La main sur la porte, il tentait de capter la présence d’Ileana de l’autre côté. Le jeune homme savait combien c’était ridicule : il n’était pas sensible et même dans ce cas, l’olivier dans les murs ne permettrait à aucune longueur d’ondes magiques de passer. De plus, leur lien n’existait plus. Il inspira et retira ses doigts, l’esprit ailleurs.

— Bonjour Vincent.

Il se tourna brutalement vers Thomas qui arrivait d’une démarche vive.

— Bonjour, s’empressa-t-il de répondre en faisant trois pas en arrière, se sentant pris en faute.

Le médecin resta devant lui, un rictus narquois aux lèvres. Le jeune mage haussa les épaules et s’éloigna sans un mot.

— Tu ne crois pas que tu devrais entrer ? lança Thomas dans son dos.

— Pourquoi ?

— Ce serait quand même plus pratique pour voir si elle va bien. Fixer la porte ne sert pas à grand-chose ! répliqua-t-il sans se départir de son sourire.

— La dernière fois que je l’ai fait, j’ai failli recevoir un livre en plein visage !

— Elle t’a pris pour ton frère et je pense que tu le sais pertinemment ! Je ne l’ai pas contredite lorsqu’elle m’en a parlé, mais elle finira sûrement par découvrir la vérité. Tu te débrouilleras avec elle à ce moment là ! Et si tu veux mon avis, sa réaction en pensant le voir était plutôt saine après ce qu’il s’est passé.

Bien qu’il ne répondit pas, Vince resta là, à regarder la porte d’un air vide. Thomas poursuivit d’une voix plus douce, son sourire ayant disparu :

— Tu te fais du mal… Tu n’es pas obligé de t’imposer ça.

— S’il n’y a que moi qui souffre, ce n’est pas un problème.

Le médecin ferma un instant les paupières avant de revenir à la charge :

— Ne me fait pas croire que Janaya ne t’a pas parlé de ses cours de magie !

Vince détourna les yeux. Bien sûr que son amie n’avait pas pu tenir sa langue. Elle le lui avait même dit d’un ton triomphant et une bonne dizaine de fois afin qu’il comprenne bien ce qu’il en était. Ileana avait souligné après sa troisième séance qu’elle avait la sensation qu’il lui manquait quelque chose. Suite à cette remarque anodine, le jeune homme était d’ailleurs surpris que la Générale ne l’ait pas sommé de participer à une session. Il soupçonnait Thomas d’être intervenu en sa faveur.

— C’est une fantôme, se justifia Vince, ce n’est plus la même. Elle a le droit de décider qui elle veut être.

— Tu sais surtout ce que c’est ce que tu aimerais qu’elle fasse ! Tu voudrais qu’elle tourne le dos à tout ça, qu’elle s’éloigne le plus possible de son passé. Je comprends ton point de vue, mais je ne peux pas approuver. Lui dissimuler certains éléments, que tu refuses de la voir, ne lui permet pas de prendre une décision en pleine connaissance de cause. Sans compter que ça l’aiderait à surmonter plus facilement sa magicophobie.

Il poursuit avec plus d’emphase :

— Quoi que tu puisses penser, malgré les horreurs qu’elle a traversées, elle reste Ileana. Certes, il lui a fallu du temps pour sortir du cocon qu’elle s’était créé, mais elle commence à redévelopper sa personnalité et de l’avis général, elle n’est pas si différente de l’ancienne. Plus timide et craintive, c’est vrai, mais ça s’atténuera avec les mois ou les années.

Bien que le médecin puisse lui affirmer le contraire, ce n’était plus sa Leane et elle ne le serait jamais plus, Vince ne changerait pas d’opinion sur ce point. Janaya n’essayait plus de le convaincre du contraire, preuve qu’il avait raison. Sachant parfaitement appuyer là où cela faisait le plus mal, Thomas insista :

— Vincent, j’ai vécu la même perte que toi, ressenti la même souffrance. Au cas où tu l’aurais également oublié, je te rappelle que c’est moi qui t’aie soigné lorsque tu as été ramené de cette mission fatidique. Plus que nul autre, je sais la force de caractère dont tu as fait preuve pour te remettre sur pied. Je sais les moments sombres que tu as traversés. Je ne te juge pas et personne n’a le droit de le faire. J’ai beau essayer de m’imaginer à ta place, je ne sais pas comment je réagirais si je devais faire face à mon Dimidiam revenu d’entre les morts. Mais je t’interdis de te cacher derrière des faux-semblants ! Ileana…

Vince tourna les talons et s’éloigna sans un regard en arrière. Il ne pouvait ou ne voulait plus entendre ce que le médecin avait à lui dire. Il faisait confiance à Janaya ou à son frère pour prendre soin d’Ileana et ne doutait pas qu’ils le feraient bien mieux et bien plus efficacement que lui. Son incompétence sur ce point n’était plus à démontrer.

