Dans la nuit, Kaël vint chercher Lily et l’accompagna vers leurs appartements. Elle était très abattue et ne tenait plus sur ses jambes. Plusieurs fois elle manqua de trébucher sur le chemin, mais l’Elfe était là pour la soutenir. De violents tremblements secouaient son corps, sa bouche était très sèche et sa tête était prête à imploser. Elle commençait à avoir des hallucinations. Alors que Kaël l’aidait à s’allonger sur le lit, Lily poussa un cri suraigu, ramena ses jambes contre son ventre, et haleta vivement.
L’Inconnu se trouvait dans la même pièce, au fond, dans un coin sombre. Il les observait en silence, le regard noir et un sourire malicieux accroché aux lèvres. Il ne disait rien mais elle pouvait le voir très clairement.
— Je vois l’Inconnu, murmura-t-elle d’un air démentiel. Il est là, il nous observe.
L’Elfe se retourna.
— Il n’y a personne, affirma-t-il d’une voix rassurante. Il n’y a que toi et moi ici. Ne te laisse pas berner par tes hallucinations. Tu es brûlante. La fièvre te fait perdre la tête…
Lily ferma solidement les yeux, puis les rouvrit. Ce n’était plus Kaël qui était assis au bord du lit et lui tenait la main, mais Sian Valtori. Lorsqu’elle aperçut son visage émacié et en décomposition, ainsi que ses yeux d’un noir abyssal, elle s’écarta aussitôt et trébucha du lit. Elle rampa à l’autre bout de la pièce, se recroquevilla comme une fillette apeurée, ferma les yeux et se boucha les oreilles. Elle vit le monstrueux Sian s’approcher d’elle, pas à pas. Elle vit ses pieds squelettiques et dépecés à quelques endroits, et sentit de nouveau son parfum morbide. Il empestait la mort.
— Lily, c’est moi, dit une voix familière.
Mais lorsqu’elle rouvrit les paupières, Sian Valtori avait fait place à Noah. Il était un Mort-vivant car ses yeux étaient d’un blanc laiteux et son teint blafard.
— NON ! s’écria-t-elle, épouvantée.
Elle rejoignit aussitôt son lit et s’y cacha, tremblante de la tête au pied. Mais elle n’était pas seule, sous les draps. Une très vieille dame aux cheveux de sorcière, à l’haleine putride et aux dents noires, lui souriait, allongée à ses côtés. Lily hurla tant et plus, jusqu’à faire enrayer sa voix.
L’instant d’après, Kaël accourut à vive allure, souleva la couette, arracha les Trésors du Temps de son cou et les balança à l’autre bout de la chambre. La jeune femme se calma aussitôt. Elle fondit en larmes, éreintée, et se blottit contre son précieux ami. Celui-ci ramena les draps sur eux et l’entoura de ses bras réconfortants. Elle se sentit bien à l’instant où il l’avait ramenée contre lui.
Totalement apaisée, sereine, elle s’endormit sans se réveiller sur la Terre, enfin déchargée de ses dangereux Trésors…

Les Lacs du Sud, Zénith.
Vendredi 19 octobre 2012.
07h45.

Lily se réveilla doucement après une courte nuit de sommeil, mais réparatrice. Elle fut en paix pendant un court moment. Malheureusement, les souvenirs de la veille resurgirent et son ventre se noua instantanément. Kaël était toujours collé contre elle, sa main chaude recouvrant la sienne. La fièvre s’était estompée tandis que ses Trésors gisaient par terre à quelques mètres. Elle se rappela alors que, dans quelques minutes, elle retrouverait son humanité pour toujours. À cette idée, elle se redressa vivement, ce qui réveilla son ami. Celui-ci se trémoussa avant d’ouvrir les yeux.
— Ça va ? Tu as bien dormi ? demanda-t-il.
— Oui, comme une nuit sans rêve, répondit-elle d’une petite voix, le regard perdu dans le vague.
