Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le début du voyage. Ataen emprunta maints chemins escarpés et entra dans un lieu sacré pour les magiciens. Avec sa vièle, il a plus l’air d’un jongleur ou d’un troubadour aux yeux de Neil.
Au milieu d’une forêt, deux arbres dominaient tout le royaume par leur taille gigantesque. Ces immenses chênes étaient de véritables monuments dans la région. Non loin, une cascade se déversait dans un lac.
– C’est la première fois que je vois les arbres jumeaux d’aussi près.
– J’aimerai te montrer quelque chose petit. L’heure est venue de t’enseigner la transe que tu n’as su maîtriser à l’école. Tu ne peux continuer à sauver les hommes sans apprendre à faire des miracles. Avant de transmettre ta foi, tu dois apprendre à nourrir la tienne. Ici l’énergie spirituelle est dense, l’endroit est donc favorable à la méditation. Ces deux gigantesques arbres, que sais-tu à leur propos ?
– Ils sont énormes ?
– Je pensais plus à leur origine, un arbre qui grandit aussi haut a sa propre histoire, tout comme chaque grand homme.
On raconte que ces deux arbres viennent du Nord. Lorsque leur terre a perdu sa fertilité, ils ont voyagé jusqu’ici. L’un ne peut vivre sans l’autre, ce qui est leur faiblesse, mais aussi une force, puisque l’union des deux leur a permit de voyager aussi loin. Ces arbres parlent à la Magie, et la Magie leur parle.
Nous prendrons certains sentiers battus par leurs soins. Sans vous en rendre compte, Dwili vous a déjà fait passer par certains d’entre eux. Maintenant revenons à la transe. Que sais-tu à son propos ?
Le malhabile fit place à l’érudit.
– La transe est une utilisation particulière de l’énergie spirituelle. Si les magiciens utilisaient la Magie pour invoquer ou créer des familiers, certains ont la faculté de la réinjecter dans leur corps. Ils augmentaient ainsi la vitesse et la puissance de leurs mouvements.
– Tu as de bonnes connaissances théoriques, passons sans plus attendre à la pratique.
Ataen joignit ses mains et apparût en une fraction de seconde au milieu du lac. Il marchait sur l’eau, tel un vrai miraculé.
– Rejoins-moi, maintenant, prends ma main, parla-t-il d’une voix angélique.
– Mais je ne sais pas nager !
– Ait la foi, répondit le lumineux magicien.
Neil se tenait sur le rivage du lac. Il hésitait et craignait de se noyer. Néanmoins, il se concentrait en pensant au Dieu unique.
– Si je prie le Créateur, il ne m’arrivera rien…
Le jeune magicien pouvait probablement accomplir ce miracle, il sentit alors son corps s’élever en pensant à Dieu et il s’élança… mais coula comme une enclume.
Il tombait et voyait la surface de l’eau au-dessus, la peur de mourir l’envahit aussitôt. L’eau s’engouffra dans ses narines et sa gorge, puis la main tendue d’Ataen le tira de sa noyade.
– Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?
Ramené sur la terre ferme, Neil vomit toute l’eau ingérée. Puis il se rendit compte que le magicien était debout sur un gros caillou, il ne marchait pas sur l’eau.
– Homme de peu de foi ? mais qu’y a-t-il de miraculeux à marcher sur un caillou ?
– Ah ça… là n’est pas la question, je voulais savoir si tu pouvais accomplir ce miracle. C’était le contrat qui me liait à l’Académie. Je ne peux enseigner qu’à celui qui passe cette épreuve.
– Autant dire que vous ne voulez pas d’apprenti. Puis-je vous demander combien en avez-vous formés ?
– Mmm et bien je dois dire que personne n’a encore passé mon examen…
L’excentricité du professeur irrita le garçon.
– Et vous, vous l’avez-vous déjà passé votre test ? demanda Neil agacé.
– Là n’est pas la question, un Mage de ma renommé n’en a pas besoin. Je ne dois enseigner qu’à un élu de Dieu. Celui qui se fera connaître et propagera ma réputation de meilleur professeur au monde…
– Vous êtes bigrement fêlé !
Puis Neil fut attristé en pensant à Emyse et à ses parents.
