Novembre 2001

Une vapeur blanche s’échappe dans l’air froid à chacune de mes insufflations, tel le fantôme de mon esprit. Derrière les grillages, les chiens nous scrutent d’un œil hagard. La plupart est calme, se contentant simplement de remuer la truffe pour découvrir notre odeur, et apprécier dans le même temps notre valeur. D’autres au contraire, cabrés sur leurs deux pattes arrières, aboient avec furie, engendrant d’interminables échos, mêlant aigus et graves, clairsemé et rauque. Certains atteignent probablement le double de ma taille, tandis que d’autres peinent à m’arriver au bassin. Leurs minuscules crocs blancs ne me rassurent pas beaucoup.

« Couchez Galice ! Crie la gardienne en donnant un puissant coup de pied dans la grille pour faire reculer une pauvre chienne doberman. 
-Ah moi je vous dis, quand les femelles sont sur le point de mettre bas, elles font tout un cirque dès qu’elles voient des étrangers. C’est insupportable ! »

J’ai l’impression d’être sur un radeau pris en grippe entre deux tsunamis de bruit qui déferlent de chaque côté.
Heureusement, il y a la main chaude de ma mère pour me rassurer et me sentir en sécurité. Arthur, mon frère, trois ans plus vieux que moi, nous devance de quelques pas, il ne tient pas en place. Comme d’habitude. Pourtant, à un moment, il s’arrête net et reste contempler fixement une toute petite cage, au bout de l’allée, coincée entre deux murs de parpaings effrités. Et à l’intérieur, il y a ce chiot. Un berger colley mâle presque entièrement noir, d’à peine quelques mois. Il reste assis, sagement, confiant. Déjà si patient pour son jeune âge. Comme s’il savait d’avance que c’est son dernier jour ici. On lit sur son pelage les boursouflures dues aux coups que lui a infligé son ancien propriétaire. Un cerceau de poils roux lui encercle la tête, trace indélébile du collier rouillé trop serré qui l’a maintenu des jours et des nuits attaché à un piquet dehors, dans la boue, le froid, parmi ses propres excréments. De multiples entailles aux chevilles laissent aussi présumer qu’il a eu pour habitude de se coucher sur des morceaux de taules tranchants.

« Maman, regarde lui, il est beau, formule Arthur, ne cessant de se balancer d’avant en arrière, son bras droit tout raide le long de son corps. »

Je m’approche doucement de sa cage pour ne pas l’effrayer. Mais il semble que plus rien ne peut l’effrayer. Allongé face à nous, la tête droite, il ne s’entête pas à nous inspecter, non plus à rester en retrait. Il est là. Simplement. Comme s’il nous attendait. Incapable de nous adresser un sourire, son seul regard rassuré et amical suffit à comprendre qu’il est enjoué de nous voir.
Lorsque je le contemple en retour, ses yeux me rappellent mon propre regard. Mal à l’aise, je détourne plusieurs fois la tête vers mes parents. Eux aussi ont remarqué cet étrange comportement.

« Et bien ! On dirait qu’il t’aime déjà, conclut mon père en souriant.
-Bon j’ai pas toute la journée moi, va falloir penser à vous décider, lâche sèchement la gardienne à mes parents.
-Vous pouvez ouvrir la cage s’il vous plaît, histoire qu’on puisse le voir d’un peu plus près ? Demande ma mère sur le ton le plus poli qu’elle peut donner à cette vieille dame grincheuse pour le moins irritante.
-Ouais. Mais bon faudrait prendre une décision, j’ai du boulot qui m’attends, moi, répond-elle en soulevant le loquet de la porte. »

Une joie intense, un sentiment d’extrême plaisir émerge en moi au moment où la grille s’ouvre complètement. Rien qu’en le caressant, rien qu’en sentant sa langue mouillée et râpeuse me lécher les doigts, j’ai l’impression de retrouver un ami que j’ai quitté depuis trop longtemps. Oui c’est ça, des retrouvailles. Comme s’il y a très longtemps, quelque part loin d’ici, on s’était fait nos adieux, convaincus de ne jamais être à nouveau réunis. Cependant, jamais je ne l’ai connu. Du moins, je n’en ai pas souvenir.
Le chiot dit aussi bonjour à Arthur d’un vigoureux coup de langue, pas sans mal d’ailleurs, puisque ce dernier restait sur ses gardes au début. Mon frère n’est jamais très à l’aise avec les animaux. Il n’est pas à l’aise avec grand monde d’ailleurs.

« Ah oui, j’avais une question. Ce collier qu’il a autour du cou, c’est celui que lui a mis son ancien propriétaire ? Interroge ma mère.
-Comment ? Un collier ? Demande la dame en uniforme en décochant un sourire moqueur. Vous avez sûrement dû rêver ma pauvre dame, nous retirons les colliers aux chiens le premier jour où nous les recueillons, du moins quand ils en possèdent un.
-Tenez, regardez, ordonne ma mère en redressant délicatement la tête du chiot. Vous voyez, il en a bien un.
-Ca alors, c’est étonnant, nous confie-t-elle en s’en approchant, maintenant plus perplexe. Surtout qu’ici nous ne possédons pas ce type de pendentif en or, ça serait idiot de mettre un bijou si cher sur une de ces bêtes, explique-t-elle en caressant du doigt le médaillon métallique.
-Vous avez vu le symbole qui y est gravé ? C’est assez étrange, vous ne trouver pas ? »

En m’approchant moi-même du pendentif, je remarque qu’il s’agit d’un disque assez complexe, de deux couleurs, qui me rappelle un peu la géométrie d’une horloge, avec en plus ce qui ressemble à la tête d’un serpent enroulé en son centre.