Quelqu’un frappa à la porte, Kaël se leva le premier et ouvrit. Il s’agissait de l’une des servantes d’Iliana.
— Bonjour, j’espère que votre nuit fut agréable, dit-elle en arborant un large sourire. Le repas de l’Aube vient d’être servi, vous pouvez retrouver Iliana au même endroit où vous avez été reçus hier soir.
— Merci, nous venons tout de suite.
Il referma la porte, et s’empressa d’aider Lily à sortir du lit lorsqu’il remarqua qu’elle peinait à se relever.
— Je me sens si vieille, gémit-elle.
— Ne t’inquiète pas, tu vas bientôt retrouver ta vitalité d’antan.
Les deux amis se préparèrent rapidement et quittèrent les lieux après que Lily ait ramassé les Trésors du Temps.
Arrivés au temple où ils avaient discuté avec Iliana la veille, ils s’installèrent à une table. Ils étaient seuls pour le moment. L’Aurore débutait tout juste. À l’Est, le ciel s’éclaircissait peu à peu, et les rares nuages étaient teintés de rose pâle et de violet. Les couleurs douces de l’Aube se reflétaient dans l’immense lac qui leur faisait face. L’Elfe et l’Ombre étaient muets, subjugués par la beauté du domaine. Lily contemplait le paysage d’un air rêveur avant de briser le silence :
— C’est magnifique. Tout est calme. C’est si beau…
Silence.
— Il faut profiter de chaque instant, ajouta Kaël avec gravité. Le temps est précieux, il est notre plus beau trésor. On a l’impression qu’il s’est figé, ici, et que rien de dramatique ne peut se passer.
Silence.
— Aujourd’hui est un jour exceptionnel, dit-elle. Je vais redevenir humaine et naître à nouveau…
Kaël sourit et parut sincèrement heureux pendant un instant. Cela faisait tellement longtemps qu’elle ne l’avait pas vu ainsi. Lily fixa de nouveau le paysage et avoua :
— Tu ne peux pas imaginer à quel point j’impatiente à l’idée d’être enfin guérie ; de retrouver mon humanité ; de sentir mon coeur battre, mes lèvres se gorger de sang et mes poils se hérisser lorsque j’ai froid, que j’ai peur ou que j’éprouve du plaisir ; de déguster un fin repas ou de savourer un bon vin. J’ai hâte de véritablement ressentir le froid, le chaud et la douleur. Dans ce corps d’Ombre, c’est comme si… comme si tout était aseptisé, sans saveur. Je me sens trop puissante, sur-puissante, invincible, et tellement insensible…
Les larmes lui montèrent aux yeux.
— J’ai hâte aussi de… de me savoir femme, ajouta-t-elle sur un ton hésitant. C’est-à-dire de… de savoir que… que je peux enfanter. Tu comprends ?
Silence.
— Tu sais, commença-t-il. Tu as souvent été impressionnée par les Elfes, les Ombres même. Mais on oublie trop souvent que les Humains sont de très belles créatures. Peut-être même plus belles encore que les immortels. Vous êtes admirables. Votre vie est si courte, vous êtes tellement fragiles, et pourtant, vous pouvez faire preuve du plus grand courage. Vous pouvez même vous sacrifier pour les êtres que vous aimez. Chose qui est absolument inconcevable pour les Elfes ou les Ombres. La mort est inacceptable pour nous, quelque soit le prix.
— Ah oui ? Tu ne te sacrifierais pas pour moi ? demanda-t-elle d’un air taquin.
— Non, certainement pas, plaisanta-t-il d’un ton plus abrupte qu’il l’aurait voulu.
Mais il ne fit aucun commentaire de plus.
— Bonjour mes amis ! s’exclama Iliana.
La tante de Lixi les rejoignit, le visage rayonnant. Tout le monde était heureux à cette table. Ils partagèrent ensemble un bon moment de joie et de partage, avant le grand évènement qui attendait Lily.

