armada est à nos portes.

– Je pourrais sortir. Dès que le clipper partira, je remonte sur la côte et vais à Blaisois. Là-bas, ils doivent savoir ce qui se passe. Où est Charon, l’Armada et tout.

– Si tu te fais prendre…

– Mon visage n’est pas connu. Et une seule personne ça reste discret.

– Et pourquoi pas Victor ? Il sait se faufiler partout, argumenta Bonnie. En plus, il parle parfaitement le chalicéen et n’a pas d’accent. Il sera plus discret.

– J’ai pas confiance, avoua Shad en baissant encore d’un ton. Charon et lui se connaissent trop bien à mon goût. Il est plus que possible qu’ils fassent leurs petites magouilles entre eux. Druet aurait d’ailleurs nettement plus d’intérêt à bosser pour un type comme Charon que pour nous. »

Bonnie mâchouilla sa lèvre inférieure. Elle n’avait jamais réfléchi à cette possibilité. Victor s’était toujours montré fidèle et efficace. Sa relation avec la capitaine semblait lui suffire pour rester. Mais ils s’étaient gravement disputés et s’ignoraient depuis. Cela suffirait-il au voleur pour retourner sa veste ?

« Très bien, capitula t-elle. Mais tu restes prudent.

– Tu me connais depuis le temps, non ? » la rassura t-il avec un clin d’œil.

**

La place du village était étrangement vide. Les passants se hâtaient d’un point à l’autre sans s’attarder pour parler. La plupart des commerces demeuraient fermés. L’endroit paraissait abandonné. Avec prudence, Shad s’avançait. Son instinct lui soufflait que l’Armada était passée par là. Le village de Blaisois survivait en grande partie grâce aux affaires de Charon. Il semblait alors normal qu’il se fige si le contrebandier disparaissait – arrêté ou en fuite. Le pirate se dirigea vers la taverne. S’il existait un lieu où l’on savait tout, c’était là. Comme il s’y attendait, aucun client n’usait son pantalon sur les tabourets. Le barman lisait son journal, appuyé au bar. Il leva la tête, intrigué, en entendant le pas de Shad. Une brève lueur dans le regard informa le pirate qu’il était reconnu. L’assassin s’assit sur le bord d’une chaise face à lui.

« Je cherche Charon. » annonça t-il sans préambule.

Il avait réfléchi à la manière de chercher des informations. Charon régnait sur ce patelin indéniablement. Chacun le connaissait. De plus, les villageois savait sans doute qu’ils étaient en affaire. Avec l’Armada qui rôdait, il paraissait logique que les pirates cherchent à le contacter. Face à une telle question, l’aubergiste pouvait soit lui donner le moyen de contacter le trafiquant, soit l’informer de son arrestation ou de sa disparition. Si Blaisois ignorait où était Charon, c’était mauvais.

« Tu arrives trop tard, répondit sèchement l’homme. Il a été arrêté ce matin même. 

– Je vois. »

Il avait la réponse qu’il cherchait. Charon était bel et bien entre les mains de l’Armada.

« Où est l’Armada ?

– Ils ont jeté l’ancre à moins d’un kilomètre au nord. Deux bateaux. Pas bien grands.

– Ils ont choppé Charon à quel endroit ? Il devait se planquer.

– Près des côtes. J’en sais pas plus. »

Cela devait correspondre au clipper que Bonnie avait repéré hier soir. Ils en avaient bien après le contrebandier. Ce qui expliquait pourquoi il l’avait vu repartir au nord peu après la marée basse. La grotte découverte par la mer, ils avaient attaqué la nouvelle cachette de Charon et ils l’avaient embarqué avec ses hommes. Ce qui signifiait que la voie était libre pour le Léviathan. Si les soldats ne demeuraient pas loin, il faudrait privilégier la nuit pour fuir Chalice.