Si je vous ai suivi c’était pour apprendre la voie de l’Eloquence. Je ne suis pas un bon magicien, c’est donc le chemin que j’ai choisis. J’ai brisé le cœur d’une amie pour cela et abandonné mes parents…
Ataen se tut et Neil regretta d’avoir suivi le magicien fou.
– Midan, je crois que je ne trouverai jamais un meilleur professeur que toi, pensa-t-il.
Midan n’avait pas le cœur à répondre, la tristesse de Neil touchait à présent le fantôme.

*

Des heures passées à méditer à cet endroit lui permirent au moins d’apprendre à vider son esprit. Lorsque Neil fut prêt, Ataen lui révéla la voie de l’Éloquence. Pour apprendre la transe, il devait passer par plusieurs étapes. Réciter une incantation qui lui permettrait de voyager à l’intérieure de soi, jusqu’à fusionner avec son subconscient. Puis remonter à la surface avec l’éveil du Mage. C’était une manière Éloquente pour jeter le sortilège.
– Te rappelles-tu de ta noyade ?
– Comment pourrai-je oublier, j’ai failli mourir à cause de votre étrange farce.
– Cette farce, comme tu l’appelles, a un sens…
– Quel sens cela pouvait avoir, excepté me plonger le bec dans l’eau.
– Ne voulais-tu pas apprendre la voie de l’Éloquence, jeune impétueux.
– J’ai comme l’impression que ce rôdeur est moins bête qu’il n’en a l’air, remarqua Midan, je crois savoir où il veut en venir.
– Sous l’eau, tu as choisi de revenir à la vie. Certes je t’ai aidé, mais la sensation que tu éprouveras en état de transe sera la même. Lorsque tu lanceras ton sort, n’oublies pas de sortir ta tête de l’eau. N’oublies pas ces mots, ils auront un sens au moment venu.
Puis le magicien reprit sa vièle et se mit à en jouer.
Malgré les doutes de l’apprenti à l’égard de son maître et de son explication, le fermier saisit la nuance. Prendre ce raccourci pour apprendre le sort, impliquait des risques. Neil récita donc son incantation et se retrouva à l’intérieur de lui, plongé au fond d’un puits.
C’était une de ses nombreuses peurs. Il fallait donc prendre son courage à deux mains et vaincre sa phobie. Neil commença alors son ascension pour arriver à la surface de l’eau. Il respira un bon coup lorsqu’il sortit la tête de l’eau. Cela ressemblait sacrément à la réalité et pourtant il était comme dans un rêve éveillé.
Il fallait maintenant sortir par le cercle de lumière au bout du tunnel au dessus de sa tête.
Le fermier était un bon grimpeur, il s’accrocha alors à la paroi du puits pour rejoindre la sortie.
Arrivé à mi-chemin, il entendit la voix de Midan résonner au fond du puits. Difficilement, il comprit une phrase…
– Neil plus vite, derrière toi, je suis désolé je n’ai pas pu l’arrêter !
De grosses bulles éclatèrent à la surface de l’eau et jaillit d’une traite une créature effroyable qui s’accrocha également à la paroi de pierre. Neil reconnut le visage de celui qu’il avait vu dans la bibliothèque de l’Académie : c’était la version maléfique de Midan.
Ses membres déformés rappelaient les pattes d’un insecte. La créature remontait le puits sans mal, avant de passer prestement au dessus du magicien qui avait fermé les yeux.
Dans le monde extérieur, un événement inattendu arriva qui inquiéta sérieusement le rôdeur désarmé. Ce dernier comprit que ce qui voulait sortir du corps de Neil, n’était pas humain. Involontairement, l’enseignant avait contribué à libérer une âme en peine : celle de Midan. La transe avait ainsi prit la tournure d’un exorcisme.
Une transformation étonnante commença dés lors. Les cris de Neil, de plus en plus aiguës, devenaient inhumains. Tout son corps se recouvrait lentement d’une carapace osseuse. Un masque dans le même matériau apparut sur la moitié gauche de son visage, lui donnant l’allure grossière d’une tête de mort. Les yeux du garçon étaient à présent rouge sang et il n’était plus le même. Ataen, paniqué, lâcha sa vièle et joignit ses mains et le bois enchanté attrapa les poignets du possédé en déchirant le sol. Puis le rôdeur appliqua la paume de sa main sur la poitrine du déchaîné, tout en récitant une incantation. L’hôte du spectre, en se débattant, asséna un coup tellement violent au rôdeur qu’il fut projeté. Mais grâce à l’enchantement qu’il venait de lancer, la créature semblait s’apaiser. Les cris maléfiques s’atténuèrent et la carapace osseuse se désagrégea pour devenir poussière. Neil s’écroula inconscient sur le sol. La métamorphose avait été interrompue grâce à Ataen et pour Neil tout devint noir.