Au milieu de l’Aurore, la jeune Ombre se leva, accompagnée d’Iliana et de Kaël. Ils se dirigèrent vers la vaste terrasse au bord du lac, en contrebas. L’Elfe leur indiqua le lieu exact où se trouvait le Sablier, à une centaine de mètres de là. Kaël et Lily grimpèrent dans une barque et se mirent à pagayer. Le bonheur se lisait clairement sur leur visage.
Plus tard, la jeune femme examinait les alentours. Les paysages correspondaient parfaitement aux visions transmises par l’Anneau la veille.
— Ça y est, nous y sommes, souffla-t-elle, aussi excitée que terrorisée.
Tandis que le soleil se levait doucement, Aurora n’attendit pas plus longtemps avant de plonger dans les eaux cristallines. Elle ouvrit aussitôt les yeux et chercha du regard un quelconque objet brillant, en vain. Elle actionna ses bras, un peu paniquée, et chercha frénétiquement le Sablier. Elle tourna la tête dans tous les sens, souleva les cailloux au fond du lac, arracha les algues, avec des gestes fébriles.
Quand soudain, elle sentit ses deux Trésors chauffer. Ils furent attirés par quelque chose, comme des aimants. Lily suivit la direction indiquée par l’Anneau et la Montre. Elle s’enfonça de plus en plus dans les immenses algues qui l’encerclaient, freinaient sa course et l’emprisonnaient. Elle eut le sentiment d’étouffer. Ce n’était pas le manque d’oxygène, non. Elle était une Ombre, elle n’en avait pas besoin. Mais il s’agissait plutôt de son isolement au fond de ces eaux qui avaient semblé accueillantes au départ, mais qui devinrent rapidement inquiétantes. Elle avait largement sous-estimé la profondeur de ce lac.
Le temps défilait. Elle perdit patience, s’emporta et lâcha un râle étouffé par l’eau. La panique s’emparait d’elle… lorsqu’enfin, folle de joie, elle intercepta un objet brillant sous un caillou. Elle s’y précipita, souleva la pierre et l’attrapa.
Les grains de sable glissèrent avant de dévoiler le plus beau Trésor tant espéré : le Sablier ! Il étincelait de mille feux, jusqu’à l’éblouir. Elle dut plisser les yeux pour le contempler. Les fines pépites d’or ne cessaient de s’écouler indéfiniment. Mais très vite, la température de ses trois Trésors du Temps s’intensifia. Elle serra le Sablier dans sa main, posa ses jambes sur les cailloux et fit un bond pour s’extraire de l’eau. Elle haleta et regagna rapidement la barque. À l’instant où le soleil l’inonda avec ses trois bijoux, un phénomène spectaculaire se produisit aussitôt.
L’Anneau, la Montre et le Sablier s’illuminèrent. Un halo de lumière encercla Lily Aurora, et un vif courant électrique la transperça, lui arrachant un cri de douleur. Elle sentit ses entrailles se déliter complètement, fragment par fragment, cellule par cellule. Une énergie incroyable prit possession de son corps. Elle se sentit consumée par les rayons du soleil, brûlée vive. C’était affreusement douloureux, comme la fois où elle s’était transformée en Ombre. Des pics d’adrénaline jaillirent dans ses artères et son coeur s’emballa dans sa poitrine. Il battait si fort qu’elle crut qu’il ne tiendrait jamais le coup. Son sang se renouvela, fusa dans ses artères. L’oxygène se fixa de nouveau à ses hématies, et elle redécouvrit les bienfaits d’une grande bouffée d’air. C’était comme une nouvelle naissance. L’effet était euphorisant.
Soudain, elle éclata de rire, puis hurla de douleur, se remit à crier de joie, et pleurer de bonheur… avant que ses pleurs se transforment en larmes de souffrance. Son cerveau fut électrifié, saturé d’un trop plein d’informations. Ses yeux clignèrent frénétiquement et son corps fut secoué de convulsions.
— LILY, ÇA VA ? s’écria Kaël, impuissant.