Il abandonna une pièce sur le bar en compensation des renseignements. Il se leva et quitta la taverne. La place était toujours aussi vide. Seule une femme puisait de l’eau au puits. Un homme de haute stature lui parlait. Elle secouait la tête et semblait chercher le premier prétexte pour lui faucher compagnie. Shad hésitait. Devait-il rentrer au Léviathan immédiatement ou remonter vers le nord afin de vérifier la présence de l’Armada ? Il devrait avoir le temps de rejoindre les navires de la Fédération. C’était plus prudent de vérifier les dires de l’aubergiste. Il rejeta un dernier coup d’œil à la place et se figea. Cette silhouette ne lui était pas inconnue. Il se glissa vivement dans une ruelle, s’abritant dans l’ombre. Il espérait se tromper. Il se pencha afin d’observer l’homme sans être vu. Celui-ci lâchait enfin la blaisoise et se retournait. Shad serra les dents. Ses craintes se retrouvaient bel et bien confirmée. Roman Heldegarde.

De tous ses gradés, l’Armada avait envoyé celui-là. Le hasard savait se montrer cruel et ironique. Le nom d’Andrashad Bersky était connu en tant qu’assassin. Mais personne ne connaissait son visage, à part quelques clients. Du moins en ce qui concernait les vivants. Personne sauf Heldegarde. Ce chien ne lâchait jamais rien. Dans son acharnement, il avait fini par remonter jusqu’à lui et à voir son visage. Il l’avait poursuivi à travers tout le Golfe d’Urian. Shad pensait l’avoir semé depuis qu’il naviguait avec Bonnie. Et il était là. Si sa présence lui montait à l’oreille, une nouvelle chasse s’ouvrirait et Shad n’était pas certain de pouvoir à nouveau le fuir avec la même aisance qu’autrefois. Il n’était plus seul et sur un terrain favorable au Commandant. Il ne fallait pas rester là.

Profitant que Heldegarde lui tournait le dos, il s’enfonça dans la ruelle et ressortit de l’autre côté. Il contourna le village et fuit aussi vite que possible vers le Léviathan. Il ne fallait pas rester là.

Il ne vit presque rien du chemin du retour. Il passait son temps à surveiller les environs, craignant d’apercevoir Heldegarde sur ses pas. La descente vers la grotte fut plus compliquée et lui fit un instant oublier le Commandant. Il fallait arpenter un chemin étroit à flan de falaise avec la mer pour seul filet. Il s’était montré plus rassuré pour la montée que le retour. Il parvint finalement à atteindre l’entrée de la grotte en un seul morceau. Il monta dans la barque qu’il avait amarré derrière un rocher et retourna dans les profondeurs obscures de leur cachette. Pour la suite, il rama en évitant les obstacles. Il alluma une lampe qu’il avait attaché à la proue à l’allée pour mieux voir. Il eut une certaine angoisse en voyant les parois de pierre l’enfermer à nouveau. Prendre l’air lui avait fait beaucoup du bien, mais le retour n’en était que plus désagréable. Enfin, il aperçut les lumières du Léviathan. Devon fut le premier à le remarquer. Il commençait à avoir un sacré laisser allé sur le navire si personne ne montait la garde. Mais la fatigue et le moral bas n’encourageaient pas au travail. Le canonnier fit appel à quelques pirates pour l’aider à remonter le canot et leur quartier-maître.

« Où est la capitaine ? s’enquit-il aussitôt le pied sur le pont.

– Dans sa cabine. » lui indiqua Devon en finissant d’attacher la barque.

Shad s’y précipita. Bonnie sursauta quand il entra chez elle comme un boulet de canon.

« Il faut quitter Soul et Chalice le plus vite possible.

– Qu’est-ce qui se passe ? l’interrogea Bonnie.

– Charon a bel et bien été arrêté ce matin. Le clipper que tu as vu était bien pour lui. Mais l’Armada continue de traîner à Blaisois et ils interrogent les villageois. Ils ne mettront pas long feu à nous balancer ou alors les soldats vont chercher d’autres grottes marines.