Au réveil, le fermier n’avait aucun souvenir de l’accident. Dans la nuit noire, Ataen avait allumé un feu.
– Quel mal de crâne atroce. Est-ce normal d’avoir la gueule de bois après une transe ?
– Continue de te reposer, ordonna le voyageur. D’autant plus que venant de moi, tu peux être sûr quand je te dis que je n’ai jamais connu pareille gueule de bois. J’ai l’impression que tu ne m’as pas tout dit petit et ça me met un peu rogne quand je risque ma vie sans le savoir.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez…
– Vraiment, Ataen fronça les sourcils.
– Tu sembles être hanté par un esprit tourmenté.
– J’aurai dû vous en parler, je suis désolé…
– Il n’est pas encore trop tard.
– L’esprit, c’est celui de Midan, un vieux Mage du château. C’est aussi mon ami maintenant.
S’agissait-il d’un don ou d’une malédiction, le rôdeur se le demandait.
– Depuis combien de temps l’héberges-tu ?
– Je l’ai toujours eu à l’Académie.
– Tu as donc réveillé le subconscient de cette âme maudite. Elle prendra le dessus sur la tienne. Vos subconscients se mélangeront et l’un de vous mourra… si mourir est le terme qui convient pour un fantôme.
– Vous… vous en êtes sûr, ce n’est pas encore une de vos mauvaises blagues ?
– C’est un cas exceptionnel Neil, deux esprits vivent à l’intérieure de toi. Cette fois-ci je ne plaisante pas. En théorie, un corps ne peut posséder plus d’un esprit.
– Ne pouvons-nous vivre ensemble, du moins un certain temps.
– Je ne sais pas. Le risque est que l’une des deux essences disparaisse. J’ai repoussé le maléfice issu de ton visiteur, mais j’ignore combien de temps la cage résistera. Ta vie est en danger et je suis étonné que l’Académie ne t’en ait parlé. Maître Saurtam perd de plus en plus la boule à cause des problèmes de son école.
Neil sentit une douleur dans sa poitrine. Il souleva sa chemise pour voir le tatouage d’un sceau là où Ataen avait frappé. Il était constitué de glyphes, l’écriture ancienne des Mages. Ataen était réellement capable de miracles.
Midan avait tout entendu.
– Neil sache que dans ce cas je préfère que tu cherches un moyen de me tuer, peu importe ma malédiction. Je ne peux maîtriser mon subconscient malheureusement, il s’est détaché de moi lorsque je suis entré dans ton corps. Tu as déjà fait beaucoup pour moi. Alors je t’en prie… après tout je suis déjà mort.
– Je trouverai un moyen de te libérer. J’ai déjà laissé partir un ami vers une mort probable, abandonné Emyse et mes parents. Alors comment peux-tu me demander de t’abandonner toi aussi ?
Ataen qui comprenait mieux que personne la sensation d’être abandonné, fut touché par la parole de Neil.
– Qu’il m’en coûte la vie ou pas, cela ne change rien, je ne briserai pas la promesse que je t’ai faite Midan.
Ataen crut à cet instant qu’il était avec un élu de Dieu.
– Je t’aiderai à trouver ce moyen s’il existe. En tout cas, vous semblez vivre en symbiose, ce qui n’est pas un mauvais signe. Cela peut ralentir le compte à rebours. Mais ne perdons pas plus de temps jeune homme, partons vers le Nord. Sur le chemin nous irons à la rencontre d’un peuple qui pourra peut-être t’aider.
– Vous pensez aux Magiciens Elfes ?
– Affirmatif.
– En sachant qu’ils ne s’adressent plus aux hommes depuis des années ?
– L’heure est venu d’utiliser un vieux ticket d’entrée. Crois-moi gamin, je pourrai m’en passer mais tu m’as sauvé des gobelins et ton histoire est peu commune. Toi et …
– Midan !
– Vous êtes des élus de Dieu, alors je ferai mon devoir en tant que croyant.