Les cheveux qui étaient tombés repoussèrent à vue d’oeil. Ses rides s’estompèrent, ses lèvres rougirent, ses veines bleuâtres disparurent, ses joues s’empourprèrent et s’arrondirent un peu. Ses petites tâches de rousseurs sur le nez réapparurent, ses prunelles retrouvèrent leur couleur verte initiale, moins éclatante, mais plus humaine et profonde. Elle sentit ses grandes canines pointues et insérées dans sa mâchoire disparaitre. Pour la première fois depuis plus de six mois, une faim dévorante fit gronder son estomac. Les virus furent définitivement détruits par la puissance des Trésors du Temps, et Lily redevint une Humaine.
Et ce pour toujours, même si elle devait se séparer des bijoux à l’avenir.
Les convulsions cessaient. Elle était allongée dans la barque et ne bougeait plus. Sa respiration se calmait doucement, et son coeur retrouvait un rythme normal. Elle était apaisée comme un nouveau né blotti contre le sein de sa mère après une naissance épuisante et agitée. Kaël la tenait dans ses bras maintenant, et caressait délicatement ses beaux cheveux rougeoyants. Il ne l’avait jamais connue humaine. L’Elfe la dévisageait avec avidité et la redécouvrait. Peut-être tombait-il amoureux ?
La jeune femme ouvrit les yeux, restait silencieuse, écoutait, ressentait, et contemplait. Elle leva sa main et l’examina. Puis elle toucha son visage, sentit la chaleur de sa paume sur sa joue et s’en réjouit. Elle l’approcha ensuite de celle de son ami, effleura du bout des doigts quelques mèches de ses cheveux et sourit. Lily se sentait tellement plus sensible à ce qui l’entourait, comme si une barrière invisible venait de disparaître.
Néanmoins, sa vue, son ouïe, son odorat ainsi que ses sens étaient toujours aussi développés. En possession des trois Trésors du Temps, elle exploitait bien plus ses capacités cérébrales qu’un Humain ordinaire. Cela faisait d’elle une surhumaine. Ses souvenirs étaient intacts, même ceux de sa vie passée dans le ventre sa mère, de ses premiers pas, de ses premiers mots, des meilleurs moments comme des pires.
Elle avait l’étrange sentiment de tout connaître : la manière dont la nature fonctionnait, la complexité des écosystèmes, les réactions chimiques et les mathématiques. Les lois physiques et le code absolu qui régissaient Zénith, la Terre et l’Univers, n’étaient plus un mystère pour elle. Elle réalisait même, face à l’immensité et perfection de ce qui l’entourait, qu’un Créateur avait tout imaginé, planifié et créé ; que le hasard n’était qu’un leurre ; que tout avait un sens ; que tout avait été conçu avec Amour et Intelligence.
— Wouahou, souffla-t-elle, abasourdie.
Elle se redressa et plongea son regard dans celui de Kaël. Les larmes lui vinrent rapidement aux yeux, mais cette fois-ci, il ne s’agissait plus de sang mais bien de liquide lacrymal salé.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il, à la fois interdit et intrigué.
Lily ne répondit pas tout de suite. Elle regarda les alentours, le paysage, les oiseaux dans le ciel, les poissons qui se frayaient un chemin au milieu des algues, les insectes sur les nénuphars et le papillon posé sur son épaule. Elle écoutait le vent, le bruissement des feuilles, les rayons de soleil qui transperçaient les eaux cristallines du lac.
— Je n’avais jamais remarqué à quel point c’était aussi beau et parfait.
— Tu… tu es sûre que ça va ?
— Oui, je crois…
— En tout cas… ça a marché ! se réjouit-il soudainement, le visage lumineux. Tu n’es plus une Ombre ! Tu as retrouvé ton humanité ! Tu es sauvée ! Les Trésors ne risqueront plus de te tuer ! Tu ne vieilliras plus jamais si tu le souhaites ! Il te suffira de garder les Trésors sur toi ! Tu es…
Silence.