Ayant tout juste dépassé les portes coulissantes de l’hôpital, il marqua un temps d’arrêt, hésitant brusquement à faire demi-tour. Le jeune homme n’avait pas l’esprit tranquille et il ne pouvait s’empêcher d’appréhender ce qui se passerait s’il tentait de toucher Ileana. La sensation de complémentarité lui manquait cruellement. Le vide omniprésent le laissait souvent sans énergie à se demander en boucle pourquoi les choses avaient tourné ainsi. Il n’avait pu la protéger. Elle avait déjà tant souffert d’être au service de Roraima qu’il se refusait à voir le lien renaître de ses cendres. Il savait combien cela pouvait changer un homme.

Lui-même, lorsqu’il était arrivé à la colonie à quinze ans, il pensait y passer un, voire deux ans, le temps d’obtenir sa Maîtrise. Puis il serait rentré en France, peut-être chez ses parents, afin d’y faire des études. Il se voyait bien dans le domaine informatique, cela lui aurait permis de travailler à domicile et de ne pas se confronter aux autres. Il aimait sa solitude.

Puis, il y avait eu le lien et Ileana plus tenace que jamais qui n’acceptait pas son refus de faire un essai ensemble. Il n’avait pas pu résister longtemps et l’engrenage s’était naturellement enclenché. Il l’avait suivie en mission, avait adopté ses combats et ses valeurs. Vince ne le regrettait pas un seul instant, mais il savait combien c’était exigeant et ne voulait pas l’imposer à Ileana. Il lui faisait confiance pour trouver sa voie.

Ses pieds se remirent en route sans qu’il en ait vraiment conscience. Comme souvent, lorsqu’il se sentait si nostalgique, le cimetière lui semblait être une bonne échappatoire. Il monta quatre à quatre les marches le menant à l’étage de la colonie, avant de redescendre avec le même entrain un nouvel escalier pour se perdre dans le parc. Il ne lui fallut qu’un instant pour rejoindre la zone calfeutrée où les roraïmiens rendaient hommage à leurs disparus.

Lorsqu’enfin il atteignit le mur végétal qui isolait le lieu du reste des jardins, il poussa la légère porte en bois avec un sentiment d’urgence. Une trentaine d’oliviers l’accueillirent et immédiatement, il sentit ses épaules se délasser. La lumière vive du soleil jouait avec les vitraux colorés disséminés ici et là, offrant des touches chatoyantes au cimetière. Près de l’entrée, il récupéra de l’encens mis à disposition des visiteurs et se dirigea vers l’un des plus gros arbres.

Il alluma les bâtonnets et les planta dans un bac de sable à demi enterré. L’odeur le rassura autant qu’elle faisait remonter des souvenirs plus ou moins heureux. En bas d’une liste gravée profondément dans l’écorce, le nom d’Ileana Vassilis se détachait clairement. Il le caressa du bout des doigts, cherchant un réconfort qui ne venait pas.

Il était soulagé de voir que malgré le temps qui passait, son nom n’était pas barré bien qu’elle soit de nouveau parmi eux. Profitant du calme des lieux, il laissa son corps se relâcher et son esprit se détendit. Depuis qu’il n’était plus sous anti-douleurs, c’était le seul endroit où il se sentait en paix. Il n’aimait pas la religion des Éléments et son culte, mais appréciait ses coutumes pour rendre hommage aux défunts. L’encens se consumant associait l’âme au feu, l’olivier sous lequel étaient enterrées les cendres des disparus reliait ce qu’il en restait aux autres éléments.

Laissant sa magie explorer la pierre de Roraima et l’air particulièrement pur des lieux, Vince permit à ses sens de s’ouvrir à ce qui l’entourait. Il résonna avec l’eau dans les canalisations qui irriguaient la végétation et plus fortement avec le sol fertile de la zone arboricole.

