Les derniers mots d’Anton résonnaient encore dans l’esprit de Youna quand il lui adressa un sourire carnassier qui la refroidit davantage.
Alors, jeune fille… êtes-vous prête à devenir un monstre ?
— À votre image, oui, répondit-elle avec franchise. C’est la preuve de votre réussite, après tout.
Elle n’appréciait pas le ton de l’artisan ni qu’il lui dictât sa conduite. Elle n’y avait pas longuement réfléchi, mais elle connaissait ses valeurs. Celles-ci ne changeraient pas si elle créait un être artificiel. Elle lui donnerait un prénom, lui apprendrait l’empathie et la compassion. L’altruisme. À ne croire en nul autre que lui-même.
— Elle-même, murmura-t-elle.
Anton la considéra un instant.
— Ce sera donc une compagne ?
Il avait l’ouïe fine, le bougre ! La jeune femme acquiesça.
— Lana, ajouta-t-elle.
— La mienne s’appelait Marjorie. Elle est partie cette après-midi.
— Partie…
— Décédée. La maladie.
— Mes condoléances.
— Pas de ça avec moi ! Concentrez-vous sur Lana. Vous avez de longs doigts fins, idéaux pour coudre les peaux mortes pendant que je prépare le moule. J’ai un stock de chair à la cave. Il est tout à vous. Il me reste aussi des cheveux, des ongles et quelques organes de synthèse. Pour les yeux, en revanche, il faudra vous débrouiller. Dégotez-vous une bonne femme avec des prunelles à votre goût et volez-les-lui.
— Je…
Anton dut deviner la requête de Youna à l’expression dubitative qu’elle affichait.
— Une petite cuillère, dit-il. Vous la glissez sous l’œil et soulevez d’un coup sec. Ce n’est pas plus compliqué que les œufs à la coque.
Il hocha la tête pour appuyer son affirmation.
Déjà testé et approuvé, supposa l’ancienne danseuse en essayant de ne pas imaginer.
— Ah, et évitez les alchimistes. Les iris améthyste comme les nôtres, il n’y a pas mieux pour attirer l’attention.
— Je m’en souviendrai.

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Anton passa les journées suivantes fabriquer les moules selon les directives de Youna : visage gracieux, front dégagé, taille fine, jambes ni petites ni grandes. Des informations qui parurent bien dérisoires à la jeune femme. Elle n’attendait qu’un peu de compagnie ; la beauté demeurait futile. Seule la capacité d’écoute de Lana l’intéressait. Le reste…
L’ancienne danseuse cousait avec application. Très vite, l’ensemble s’apparenta à une sorte de combinaison. Elle ignorait quel procédé employait l’inventeur pour conserver la chair, mais il se révélait bougrement efficace. La grosse aiguille entrait et ressortait sans difficulté. Youna prenait même un plaisir grandissant à concevoir cet assemblage.
Elle dut attendre qu’Anton eût terminé ses moulages pour travailler sur le visage, mais l’emplacement des yeux demeura vide.
— Ne tardez pas à remplir les globes oculaires, avertit le vieil homme. Plus vous la reporterez, plus la pose s’avérera douloureuse pour Lana.
Elle acquiesça.
Lana… Son cœur battait la chamade. Ce simple prénom renfermait bien plus qu’un souhait. Youna brûlait d’espoir. Cloîtrée avec Anton dans son atelier, elle nourrissait des intentions secrètes : quitter Vhaly, par exemple. Elle avait le tour de cette ville, de sa monotonie. Ce n’était pas l’endroit rêvé pour célébrer une naissance. Par ailleurs, sa tour ne lui manquerait pas.
Une main posée sur son épaule la fit sursauter. Elle leva la tête vers Anton, penché sur elle, agenouillée pour travailler.
— Vous connaissez les règles, n’est-ce pas ? s’assura-t-il.
— Bien sûr.
Elle reprit son ouvrage.
— Vous lui insufflerez quand même la vie, enchaîna le vieillard. Je veux dire… une vraie vie. Pas la simple impression d’exister.
Il marqua un silence lourd de sens. Youna pressentit une révélation qu’elle ne désirait pas entendre. Elle se leva pour couper court, mais les doigts abîmés d’Anton lui agrippèrent le poignet avec une force inouïe pour quelqu’un de son âge.
— J’ai ramené mon fils chez les vivants, un jour, annonça-t-il en regardant Youna dans le fond des yeux. J’ai dû le laisser aux chiens de la Mort pour payer ma dette.
— Vous avez sans doute volé son dernier souffle pour y parvenir. Ça ne vous a pas empêché de recommencer. Aujourd’hui, encore. Je lis les journaux, vous savez.
L’inventeur se rembrunit.
— J’évite les passeurs parce que je suis malin. Faites attention aux actes que vous commettez, ma jolie. Partagez un souffle de votre vie avec Lana, si c’est là ce que vous voulez vraiment, mais les passeurs ne vous lâcheront pas d’une semelle. Rappelez-vous : ce qui n’est pas tout à fait vivant doit disparaître.
Youna pinça les lèvres. Ce vieux fou l’agaçait avec ses conseils. Elle le trouvait mal placé pour en donner, lui qui se moquait de la grande faucheuse et ne loupait jamais une occasion de lui faire un pied de nez. Et s’il était malin, elle pouvait le devenir. D’autre part, écouter les recommandations de son entourage ne lui réussissait pas. La dernière fois, elle avait perdu l’autorisation de pratiquer la danse. Adieu les cérémonies prestigieuses dans la capitale, les tenues de scène, les applaudissements. Elle s’était promis de suivre son instinct ; les autres ne choisiraient plus pour elle.
— Vous ne changerez pas d’avis, comprit Anton.
— Perspicace. Peut-on poursuivre ?