– Si on part maintenant, on est sûr d’être repéré. Attendons la nuit et on avisera à ce moment-là. »

**

Andrashad Bersky et l’équipage de Mac Alistair se cachaient quelque part dans les environs de Blaisois. Ce fait était indéniable aux yeux de Heldegarde. Comme s’il avait besoin de preuves, des objets dérobés par les contrebandiers qu’ils avaient massacré se trouvaient dans les marchandises transportés par Charon. Le trafiquant n’avait pas daigné répondre à la moindre question. Impossible d’entendre par sa bouche qui avaient été ses derniers clients. Peut-être espérait-il pouvoir retrouver son réseau quand il quitterait les barreaux de la prison. Mais il sous-estimait Comminatie. On ne s’en évadait pas. La prison de la Fédération se situait sur une île dans le centre-est du Golfe d’Urian. Elle n’était pas seule. Le quartier général de l’Armada et le lieu de réunion de la Fédération se trouvaient également sur cette île, Dispater. Si par miracle, il parvenait à passer les surveillances et les murs de Comminatie, il se retrouverait encerclé par la moitié des effectifs de l’Armada et perdu au milieu de la mer. Oh, il y avait certainement moyen de passer à travers les mailles du filet. Certain y étaient parvenus, mais ils avaient été soit rapidement rattrapé ou morts en mer peu après.

Malgré l’insistance des capitaines pour emmener sur le champs Charon et sa clique à Comminatie, Heldegarde avait déclaré qu’ils resteraient encore quelques temps. Il savait que cela pouvait être risqué. Tous les hommes du contrebandiers se trouvaient pas avec lui, terrés dans cette grotte marine. D’autres rôdaient encore librement dans Chalice et pouvaient orchestré un plan pour libérer leurs chef et camarades. Tout comme Charon semblait capable d’élaborer et d’effectuer lui-même son évasion, malgré la surveillance étroite dont il faisait preuve. Mais Heldegarde se refusait à laisser une telle chance lui échapper. C’était simplement des conditions idéales. Ils étaient bloqués, cachés dans un coin. Les côtes grouillaient de soldats ; peut-être n’avaient-ils pas pu faire toutes les provisions nécessaires pour un voyage et ne pourraient fuir loin. Comment laisser passer cette chance qu’il attendait depuis des années ? On ne pouvait lui demander un tel sacrifice. Il s’emparerait enfin d’Andrashad Bersky ici, à Blaisois et dans les heures à venir. Mais il pouvait patienter encore quelques jours si cela se montrait nécessaire. C’était toujours meilleur quand on attendait.

Il confia la charge des deux clippers et des prisonniers à Trabot et repartit vers Blaisois. Il espérait bien pouvoir dénicher quelque indice là-bas. Tout ce qu’il espérait, c’était qu’ils ne soient pas déjà partis. Auraient-ils pu lui filer entre les doigts pendant qu’il se concentrait sur Charon et sa bande ? Possible. Mais il n’y avait qu’une façon de le savoir. Il ordonna qu’on envoie des messages aux autres cargaisons qui longeaient les côtes au nord et au sud. Si jamais le Léviathan était en mer et ne s’était pas encore trop enfoncé dans le golfe, il serait repéré sans tarder.

Quand il arriva au village, il remarqua la désertion des lieux. On craignait – et plus que de raison – de se retrouver impliqué dans les affaires de Charon. Avec l’Armada qui rôdait, la population demeurait terrée chez elle, se faisant beaucoup trop discrète pour être honnête. Mais Heldegarde en avait cure des petits détournements illégaux des blaisois. En tous cas, il comptait bien jouer sur cette crainte en sa faveur. Il portait un manteau noir et neutre. Il avait préféré resté discret sur ses fonctions et son grade. Si des pirates ou des hommes de Charon le voyaient traîner, il ne fallait pas les effrayer.

Il frappa à quelques portes qui ne s’ouvrirent pas. Il ne s’en étonna pas ni ne s’en formalisa. Il se rapprocha de la place principale. D’ici, il voyait qu’aucun marchand ne s’y était aventuré aujourd’hui. Le soleil rayonnait et la chaleur, agréable, ne se montrait pas étouffante. C’était vraiment une belle après-midi qui aurait dû en des temps normaux pousser les gens à sortir. L’endroit était vraiment mort. Pour un peu, il se croirait dans ces sinistres villes fantômes qu’on pouvait trouver en Birenze ou dans certains pays du nord des Terres d’Ædan. Il paraissait qu’elles étaient nombreuses à Sidhàn, mais il n’y avait jamais mis les pieds et n’avait pu le constater par lui-même.