*
En emportant ce qu’il leur restait de provisions, ils passèrent par maints endroits difficiles à traverser. Fort heureusement, ils ne se trouvaient qu’à quelques heures de marche des abords de la rivière qui les vogueraient au centre-ville du royaume de Beauport. Il suffisait alors de se laisser emporter par le courant pour arriver à Port-sur-pluie : la capitale du royaume. Une fois arrivés à la rivière, Ataen fit une nouvelle démonstration de ses pouvoirs d’élémentaliste. La forte présence d’eau à proximité facilita le sortilège. Ataen joignit ses mains et un canoë fut invoqué grâce au bois enchanté. Ils s’y installèrent avec leurs affaires et le courant les porta. Ils s’éloignèrent d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Petit à petit le toit des feuillages laissa place à la lumière du ciel.
Ils approchaient des contrées de la capitale. Ces dernières avaient beaucoup changé depuis ces dernières années. De grandes inondations et des pluies avaient élargi les eaux qui coulaient à flot dans la région, c’est pourquoi les marais et les fondrières s’étaient étendus. En prenant comme repère les arbres jumeaux géants, on pouvait calculer au combien on s’était éloigné du royaume de Terrelongue.
La rivière vira vers le sud et le jour commençait à se lever quand au détour d’un nouveau méandre vers l’est, la rivière de la forêt se jeta dans le long lac. Les rives opposées paraissaient minuscules étant donnée la distance qui les séparait. Non loin de l’embouchure de la rivière de la forêt, se trouvait l’étrange cité, cœur du royaume de Beauport que Neil avait seulement vu dans des livres. La ville n’était pas construite sur le rivage mais directement sur la surface du lac. C’était une grande capitale avec en son centre, le palais royal. Les hommes y vivaient grâce au commerce, la pêche étant bien entendu le cœur de métier. En de temps anciens, cette région avait été encore plus riche et prospère, aujourd’hui elle était sur le déclin.
La puissance magique de la garde secrète du Roi, était un des points forts de ce royaume. Le monarque lui-même descendait de la lignée des grands pécheurs qui bâtirent la cité. A l’époque de l’âge d’or du royaume, des magiciens s’y installèrent. De plus, la situation de la cité au milieu d’un lac, attirait les « Enchante-eaux ». Ataen connaissait bien la ville car des voyages l’y avaient souvent amené. Quand le canoë accosta à bon port, des embarcations sortaient de la ville à la rame et des voix se firent entendre. La barque fut ensuite remorquée hors du courant et amarrée près d’une grande porte qui constituait l’entrée d’un grand et magnifique pont appelé Pontmirail. Ce monument menait à l’intérieur de la grande cité.
Neil voyait du pays et il était fort heureux.
– Et maintenant ?
– Nous allons demander une audience avec le Roi. Glanons des informations sur les œuvres maléfiques du Nord et partageons les nôtres. Qui sait, peut-être que d’autres Mages voudront bien nous accompagner.
– Nous accompagner dans Le Désert de la mort ?
– Tu as raison… ne soyons pas trop optimiste.
Ils suivirent alors la rive jusqu’à Pontmiral. Des gardes postés demandèrent la raison de leur présence.
– Annoncez-vous s’il-vous-plaît !
– Je suis Ataen, magicien du royaume de Terrelongue et voici mon jeune apprenti, Neil Riscod, commissaire académique et accessoirement Mage. Nous demandons une audience exceptionnelle avec le Roi. Il va sans dire que nous apportons aussi l’amitié de notre pays.
– L’amitié entre les pays n’est plus et cela vous le savez aussi bien que moi Maître Mage. Déposez-vos armes et vous pouvez entrer.
– Nous séparer de nos bâtons ? Vous savez bien que c’est impossible.
Le garde réfléchit un instant. Les directives étaient claires, mais il était vrai qu’accueillir un magicien d’un autre pays était inhabituel. Néanmoins la priorité pour le garde resta l’exécution formelle des directives.
– Mes ordres sont clairs magicien, je ne peux vous laisser passer. Cependant la relève de la garde arrive dans peu de temps. A la fin de mon service, je pourrai vous escorter en tant que civil au palais royal. Mais je ne peux vous laisser rôder à votre guise dans le royaume.
– Hâtez-vous mon cher ami. Le temps nous est compté.