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Deux nouvelles journées durent nécessaires à la création du visage, à l’ajout des cheveux brun coupé court… L’habitacle de Lana se dressait dans un coin de la pièce, calé entre deux étagères branlantes. Youna l’observait. Anton avait fait du bon travail. Chaque détail, des ongles aux lignes des mains en passant par la finesse des lèvres, respirait la passion. Un petit mécanisme occupait une partie de la poitrine. Relié au cœur, il permettrait de propager la vie dans chaque articulation, chaque organe, chaque cellule. Il instaurerait les réflexes, activerait les nerfs. Un équilibre s’imposerait alors.
— Je vous laisse seule à seule. Je préfère ne pas assister à ça, avoua Anton en disparaissant derrière la porte.
La première inspiration se révélait-elle si difficile à regarder ? À supporter ? La jeune femme ignora les hésitations qui l’assaillirent soudain et se plaça devant Lana avant de saisir l’une de ses mains inertes. Froide, elle lui donna davantage envie de la voir bouger. Elle calma son souffle, se rappelant certains exercices de méditation, puis posa les paumes sur les joues pâles de Lana.
Il ne fallut qu’une bouffée. Les peaux mortes s’animèrent. Les doigts remuèrent. Les lèvres frémirent. La poitrine se souleva. Youna colla l’oreille contre elle ; Lana sursauta. Le battement sourd s’intensifia.
— Tout va bien, murmura l’ancienne danseuse.
Une étrange lueur bleutée, électrique traversa le corps de Lana. Les chairs absorbèrent les fils de couture, puis devinrent translucides et retrouvèrent leur opacité.
— You… na, articula la création.
Sa voix éraillée enthousiasma Youna.
— Je connais tout de toi, poursuivit Lana en fronçant les sourcils d’un air troublé. Pourquoi je ne vois rien ?
— Ça va venir. On y travaille, avec Anton.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que je suis ?
Youna déglutit. Elle ne s’attendait pas à une telle réaction. Elle croyait que ce serait plus Lana que pour elle. À présent, elle en doutait.
— Je l’ignore, mentit-elle, incapable de répondre maintenant.
Elle avait besoin de temps, de mettre les choses au clair dans son esprit.
— J’ai froid, Youna.
— Approche.
Elle ouvrit les bras pour y accueillir celle qui, désormais, partagerait ses confidences. Lana avança et attendit qu’on la serrât, les bras ballants, et la tête sur l’épaule de Youna. Pour un premier contact, cette dernière espérait mieux. Un sentiment de fierté, pourquoi pas. Elle baignait cependant dans un mélange d’incompréhension et de manque.

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