Tenter d’arracher les vers du nez au tavernier du coin devrait être une bonne méthode. Ces hommes-là connaissaient tout le monde et chaque magouille qui traînait autour d’eux. De plus, les pirates hantaient toujours ces lieux quand ils faisaient escale. Les tavernes et les bordels. La maison de passes se situait à l’autre bout du village. Il commencerait par le bar. Il traversa la place d’un pas vif, mais il se figea en surprenant un mouvement du coin de l’œil. Fait suffisamment rare en ce jour pour être remarqué. Il s’agissait d’une femme. Pas bien vieille. Il lui donnait une petite vingtaine d’années. Elle se hâtait, armée de son seau. Le regard de Heldegarde glissa vers le puits qui ornait le centre du village. Il reprit sa marche avec nonchalance. Elle ne paraissait pas bien résistante et elle serait bloquée le temps de remonter son eau. Un bon moment pour lui poser quelques questions. Il se savait imposant et impressionnant. Autant s’en servir.

La jeune femme attacha son seau et le laissa choir dans le puits. Il bifurqua brutalement et marcha d’un pas vif vers elle. Elle remarqua le changement d’attitude de l’étranger et se crispa, pâle. Ses gestes devinrent plus rapides pour remonter sa charge. Sans chercher à faire preuve de subtilité, Heldegarde se plaça devant elle, la dominant de sa haute stature. La pauvre blaisoise semblait se ratatiner sur elle-même.

« Bonjour madame, commença t-il d’un voix métallique et professionnelle. Je suis Commandant dans l’Armada et j’ai des questions à vous poser.

– Je ne sais rien, bredouilla t-elle en détournant les yeux.

– Ça ne prendra que très peu de temps. Avez-vous vu des pirates dans le village récemment ?

– Non, nia t-elle abruptement.

– Écoutez, mes hommes n’attendent qu’un mot de ma part pour fouiller chaque recoin de ce patelin. Je pourrais leur conseiller de commencer par chez vous. Comment votre époux gagne t-il sa vie ?

– Il est pêcheur. Juste pêcheur. Comme beaucoup de monde ici.

– Pour un petit village de pêcheurs, vous vous en sortez drôlement bien. Ce qui est étrange c’est que dans un endroit si insignifiant nous ayons débusqué pas plus tard que ce matin un criminel notoire qui nuit dans tout le continent. Or, nous savons qu’il était en contact avec des pirates. Ceux de Bonnie Mac Alistair. Où se trouvent-ils ?

– Je sais pas. Ils ont quitté le village hier soir, d’un seul coup. On sait pas où ils sont.

– Peut-être certains de vos voisins en cachent-ils dans leur cave contre monnaie sonnante et trébuchante, pensa Heldegarde à voix haute. Il faut vraiment que je fasse fouiller les maisons.

– Non ! » s’exclama la jeune femme plus blême encore.

Elle ou des gens de sa famille devaient vraiment avoir quelque chose à cacher chez eux. Certainement comme la majorité de ce village.

« Non, personne les cache ici, poursuivit-elle. Charon les a emmenés vers les falaises. Y a des grottes là-bas. Peut-être y sont-ils. Je sais pas plus. 

– Intéressant. »

Charon avait été trouvé dans l’une de ces fameuses grottes. Il connaissait très bien le coin. S’il avait lui-même caché ses clients et fournisseurs, il était évident à penser qu’il les avait emmenés également là-bas. Il était ironique de penser que ce matin ils étaient peut-être à quelques mètres du clipper à observer l’arrestation de leur complice.

Le regard de la femme sembla happer un bref instant par quelque chose dans le dos de Heldegarde. Quand il la surprit, elle baissa les yeux immédiatement. Cette attitude l’intrigua. Il jeta un coup d’œil discret par dessus son épaule. Il remarqua un homme blond en train de se faufiler dans une ruelle. Un peu trop vite pour avoir l’esprit tranquille.

« Filez avant que je ne change d’avis. » souffla t-il à la blaisoise qui ne le fit pas répéter deux fois.