— Tu es la Maîtresse du Temps ! conclut-il.
Elle ne réalisait pas vraiment ce qui venait de se produire. Cette nouvelle naissance était le début ; le début d’une nouvelle vie. Elle possédait le Sablier…
Enfin ! À présent, elle pouvait voyager dans le passé, de quelques minutes, quelques heures, quelques jours, voire quelques semaines : avant que cette Guerre éclate ; avant que les Elfes meurent ; avant que la Terre soit envahie d’Ombres, de Géants, d’Hybrides et de Morts-vivants ; avant que l’âme de Noah soit perdue ; avant que Marius les trahisse ; avant que Lixi subisse la malédiction de son Trésor et vieillisse à tout jamais. Avant…
Mais quand ? Comment ? Pourrait-elle faire plusieurs voyages ? Aurait-elle plusieurs chances avant de perdre la tête ? Noah l’avait bien mise en garde sur l’usage du Sablier. Il fallait se montrer très sage, ne pas se tromper, et réfléchir. Mais comment choisir sa destination temporelle ? Réussirait-elle sa mission ?
Oui, cette nouvelle naissance marquait le début d’une nouvelle vie. Elle était la Maîtresse du Temps désormais. Lily était aussi invincible que Sian Valtori, surhumaine, et se sentait plus puissante et motivée que jamais.
— J’ai faim, lâcha-t-elle tout d’un coup. Et j’ai envie de faire pipi pour la première fois depuis plus de six mois. C’est génial !
Kaël s’esclaffa, d’un air halluciné. La voir ainsi l’émerveillait.
— Allons-y, fêtons cela comme il se doit ! s’exclama-t-il en pagayant avec enthousiasme.
Pendant les quelques minutes de trajet avant d’atteindre la berge, Lily levait la tête vers le ciel et se laissait bercer au rythme de la rame, profitant pleinement de ces derniers instants avec son ami. La joie fit rapidement place à une extrême tristesse et son ventre se noua instantanément. Lily quitterait bientôt son seul ami pour l’inconnu, les ténèbres, le noir complet. Elle ne voulait pas partir et avait bien trop peur.
— Nous y sommes, dit-il. Allons rejoindre Iliana et Lixi.
— Je n’ai pas vu le temps passer, remarqua Lily d’un air alarmé. Il est déjà midi, le soleil est au zénith ! Je ne dois pas perdre de temps, il faut que je voyage dans le passé maintenant…
Kaël s’immobilisa aussitôt, attrapa la main d’Aurora, l’attira vers lui et plaqua ses lèvres sur les siennes avec des gestes possessifs. La jeune femme fut prise au dépourvu. Ses joues s’empourprèrent et son coeur s’emballa, ce qui la fit sourire. Mais sachant que c’était sans doute la dernière fois qu’elle le voyait, et qu’elle ignorait s’ils se reconnaîtraient à son retour, elle lui rendit son baiser en guise d’adieux.
Un baiser d’amitié.
— Reste encore un peu, murmura-t-il à son oreille d’un air suppliant. Profite une dernière fois des seuls amis qui te restent. Ne pars pas dans la précipitation, tu risquerais de te tromper d’époque… Tu ne sais même pas comment faire fonctionner le Sablier.
— Et si l’armée de Sian débarque aujourd’hui ?
— S’ils avaient planifié d’envahir cette ville, ils seraient déjà là depuis hier, objecta-t-il. Je crois qu’ils sont suffisamment occupés à envahir la Terre. Et puis, après tout, tu as jusqu’au Crépuscule pour entreprendre ton voyage avant demain. En attendant, tu peux bien te préparer un peu, et profiter de tes derniers instants de joie avec nous… avec moi, conclut-il sans ciller.
Lily se détendit un peu et concéda :
— D’accord, je partirai au Crépuscule, pas avant, ni après.
L’Elfe et la Maîtresse du Temps gravirent les marches qui les menèrent jusqu’au temple où Iliana et quelques servantes les attendaient.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? demanda l’Elfe.