Après l’attente de nos amis, le sympathique garde revint à leur rencontre. Assis sur un rocher en compagnie de Neil, Ataen fumait la pipe.
– Je vous prierai de bien vouloir me suivre.
– Après vous ! répondit Ataen.
Ils entrèrent sur le pont et le garde s’excusa de l’accueil. Il expliqua le contexte particulier que vivait le pays. Ataen demanda des informations sur la nature du couvre-feu et quelle ne fut pas sa surprise en entendant la réponse.
– Un dragonnier a récemment attaqué la ville. Le sorcier dessinait des rondes dans le ciel sur sa monture. Je l’ai observé, la lance bien serré.
Puis l’inconnu est entré dans la cité et j’ai entendu une détonation… c’est tout ce que je sais. J’étais de garde quand c’est arrivé. Pour le moment aucune information ne m’a été donnée. Ma tâche est de surveiller les portes de la cité alors je continue. Mais on dirait que l’empire noir de Mont-sur-feu est rebâti et il commence à poster ses garnisons. J’ai comme l’impression qu’un siège se prépare.
– Alors nous tombons à pic.
– Plusieurs demeures ont été brûlées par le dragon, heureusement notre garde secrète de magiciens est intervenue à temps pour éteindre l’incendie. Mais l’envahisseur s’est enfui, comme s’il tâtait le terrain. Nous ne déplorons pas encore de pertes humaines, heureusement. Mais il s’agissait probablement d’un éclaireur.
– Notre mission est justement de démasquer l’ennemi.
– Nous serions ravis d’avoir de l’aide des autres royaumes, pour une fois. Car je crains le pis.

Des maisons et de grands bâtiments s’élevaient dans la cité. La petite compagnie traversa une grande place dallée au centre de laquelle coulait une fontaine géante. Derrière les bâtiments, les échoppes et les tavernes de la place du marché, on apercevait le palais royal du royaume datant d’un autre âge.
Soudain le signal d’alarme retentit dans toute la ville. Les cloches sonnèrent et tous les habitants se précipitèrent à l’intérieur de leur maison, barricadant fenêtres et portes.
– On dirait que ça recommence, remarque Neil.
– Nom de Dieu ! Je ne vois pas d’autre solution que de vous escorter, dit le garde.
– Cette fois-ci nous pourrons peut-être faire les présentations ironisa Ataen.
Le garde montra du doigt une ruelle de la cité. Ils y virent un petit groupe de magiciens et de soldats. L’escouade royale, l’élite de l’armée prenait des raccourcis pour trouver la menace.
– La situation est alarmante, sinon on n’aurait pas envoyé nos Mages, je crains vraiment le pis.
– Suivons-les ! Cria Ataen. L’audience avec le Roi attendra.
Les compagnons se mirent alors à suivre l’escouade royale. Plusieurs milices se précipitaient sur la ligne du front. On sonnait les cors pendant que soldats et citadins remplissaient des récipients d’eau pour se préparer. Les combattants s’armaient, arcs, lances et javelots furent parés.
Ataen et Neil se trouvaient derrière les murs d’un édifice. Puis l’inimaginable pour Neil apparut en un éclair.
Le dragon survola la cité à une vitesse vertigineuse. Il souffla bon nombre de bâtiments seulement grâce au battement d’ailes. Une nuée de flèches crissa et ricocha sur ses écailles, la vibration des arcs et les cris des soldats amplifièrent la colère du reptile qui crachait le feu. Aucune flèche ne semblait avoir raison de lui, ainsi il continuait son œuvre de destruction massive. Maison après maison, il réduisait en cendres tout ce qu’il visait. Les flammes s’élevaient de plus en plus haut dans la ville. Toute la cité y passerait dans peu de temps. Soldats et citadins commencèrent alors à se jeter à l’eau de tous les côtés de la ville, pour rejoindre des embarcations de secours. Les magiciens en flamme, plongeaient dans le lac en espérant survivre. Cela fut un choc pour notre petite compagnie perdue au milieu de la tourmente. Le garde pensa alors à sa famille et à ses amis.
– Je ne peux abandonner les miens, veuillez m’excuser Maître Ataen de vous abandonner ici.
– Laissez-nous vous aider, insista Neil.
Les sages magiciens suivirent le garde.

