2 Juin 2014

« Comment se fait-il que les lumières soient éteintes ce matin ? Me demande la dame pendant que je me dirige vers mon siège habituel, alors qu’il n’y a qu’une seule place d’occupée dans le fond, par Warren justement, un gars deux ans plus jeune que moi, qui habite aussi la commune. » Il a le teint livide. Pas très surprenant.
« Moi aussi j’ai été surpris en arrivant, il doit y avoir un problème électrique ou un truc dans le genre. » Elle n’écoute que la moitié de ma phrase et grogne déjà sur la station radio fébrile.

J’ai beau essayer de penser à autre chose, cette rencontre énigmatique semble s’être gravée dans mon esprit. Je ne cesse de guetter par la vitre, à moitié gelée, le brouillard qui envahit peu à peu ces lieux plongés dans le silence divin, et je finis par me convaincre que je deviens parano, sans trop y croire néanmoins.

Le bus quitte bientôt le patelin pour plonger inexorablement dans cette campagne frémissante de colère. Les bribes sonores de la radio annoncent des plaques de brouillard extraordinaires un peu partout dans la région. Le météorologue dit même: c’est du jamais vu. Décidément rien n’est normal depuis ces deux dernières semaines.

J’essaie de chasser mes idées noires – brouillées par la fatigue – en fermant mes yeux, puis je pose ma tête contre la vitre.
Quelques instants plus tard la radio grésille plus sourdement avant de rentre totalement l’âme. Les paroles des journalistes se perdent alors dans un gouffre bourdonnant, suivant des allures irrégulières. L’atmosphère est lourde, la tension palpable. La conductrice commence à taper du poing sur le tableau de bord tout en jurant des propos à l’égard de ce satané véhicule comme elle l’appelle, et le bus oscille dangereusement sur l’asphalte éventré. La brume vient se fondre contre la vitre froide, tel le baiser du mystère poussé par la crainte. Les sièges tremblent sur ces routes cabossées et les modestes lumières du car, pas très rassurées, préfèrent s’échouer un instant dans les profondeurs ténébreuses. Une odeur extérieure s’invite soudain dans le véhicule, une odeur de fumée, qui picote mes narines. De la fumée, à cette heure-ci…bizarre pour l’heure précoce. Je redirige mon regard par la fenêtre et perçois vaguement du mouvement au loin, accompagné de cylindres troubles, s’élevant au-dessus d’un bois proche.
Tout à coup, un son fulgurant, grave et puissant fend l’air en quelques secondes.
Quelque chose de gros explose à environ cinquante mètres devant le car.
Un coup de frein sec me projette contre le siège devant moi.
Un coup de volant sur la gauche m’envoie cette fois-ci valdinguer avec mon sac à dos dans le couloir du bus, tout comme Warren.
Le car se renverse Les vitres éclatent. Le couinement de la carrosserie sur le bitume arrachent mes tympans. Tout mon flanc droit ruse contre les fragments de verre et de métal. Le fossé stoppe net l’engin de plusieurs tonnes.
Tous mes nerfs sont en alerte maximale, les douleurs proviennent de partout, et les vertiges se cognent contre mon crâne. Les derniers débris chutent au sol pour rejoindre leurs semblables, un peu mal à l’aise d’arriver en retard. Je me retrouve dans une position extrêmement inconfortable, mais je suis toujours conscient.

Je me relève avec difficulté, m’appuyant sur les sièges déchirés de chaque coté. Les grimaces de souffrance que je laisse paraître sont à l’image de l’état du véhicule.
Désorienté, je déambule parmi les morceaux de verre et de taule froissée qui jonchent le sol. Des grésillements électriques se font entendre ici et là, en accord avec les flashs de lumière des néons à moitié brisés.
La conductrice a vraisemblablement percuté le volant de plein fouet. Elle saigne abondement de la tempe.
Je m’approche chaotiquement d’elle, et une fois à sa hauteur, je prends sa tension au niveau de son pouls. Sans être un expert, il me parait évident que son cœur ne bat plus. Je reste bien immobile pendant plusieurs dizaines de secondes, à fixer le corps de celle que je voyais tous les jours, dans l’indifférence la plus banale, sans jamais prêter attention au fait que derrière ce visage quotidien il y avait une vie. Dans cet état de paralysie temporaire, je ne discerne à aucun moment les bruits de tirs et les cris qui animent l’environnement alentours.