— Oui ! Je vous remercierai jamais assez pour l’avoir gardé ici, dit Lily. Le Sablier est intact.
— Parfait. Quand est-ce que tu prévois de partir ?
— Au Crépuscule, avant la tombée de la nuit.
Iliana parut à la fois triste, nostalgique, inquiète et soulagée.
— Alors nous y sommes, dit-elle. Aucun voyage de la sorte n’a jamais été entrepris. Tu es la première. Comment gères-tu cette situation ?
Silence.
— Mal. Très mal. J’ai aucune idée de l’époque ni du lieu où je tomberai, avoua-t-elle. C’est l’inconnu. Je suis terrorisée…
Iliana s’approcha de Lily et lui caressa amicalement l’épaule de manière à manifester son soutien.
— Partageons un dernier repas ensemble. Un déjeuner d’adieux.
Ils s’assirent tous les trois autour de la table et attendirent que les servantes apportent les plats. Il s’agissait d’un vrai repas de fête ! Il y avait du poisson fraîchement pêché, du sanglier rôti, des légumes, des fruits frais, du fromage, du pain aux céréales et du vin. Mais avant que les servantes ne repartent — l’une était une Elfe, l’autre une Humaine — Iliana leur tint le poignet avec douceur et leur dit :
— Prenez place à nos côtés, mes amies, et partagez ce moment avec nous.
Elles parurent légèrement décontenancée par la proposition de leur Impératrice. Mais, après quelques instants d’hésitation, elles acceptèrent, le visage rayonnant.
— Lixi ne vient pas ? demanda Kaël, déçu.
— Non, elle est très fatiguée, elle s’est endormie, répondit-elle.
Lily n’attendit pas plus longtemps pour se servir d’un peu de tout ce qui avait sur la table, sous des regards amusés. Les odeurs ne firent qu’accentuer sa faim. Elle engloutit son déjeuner avec appétit et réjouissance, savourant chaque bouchée, entrecoupé de longues gorgées de vin.
— C’est excellent, dit-elle.
Ils se mirent à rire malgré l’ambiance pesante qui régnait au vu de la situation. L’espoir d’un avenir meilleur subsistait encore grâce à Lily Aurora. Elle en avait conscience et cela l’épouvantait. Bientôt, dans quelques heures, elle se retrouverait seule et livrée à elle-même dans une autre époque. Personne ne pourrait l’aider.
Lorsque les servantes s’éclipsèrent avec les plats vides, les trois amis discutèrent pendant de longues heures sur le voyage que Lily entreprendrait bientôt, révisant soigneusement sa mission. Iliana expliqua à Aurora comment utiliser le Sablier : il fallait le tourner continuellement, de manière régulière, sans à-coup, en pensant fortement à l’époque de destination.
Mais surtout, comme les cinq autres Trésors, le Sablier ne pouvait être utilisé qu’à la lumière du jour.

Lorsque la fin de l’après-midi s’annonça, l’une des servantes arriva, se pencha vers Iliana et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le visage de l’Elfe s’affaissa immédiatement.
— Qu’y a-t-il ? demanda Lily, perplexe.
— C’est… c’est Lixi, balbutia-t-elle. Elle vient de nous quitter…
La jeune femme resta interdite.
— Comment ça, dit Kaël, abasourdi. Elle est morte ?
Iliana baissa les yeux et lâcha quelques larmes. La gorge de Lily se contracta si fort qu’elle dut fournir un effort considérable pour ne pas vomir. Ils se levèrent de table et se dirigèrent hâtivement vers les appartements de la défunte.
Lixi était allongée dans un lit posté au centre d’une vaste pièce circulaire. La chambre était ouverte sur l’extérieur et la vue sur les lacs était imprenable. Mourir pendant son sommeil, dans un tel cadre, était une douce et belle mort, songea Lily. Mais pas pour une Elfe. Pour un être immortel, il était inconcevable de vieillir ni même de succomber à une mort naturelle comme les Humains. Il était rare qu’un Elfe perde la vie.