*

Dans un grand navire de guerre, le capitaine buvait pinte sur pinte dans sa cabine. Lorsqu’il en sortit, son navire accostait à Port-sur-pluie. Armé d’un bâton, il sortait de l’ombre. Le bruit de ses bottes et de son sceptre sur la passerelle alertait tout l’équipage. Ses étranges marins le craignaient, c’est pourquoi ils se mirent prestement en rang. Le navire maudit avançait dans la brume tel un vaisseau fantôme et ses hôtes n’avaient plus rien d’humain. Lorsque le capitaine arriva à la poupe, il s’arrêta pour voir le port se rapprocher.
Le maudit montra soudain son hideux visage à ses hommes, leur donnant le signal. Il tira ainsi l’épée de son fourreau et ses hommes poussèrent des cris inhumains.
Une barbe de stalactites ornait le visage pâle de la créature. Son sceptre montrait sa légitimité à commander. Le magicien des mers et « ses gobelins marins » avaient l’allure de créatures mi-hommes, mi-poissons. Le capitaine se bâtissait un nouveau nom avec cette attaque, il comptait gagner en notoriété. Beauport était attaqué de tous les côtés.

*
Le garde, Neil et Ataen se hissèrent tout en haut d’une statue colossale. Elle représentait le grand pêcheur qui avait bâti Beauport. Ataen se montra alors au dragonnier qui fit volte-face. Le reptile plongea alors vers le magicien qui usa d’une magie bien particulière. Le sceptre d’Ataen s’illumina et une lumière intense aveugla le reptile qui émit un cri de douleur. Le reptile apeuré s’enfuit grâce à un sortilège habile d’origine elfique, avant d’aller s’écraser.
Les dragons étaient très sensibles à la magie de la lumière et notamment celle des elfes.
– Un sortilège elfique, comment est-ce possible ? demanda Neil.
– Voilà ce que j’appelle un miracle petit. Je suis aussi le détenteur du secret de la lumière elfe. Un rire ridicule termina la parole du magicien qui manquait d’humilité.
– Et le secret de la modestie, vous le connaissez ?
Le garde remarqua la relation étrange qui liait nos deux compères et il rit de plus belle.
La fuite du dragon accentua leur joie éphémère. Mais ils n’avaient pas vu venir l’invasion des gobelins pirates qui abordaient sauvagement les côtes du port. Lorsque la petite compagnie entendit les premiers cris gobelins, ils se turent et la terreur les saisit. Le visage du rôdeur se crispa et il redouta le pis.

*
Le capitaine entrait dans la ville. Il avait sentit la présence d’un autre magicien puissant dans les environs. Il allait à sa rencontre, pendant que ses créatures pillaient et tuaient. Non loin de la statue Ataen attendait, assis par terre, il tenait sa tête dans ses mains. Il dévoila alors son visage hirsute et triste et reconnut celui qui était venu à sa rencontre.
– Silvel le maudit, te voir ainsi me fait de la peine…
L’ancien Légendaire, écarquilla les yeux en entendant son vieux nom.

*

Ses compagnons l’avaient accompagné dans bon nombre de batailles depuis qu’il avait quitté les Légendaires. Ils étaient pour la plupart d’anciens hors-la-loi convertis à la religion du Dieu unique.
A leur tête, Silvel qui n’avait jamais été le même depuis le jour où il avait tranché la tête du Sorcier.
Mais un lien encore plus ancien existait entre ce dernier et le Légendaire.
Dans un petit village vivait un clan que redoutait le monarque sombre du royaume de Mont-sur-feu. On l’appelait le clan des Tempestaires. Ces derniers étaient des magicien-nés qui savaient canaliser la fureur primaire des vents et de l’eau pour dominer les champs de bataille. Glaçant leurs ennemis jusqu’aux os, les Tempestaires étaient de redoutables Enchanteurs. Le sinistre Sorcier, qui avait d’ores et déjà entamé sa conquête des royaumes, craignait cette communauté qui lui faisait perdre de nombreuses batailles. Lorsqu’un oracle lui prédit sa fin arriver par les mains d’un Tempestaire, il décida d’éradiquer le clan. L’attaque fut menée de nuit et des soldats sombres surgirent à cheval. Ils étaient nombreux et ne firent aucun prisonnier. Ils brûlèrent tout le village natal de Silvel et tuèrent femmes et enfants. Tout le clan disparut cette nuit là, ne laissant que cendres. Mais un enfant leur échappa grâce à sa petitesse. Cette nuit là, le petit Silvel quitta sa demeure à feu et à sang pour errer longtemps dans la forêt, avant de tomber sur un groupe de hors-la-loi.