J’ai à moitié envie de vomir. Mon estomac est tout retourné, à cause de l’accident, ou peut-être à cause de la vision de cette femme si familière à mes yeux, morte.
Je l’empoigne finalement par les aisselles, et décide de la traîner dehors, en évitant le plus possible de la soumettre aux morceaux de vitres tranchants qui tapissent le sol, même si elle est déjà morte. Je croise le chemin de Warren, gémissant, qui n’est pas dans un meilleur état que moi, et qui essaye tant bien que mal de marcher dans mes pas, à l’intérieur de ce véhicule étroit et instable.
En quelques minutes, nous parvenons à sortir par l’arrière de l’autocar. Des bombardements et des échos de guerre me tirent soudain de ma bulle. A la lisière de la forêt, je crois distinguer des troupes militaires en pleine action : certains hommes tirent leurs balles vers l’enceinte du bois, d’autres s’enfuient carrément. A l’arrière, un char d’assaut pilonne de temps en temps la zone, déchiquetant à chaque fois les troncs d’arbres et creusant des immenses tranchées dans la terre. La scène n’est tout de même pas très compréhensible : seuls les spectres des flashs des explosions et des tirs de canons m’informent un peu de ce qui se passe sur la zone de combat dans cette obscurité intense. Plus loin à l’ouest, environ à cent cinquante mètres de distance, le village a l’air intact. Cependant, des criailleries et des plaintes sordides d’humains sont reconnaissables à travers cette bataille tonitruante. Quelque chose est en train d’assaillir le secteur, mais quoi ?
Soudain, un amas de terre s’écrase juste à coté de l’endroit où moi et Warren sommes postés. Nous nous couchons immédiatement derrière le véhicule du coté opposé aux affrontements.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? Je hurle par-dessus le capharnaüm assourdissant.
-Je n’en sais rien ! Répond Warren, aussi mal en point que moi.
-Faut qu’on se tire d’ici !
-Mais pour aller où ?
-Je sais pas. Suis-moi ! »
Au même moment, une fine lumière jaune se met à onduler dans notre direction. Elle provient d’une lampe torche, elle-même tenue par un militaire, le visage crasseux et hagard, les vêtements déchiquetés. Il n’est plus qu’à quelques mètres de nous lorsqu’une forme trapue et massive déboule d’un coté et le charge à pleine vitesse, le projetant violemment en l’air. Cette chose passe tellement vite et la noirceur des lieux est telle qu’il m’est impossible d’identifier ce qui a renversé notre sauveur potentiel.
« Dépêches-toi ! Je hurle à Warren alors que j’amorce un début de fuite. Je récupère au passage la lampe tombée au sol, avant de filer droit au nord, où la situation se montre plus calme.

Je ressens des secousses au sol, ça chuinte, ça grogne, ça pétarade, et je ne peux en rien garantir qu’il n’y a pas au moins une de ces formes inconnues qui nous talonne avec toute cette obscurité et ce brouillard si dense.
J’ose un instant diriger mon regard vers le champ de bataille. De ce que je parviens à voir, les militaires sont en mauvaise passe : les éclairs de lumière et les détonations se rapprochent. Ça avance vite.
Une sueur froide vient s’ajouter à mes frissons et à mon corps transpirant de tressaillements.

Les traits d’un minuscule hameau, épargné par le vacarme, se dessinent enfin devant nos yeux. Nous obliquons à la première maison, à coté de laquelle doit se trouver une grande porcherie, vu l’odeur irrespirable qui emplit brusquement mes narines. Nous pénétrons à peine dans la cour, alors que Warren stoppe net sa course et pose ses mains sur ses cuisses, à bout de souffle.
« Il faut vite trouver quelqu’un qui pourrait nous…
-Qu’est-ce ‘vous faites là v’deux ?! Aboie une vieille paysanne robuste, vêtue d’un sale tablier à carreaux, fusil à la main, à travers la fenêtre de sa maison. Restez pas planter là dam ! Rentrez ! T’suite ! ».
Nous nous précipitons sur-le-champ vers l’entrée de la vieille bâtisse, aussi âgée et tenace que cette dame honorable.