Iliana s’approcha de sa nièce en premier et se recueillit à ses côtés pendant quelques instants. Puis vint le tour de Kaël. Il lui murmura des choses à son oreille, avant de sangloter en serrant très fort sa main squelettique. Quand il s’éloigna d’elle, Lily s’en approcha lentement, plaqua sa main sur sa bouche et retint un haut-le-coeur. Elle s’assit au bord du lit et caressa le visage de la fille de Noah avec la plus grande délicatesse.
C’était la première fois qu’elle touchait et voyait de si près un défunt. Elle ne s’était pas préparée à cela. L’effet était brutal, choquant. Lixi semblait si vieille, comme un Humain centenaire. Pourtant, elle n’avait vécu que vingt années. C’était trop tôt pour mourir. Et puis, qu’est-ce que c’était vingt ans pour un Elfe ? L’équivalent de quelques mois pour un Humain.
Non, Lixi était partie beaucoup trop tôt car l’un de ses Trésors du Temps l’avait assassinée. Lily s’en voulait terriblement, et nourrissait une haine de plus en plus forte vis à vis de ses Trésors. Sa précieuse amie avait sacrifié sa propre vie, celle de son enfant et de son bien-aimé, pour préserver le Sablier et permettre à Lily d’accomplir sa mission. Quel courage et quel sacrifice ! Étant mi-Elfe, mi-Humaine, peut-être était-ce sa part d’humanité qui l’avait poussée à se donner de la sorte ?

Lily ne s’était pas rendue compte du temps qui avait défilé. Elle était seule dans la chambre à présent, et les draps étaient imbibés de ses larmes. Elle aurait tant voulu que la jeune Lixi qu’elle avait connue soit là, en ce moment, pour la réconforter avec ses rires et son espièglerie, son innocence et sa naïveté. Elle lui manquait tellement, mais tellement. La princesse lui aurait donné tout le courage nécessaire pour entreprendre son voyage qui était probablement sans retour…
Le soleil déclinait dangereusement dans le ciel, le Crépuscule était en route et le temps passait à une vitesse ahurissante. Lily devait absolument faire ses adieux à Kaël avant son voyage. Elle sortit en trombe de la pièce et rejoignit son ami qui l’attendait au bord du lac. Elle se jeta dans ses bras et évacua son stress.
— Nous y sommes, murmura-t-il, tenant fermement la tête de Lily dans sa grande main, et la plaquant contre lui. Ne pleure pas, tu vas y arriver…
— J’ai peur ! Je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller, répéta-t-elle sans cesse d’une voix frémissante. Je ne veux pas me retrouver seule là-bas…
Kaël déposa un baiser sur son front et intima d’un air fiévreux :
— Surtout… surtout n’oublie pas qui tu es. Tu seras seule. Face à toi-même. Tu n’auras sans doute personne sur qui compter. Tu ne pourras faire confiance qu’à toi seule. Mais surtout… n’oublie jamais qui tu es. Ne nous oublie pas. J’ignore si tu parviendras à voyager vers une époque où Sian est né, mais quoi qu’il en soit, ne te laisse jamais manipuler par cette ordure, d’accord ? Tu me promets que tu l’élimineras ?
Lily plongea ses yeux dans les siens et assura :
— Je te le promets.
Silence.
— Attention ! s’écria soudainement Iliana du haut des escaliers.
Une fraction de seconde plus tard, l’Elfe rousse se téléporta devant Lily pour la protéger de quelque chose. Des flèches sifflèrent et transpercèrent la poitrine d’Iliana. Sous le choc, Aurora se recroquevilla et tint le corps sans vie de l’Elfe en hurlant.
L’instant d’après, une flèche traversa son épaule et du sang chaud gicla. Kaël l’attrapa aussi rapidement que l’éclair et se téléporta avec elle de l’autre côté du lac, dans la forêt.