Il lui tourna dos en l’entendant détaler aussi vite que son lourd seau lui permettait. Il continuait d’observer discrètement la silhouette qu’il avait surprise. L’homme se terrait dans l’ombre et le regardait aussi. Heldegarde fit mine de ne pas le voir et de partir. Quand il se sut hors de vue de sa proie, il se glissa entre deux maisons. Une petite cour reliait les deux demeures et donnait accès à une rue derrière. Il sauta la clôture et se faufila jusqu’à celle opposée. Il profita d’un pan de mur pour se dissimuler du regard de la rue adjacente. Comme il s’y attendait, le fugitif ne mit guère de temps à filer par celle-ci. Maintenant, il le voyait de face et n’avait plus de doute à avoir. C’était bel et bien Andrashad Bersky. Heldegarde sentit un rire triomphant et silencieux secouait sa poitrine. Comme il avait bien fait devenir fouiner à Blaisois !

Il laissa le birenzien le distancer légèrement avant de suivre ses traces. Le pirate fila du village et prit la direction des côtes et des falaises. Il ne cessait de se tourner et de se retourner tel un animal aux abois. Ce qu’il était en cet instant. Le Commandant devait se montrer vigilant et réactif pour se dissimuler lors de ces nombreux coups d’œil pour ne pas se faire repérer. Peu à peu, le doute ne fut plus permis. Comme la jeune femme lui avait avoué, le pirate le mena non loin de là où ils avaient attrapé Charon ce matin même. Cela lui fut suffisant pour le moment. Il devait préparer l’attaque maintenant.

Il retourna le pas hâtif et conquérant vers les clippers. Il n’aurait qu’à ordonner qu’ils se déplacent non loin des grottes, mais surtout de se cacher. Bersky l’attendait sûrement maintenant. L’effet de surprise était gâchée, mais cela n’avait pas réellement posé problème pour Charon. Ils prendraient en chasse le Léviathan dès qu’il quitterait sa cache.

Arrivé sur son navire, il distribua ses ordres. Il remarqua une légère contrariété sur le visage de Trabot. Il l’ignora. Son travail n’était-il pas de lui obéir ? Il n’allait quant même pas dire que d’arrêter des pirates lui poser un soucis. Ils n’avaient certes plus la place pour les caser tous dans les cellules. Qu’importe. Il n’aurait qu’à faire couler le brigantin. Du moment que Bonnie Mac Alistair – et peut-être quelques uns de ses officiers – survivait pour l’emmener à Dispater, c’était le principal. Quant à Bersky, Heldegarde tenait à régler cela par lui-même et de la façon dont il l’entendait.

Les deux clippers furent placés au nord et au sud de là où se situait Charon ce matin. Dissimulés derrière des rochers ou dans des angles de la falaise, ils n’avaient plus qu’à attendre. Heldegarde aurait préféré avoir l’Aura Boréale, mais pour avant ce soir cela lui serait impossible. Mais il avait quand même tenu à envoyer un télégramme à sa frégate. Si le Léviathan leur échappait, il suffirait de le poursuivre par le sud. Il remonterait alors vers le nord et l’Aura Boréale l’attendrait à l’embouchure de l’Amarante, prêt à lui couper la route. Il ne laisserait rien au hasard. Quand il avait repéré le vaisseau pirate alors qu’il montait vers Chalice, il s’était refusé à l’attaquer. Dans cette situation, la fuite aurait été trop facile et le brigantin était un navire rapide. La frégate plus grande et plus lourde n’aurait peut-être pas été à sa hauteur. Il avait rongé son frein. Mais cette fois ce serait une insulte de faire de même.

Le soleil se couchait sans que le bateau de Mac Alistair ne se soit manifesté. Pourvu qu’il n’ait pas fui pendant qu’il rejoignait les clippers et ordonnait la manœuvre. La nuit était claire, la pleine lune éclairant parfaitement les côtes. Il devait être environ vingt-deux heures quand enfin un bateau s’extirpa prudemment des falaises. Heldegarde se trouvait dans le clipper posté au sud. Il fut le premier à voir le Léviathan. Un sourire carnassier lui tordit le visage. La chasse était ouverte.

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