La porte est à moitié ouverte et moi et Warren n’hésitons pas à la pousser pour rentrer à l’abri. Un téléphone noir est fixé au mur, sur notre droite, juste à coté d’un porte-manteau en bois sur lequel plusieurs gilets et pulls sont accrochés. Le carrelage est crasseux, la cuisine mal rangée et la petite ampoule qui pend au plafond apporte une triste lumière dans la pièce étroite, malgré le feu de cheminée qui réchauffe un peu l’endroit. La bougre ne nous regarde même pas, son œil affolé scrute avec fermeté l’horizon lugubre d’où nous venons. Son chien à ses pieds est paniqué et ne cesse d’aboyer, partagé entre affolement et excitation.
« Z’auriez pas vu mes cochons par hasard ?
« Euh, non pourquoi ? Je réplique, interloqué. » Son visage se décolle alors lentement de son cou empoté et ridé telle une pomme de terre vieille de dix mois, pour venir raccrocher ses yeux durs mais inquiets sur mon air hagard et candide.
« I z’ont disparu. Ché pas où c’est qu’i sont passés, mais j’crois bien qu’i z’i sont pas pour rien dans tout c’bordel là-bas, nous explique-t-elle en pointant du menton le champ d’en face qui s’illumine des lumières de feu de plus en plus dangereusement.
Je sens que Warren est mal à l’aise ici, et je crois bien qu’il a plus peur de cette gaillarde que de ces choses dehors.
« On peut utiliser votre téléphone ?
« Qu’est-ce ‘tu crois mon p’tit ? J’ai d’jà essayé, mais l’fil du téléphone doit êt’ défoncé, i ‘y a plus rien qui passe, se lamente-t-elle.
Couché Chétif! J’dit couché nom de dieu ! Ah sale bête ! Hurle-t-elle alors qu’elle assène un violent coup de botte dans le flanc de son chien qui émet un petit gémissement de douleur, et s’en va dehors presque aussitôt.
Imbécile ! Revient là, t’vas t’faire tuer Chétif ! »
Subitement, elle redresse son fusil et tire à deux reprises en face d’elle. De là où nous sommes, on ne voit strictement rien, sauf les pas furtifs et infatigables de ces ennemis invisibles que rien ne semble contenir. Soudain, un bruit de taule fracassée résonne dehors, suivit de près par un cri de rage.
« Il faut s’enfuir madame ! Je gronde, happé par un regain d’empressement.
« Jamais ! Plutôt crever ! Gueule-t-elle alors qu’elle se met désormais à tirer à gauche et à droite sans interruption.
On devine à travers la noirceur de l’air que le toit d’une grange s’est effondré sur des bottes de paille, à cause de l’épaisse couche de poussière qui s’en échappe.
« Faut qu’on se casse d’ici ! Je commande à Warren qui n’hésite pas une seconde à m’emboîter le pas.
Allez dépêche-toi ! On n’est plus en sécurité ici, j’ajoute en attrapant la poignée d’une porte et en le poussant dans la pièce qui juxtapose la cuisine. »
Nous nous retrouvons alors dans un modeste salon, à l’image de la cuisine. Je désigne la porte sur notre gauche qui conduit dans le jardin derrière la maison
« Attends une seconde, lâche Warren.
-Quoi encore ?! Je murmure agacé, en me retournant vers lui.
–Il n’y a plus de… plus aucun coups de feu. »
Fort de cette remarque, je constate à mon tour que les lieux sont plongés dans un silence désagréable et terriblement menaçant. Je me retourne de nouveau vers mon compagnon de fuite. Ses yeux sont anormalement sortis de ses orbites. Je remue la tête pour lui demander la raison de son air terrorisé mais je n’ai pas à attendre de réponse : un grognement calme et rauque se fait entendre derrière moi. Il me fixe, complètement tétanisé. Je lui indique discrètement la porte de sortie du regard tandis qu’une vitre éclate en morceaux à l’étage. Le parquet qui se situe au-dessus de nos têtes grince bientôt à plusieurs reprises sous les multiples pas auxquels il est soumis. Il y en a d’autres. Les Autres. Ils progressent vite mais calmement. Ils s’approchent de l’escalier.
Warren agite ses lèvres doucement et je parviens à lire le message qu’il m’envoie:
Le chien avance vers toi. Au moment où la première marche en bois couine, je m’exclame :
« Cours ! »
Il se rue vers la porte, tandis que j’attrape une chaise pour parer l’attaque de l’animal. Ce dernier me charge sans modération. Il me mord à la cheville et est à deux doigts de me faire basculer. Mais un pied de la chaise cogne méchamment son dos malgré son esquive ratée et le plaque au sol. J’en profite pour rejoindre Warren alors que déjà, une masse d’ombres se profilent dans les escaliers et derrière les fenêtres.

Nous débarquons dans un jardin plutôt mal entretenu avant que mon acolyte ne braille ces quelques mots :
« Faut prendre la voiture là-bas ! On ira plus vite. !»
Nous traçons aussi vite que nos jambes le permettent. Aussi vite que les battements de nos cœurs. Je monte à l’avant de ce pick-up rouillé, balafré de terre et de paille. Miracle ! Il y a les clés ! Quelle chance ! J’accélère en trombe, faisant voler quelques cailloux au démarrage. Alors que nous franchissons l’entrée de la ferme, je jette un rapide coup d’œil dans le rétro.
Des ombres bondissent du toit de la maison, sortent par les fenêtres et les portes des bâtiments, renversent tout sur leur passage.
« Qu’est-ce que c’était que ça ? M’interroge Warren, alors que nous détalons à vive allure en direction de ma maison. » Je repense à tout ce qui s’est passé ce matin, ces derniers jours, depuis que j’ai rencontré l’homme des bois, depuis ce jour où j’ai vu cette vache pleurer, depuis le jour où j’ai rencontré Blacktear. Et là, pour la première fois de ma vie, tout devient clair comme de l’eau de roche.
Je dévisage Warren un instant, en particulier la coupure ensanglantée qui tatoue son front, lui qui connaît sans doute déjà la réponse à sa propre question. Je prononce alors quelques mots qui transcendent tout mon passé, toute ma vie, et encore plus mon avenir :
« Les animaux entament leur révolution. »

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