Le Crépuscule était bien avancé. Bientôt, ils ne pourraient plus user d’Héliogie, ni utiliser le Sablier. Lily hurlait. Elle sentait la tige en bois fichée dans son articulation. La douleur était insoutenable.
— Chuuut, chut ! souffla Kaël, totalement paniqué. Il ne faut pas qu’ils nous repèrent !
— Tu… tu crois que c’est Sian ? Aïe ! gémit-elle en balançant sa tête en arrière et en serrant les dents.
— Pars, maintenant ! ordonna-t-il.
Lily fouilla dans ses poches et s’assura qu’elle possédait bien le Livret et le Médaillon où étaient gravées les lettres A.V., puis elle attrapa le Sablier. Elle tenta par tous les moyens de se concentrer, mais seule la douleur occupait ses esprits.
— Je n’y arriverai jamais dans ces conditions ! protesta-t-elle, folle de rage.
— Tu peux le faire, vas-y ! C’est maintenant ou jamais !
La nuit tomberait d’une minute à l’autre. Ils étaient cachés derrière un arbre et entendaient des personnes à une centaine de mètres, qui étaient en train de les traquer. Ils retinrent leur respiration, leur front perlant de sueur, les entrailles ravagées par l’effroi. Lily fermait les yeux et tentait de se concentrer. Elle se mit à tourner le Sablier dans la main, mais il ne se passait rien. La forêt était bien trop plongée dans les ténèbres.
— Ça ne marche pas, murmura-t-elle, découragée.
Les individus les cherchaient avec un flambeau dans la main. Ils étaient trop nombreux et les encerclaient. Lily recommença, encore et encore, en vain. Elle avait besoin de plus de lumière, c’était trop tard. Un tel voyage demandait beaucoup plus de concentration et de luminosité. Ils devaient se rendre à l’évidence : c’était terminé.
— Ils vont sans doute nous avoir, déclara-t-elle d’une voix sans timbre. Je dois cacher mes Trésors.
— Mais où ?
Silence.
— En moi.
— Quoi ? Tu es sérieuse ?
— Unissons nos forces pour pratiquer l’Héliogie ensemble avant la dernière lueur de la journée. Ce doit être possible de les disperser sous ma peau, dans mon ventre, entre mes intestins et mes tissus musculaires, après les avoir stérilisés. Ils sont petits.
— Je n’ai jamais fait cela auparavant…
— Allons-y, nous n’avons plus le temps.
Les deux amis s’empressèrent d’aligner les trois Trésors au centre de son abdomen. Ils les recouvrirent de leur quatre mains, fermèrent les yeux, captèrent les derniers hélioctrons et focalisèrent leur énergie. Ils stérilisèrent rapidement les bijoux, avant de les insérer sous ses tissus grâce à l’Héliogie. Lily les sentait à peine, et le travail avait été si bien réalisé qu’elle n’avait aucune cicatrice. Il était impossible de les détecter à moins de faire une radio. Mais ce n’était certainement pas sur Zénith qu’ils étaient équipés de tels appareils.
Aussitôt après, Kaël tint fermement le visage de Lily entre ses mains et fixa ses yeux.
— Laisse-moi te regarder une dernière fois afin d’avoir cette seule image dans ma mémoire, dit-il sans ciller, avec détermination.
— Pou… pourquoi ?
L’Elfe recouvrit son visage de ses mains et se concentra de nouveau. Lorsqu’il les retira, Lily se mordit le poignet pour ne pas crier d’horreur.
— Qu’est-ce que tu as fait à… !
Les orbites de Kaël étaient creuses et de la peau les recouvrait. Il venait de faire disparaître ses yeux grâce à l’Héliogie, de manière définitive.
— Sian ne pourra jamais sonder mon âme et connaître le lieu où se cachent les Trésors du Temps. Son Anneau n’a aucun effet sur toi, tu ne risques rien. Mais moi…
Lily eut à peine le temps de sentir un coup sur la tête, qu’elle s’était déjà évanouie.
Trou noir.

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