« Ça ressemble à un truc maya, enchaîne mon père agenouillé, caressant le chiot.
-Qu’importe, ce médaillon nous appartient. »

Alors qu’elle cherche le fermoir du collier en murmurant des estimations sur la valeur du médaillon, le jeune chien émet un faible grognement de protestation, se renfrognant sur lui-même, les membres crispés, et immédiatement la dame recule de quelques pas.

« Laissez, ce n’est pas grave, propose ma mère en rassurant notre nouveau compagnon.
-Ça alors ! C’est la première fois qu’il se montre aussi agressif ! Sale bestiole, toutes pareilles ! Hurle-t-elle en se retenant de justesse de frapper l’animal toujours aussi serein, à peine émoustillé par cette folle et cupide femme.
-Il doit juste être fatigué d’être enfermé dans une cage toute la journée, on ne va pas le faire attendre plus longtemps, ajoute mon père en serrant la main raide de la gardienne. »

Alors que nous rebroussions chemin, elle nous rattrape quelques secondes plus tard, un peu énervée :

« He oh ! N’oubliez pas que vous devrez me ramener son collier quand vous serez parvenu à le lui retirer. Le médaillon que Blacktear porte autour du cou nous revient de droit, alors tâchez de ne pas l’oublier ! »

Mon père hoche la tête, s’arrêtant à peine, lorsqu’un mot prononcée par la dame vint lui tiquer l’esprit :

« Comment l’avez-vous appelez  ? »

La vieille dame change immédiatement de faciès et paraît embarrasser. Elle maugrée même ces quelques mots, juste assez fort pour que je parvienne à les discerner :

« Oh mince la boulette ! J’avais oublié que je ne devais pas leur dire son nom… 
-Alors ? Reprend mon père insistant.
-Ah, euh, oui ! En fait, il s’appelle Blacktear, voilà c’est tout, bonne journée, déclare-t-elle en souriant jaune, les talons déjà tournés.
-Eh ! Attendez une seconde. Qu’est-ce que ça veut dire ?
-Monsieur, je pense que vous êtes au moins aussi calé que moi en anglais, vous effectuerez la traduction vous-même. Maintenant si vous le voulez bien, je dois…
-Je sais très bien ce que signifies Blacktear. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi porte-t-il ce nom ?
-C’est une longue histoire sans importance que je n’aies pas le temps de vous expliquer. Alors maintenant soit vous vous en allez et me fichez la paix, soit vous me le redonner, mais je ne vais pas rester discuter avec vous toute la matinée.
-Qui l’a appelé ainsi ? renchérit ma mère. Son ancien propriétaire ?
-Hum, je ne crois pas que le terme appeler soit très approprié.
-Je ne comprends pas très bien.
-Et bien, quand on nous l’a apporté, on pouvait lire son nom sur son flanc. Là où les poils avaient été tondus. Voilà, vous êtes contents ? »

Un silence gêné s’empare de la conversation sans crier gare, avant qu’elle ne reprenne de plus belle :

« Si ça vous plaît pas vous l’appeler Yankee comme tout le monde et puis basta, fin de l’histoire.
-On y réfléchira, annonce ma mère avec un petit sourire forcé. »

La voiture est garée à environs cinquante mètres des premiers boxes du chenil. Maman, papa et Arthur s’assoient déjà dans l’habitacle tout en discutant à propos du nom inquiétant de Blacktear. Je m’apprête moi-même à ouvrir la portière arrière, et je l’appelle pour qu’il monte à bord lorsque je me rends compte qu’il n’est plus à mes pieds. Me retournant précipitamment, je crains qu’il ne se soit enfuit, ce que j’aurais entièrement compris, quoique avec une pointe de peine. Non, il est toujours là. Il se tient sur ses quatre pattes, et fait face au chenil. Beaucoup de chiens regardent dans notre direction. Tous même. Dans sa direction. Aucun d’entre eux ne bouge. Tous parfaitement statiques, striés visuellement par les carreaux des lourdes grilles qui les emprisonnent dans leur cage humide. Blacktear a tout à coup une sorte de rictus à la tête, et dans le même temps fait volte-face. Ce dernier monte avec prudence dans la voiture. Incrédule, je m’y installe à mon tour tranquillement, boucle ma ceinture et observe d’abord mes parents qui me demandent pourquoi nous ne sommes pas montés plus tôt. Ils n’ont certainement pas prêté attention à la scène. J’hésite un peu avant de répondre. C’est alors que mon frère demande :

« Eh, eh ! Pourquoi le… pourquoi Blacktear il pleure ? »

Je me tourne alors vers ce dernier, qui me regarde à nouveau droit dans les yeux, à moitié déterminé, à moitié accablé. C’est alors que mon attention se dirige vers le coin de son œil droit où une fine gouttelette noire glisse sur des poils bruns.
Une larme.

« Blacktear disait au revoir à ses amis ».

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