Le jeune homme avait conscience qu’il était devenu inutile de rendre hommage à Ileana ici, mais le sentiment d’apaisement qu’il éprouvait était encore trop nécessaire à son bien-être pour qu’il y renonce. La seule autre échappatoire qu’il avait était le dessin, mais c’était trop fugace pour égaler ses visites aux oliviers.

Il ne savait pas combien de temps il était resté au pied de l’arbre lorsque la sonnerie désagréable de son téléphone brisa le calme des lieux. En retenant sa mauvaise humeur pour garder la neutralité de son ton, il décrocha et parla à voix basse :

— Allo ?

— Vince ?

Il poussa un juron en reconnaissant la voix d’Emi :

— Quelle heure il est ?

— 8 heures 30 !

— J’arrive tout de suite.

Il n’était pas encore en retard, mais le temps de remonter et de se préparer, ce serait inévitable. Vince rangea son téléphone sans attendre de réponse de la part de la jeune femme et fit demi-tour. Sachant qu’il aurait tout le loisir de reprendre son souffle dans l’hélicoptère, il ne ménagea pas sa peine pour rejoindre l’Agence. Il était rarement ponctuel et il ne doutait pas que malgré ses efforts, il aurait de nouveau droit à une réflexion à ce sujet.

La foule se bousculant à cette heure-ci de la journée, Vince se faufilait tant bien que mal vers l’entrée du bâtiment central. Il grimpa les escaliers afin d’arriver à la dernière coursive et pénétra sans frapper dans le vestiaire destiné aux Agents, la respiration haletante.

Emi l’accueillit en souriant alors que le Capitaine Feros émit un grognement peu engageant. Le jeune homme tenta de les saluer mais ne put que se pencher en avant, poings sur les cuisses pour reprendre son souffle. Le rire discret de son amie lui donna un aperçu de l’image qu’il renvoyait. Le soldat se montra moins compréhensif :

— Agent Morel, votre manque de ponctualité est un vrai problème ! Bien que la mission ne soit pas passée au stade d’urgence, elle réclame une action rapide de notre part.

Vince ne répondit pas : quoi qu’il puisse dire, cela ne changerait pas la notification que Feros mettrait dans son dossier. Elle rejoindra les nombreuses autres sur le même thème ainsi que celles évoquant son tempérament lunatique.

Pudiquement, Emi se tourna lorsqu’il enleva son pantalon. Cela le fit sourire, ce genre de réaction était rare entre Agents. Il enfila un jean noir coupé droit, une chemise claire en coton et une veste en lin également sombre et légèrement cintrée pour supporter les températures de leur destination. Une grande capuche lui permet également de dissimuler son visage en cas de présence de caméras de surveillance sur le lieu de la mission. Sur la poitrine, en surpiqûre blanche, des arabesques symbolisant les quatre éléments se mêlaient. Il vérifia que la tenue était bien ajustée avant de la compléter par d’épaisses rangers qui donnaient une touche plus martiale à l’ensemble. Il se redressa, fixant le soldat sans sourciller :

— J’en conclus que vous êtes prêt ! Dans ce cas, nous allons sur le toit afin de procéder à votre extraction. Agent Morel, à partir de maintenant, vous êtes responsable de la sécurité de Mademoiselle Hart.

— Oui, Monsieur.

— Je vous souhaite donc bonne chance. Que les quatre éléments soient avec vous.

Vince ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel face à la référence religieuse et entraîna Emi dans une nouvelle volée d’escaliers menant au sommet du Tepuy. Le Capitaine Feros était un homme de raison, il ne comprenait pas son besoin de se rattacher ainsi à ce genre de croyance. Certes, les Éléments étaient populaires parmi les mages et il y avait un regain d’intérêt pour leurs textes anciens ces derniers mois, mais il peinait à y accorder une réelle importance.

À l’extérieur, la pluie les accueillit et ils ralentirent un instant le pas pour profiter de l’air revigorant. Très vite, les pâles de l’engin, bruyants, rendirent rapidement la chose impossible et ils se re-concentrèrent sur la mission.

Vince aida Emi à monter dans l’hélicoptère avant d’en faire de même et de refermer la porte derrière lui. Une fois assuré que sa collègue était correctement harnachée, il fit signe au pilote de partir, prenant place à son tour.

39