Un vote décida de son sort et la bande décida de laisser la vie sauve au gamin inoffensif. Les bandits devinrent, avec le temps, ses compagnons de route et ils lui apprirent à se battre. Arrivé à l’âge adolescent, Silvel devint un noble et puissant guerrier. Il s’était attaché à sa nouvelle « famille », mais il n’appréciait guère quand le groupe se livrait à des actes criminels et barbares. Ceci lui rappelait son traumatisme. Dans ce genre de situation, il devenait incontrôlable et impulsif.
Silvel était encore un jeune adolescent quand, assis sur un roc, il aiguisait sa lame. Soudain, une jeune femme terrifiée, sortit de la forêt, pourchassée par le chef de la horde. Ses vêtements déchirés, elle criait et se débattait. Avec l’âge, la perversité du chef s’était accrue. Impulsivement, Silvel lui asséna un bon coup sur la tête, avec le manche de son épée.
Le chef de la meute étonné, se retrouva à terre.
– Laisse-moi ma récompense ! Et ne t’en mêle pas, rappelles-toi, tu serais déjà mort à l’heure qu’il est, si je ne t’avais recueilli lorsque tu errais comme un chien.
– Voler de pauvres gens ne te suffit point ? Cette-fois tu devras me passer sur le corps avant de toucher ta prétendue récompense.
– Soit !
Le puissant bandit se lança épée en main pour occire le jeune loup. Silvel n’eut pas à prendre la sienne, il utilisa inconsciemment et pour la première fois le pouvoir hérité de son clan. Il gela sur place le pervers. Avec son glaive, il brisa la statue de glace. Ainsi il prouva sa valeur en tuant le plus puissant de la meute. Il rapporta ensuite sa tête aux autres qui l’acceptèrent comme leur nouveau guide,
Lui qui était le plus jeune, eut à ce moment là une révélation de Dieu. Ainsi, il leur promit la rédemption et une vie sans violence où ils n’auraient plus faim. Ils seraient aimés et non plus rejetés. Silvel comprit ce jour là qu’il avait le pouvoir de toucher le cœur des hommes et de les éloigner du mal. Mais il n’oublia pas pour autant sa vengeance contre le Roi Noir. Cette dernière s’inscrivait dorénavant dans un dessein plus grand. C’est ainsi que la conscience de Silvel légitima sa volonté de prendre la tête du Sorcier.
Il intégra un beau jour l’école des Mages du royaume de Terrelongue pour contrôler ses pouvoirs. Là il se lia d’amitié avec ses nouveaux amis magiciens qui lui firent oublier son passé. Une nouvelle génération de surdoués vit ainsi le jour. Grâce à leurs exploits, ils se firent connaître de tous les royaumes sous le nom des cinq Légendaires. Silvel avait définitivement quitté la forêt et sa vie de rôdeur. Néanmoins, son destin l’amenait sur le chemin de la vengeance. Le plat qui se mange froid arriva bien assez tôt à sa table.
Juste après la capture du Prince Ténébreux par les cinq, le Tempestaire de la prophétie lui fit enfin face. À ce moment précis, il redevint Silvel l’impulsif et le destin força la main du garçon.
Il avait déjà pris la vie du chef des voleurs dans la forêt, exécuter le Roi Sorcier ne lui faisait donc pas peur. Ainsi il trancha sa tête, en croyant accomplir la volonté de Dieu. Sa croyance n’avait pas complètement changé sa nature. Il était né dans un monde violent et il y retournait.
Le groupe des cinq qui suivait les règles de Dieu avait implosé et Silvel disparut, prit de regrets. On raconte qu’il repartit dans la forêt rejoindre les brigands comme pour se punir. La vengeance n’avait en rien apaisé sa douleur car il avait trahit ses amies Mages. Silvel transmis sa malédiction à ses hommes et quelques temps après, les gobelins marins apparurent dans les mers du Sud.

*

Neil et le garde défendaient à l’épée la cité tandis qu’Ataen, qui avait craint ce moment tant attendu, faisait face à son vieil ami. Au milieu de son combat contre les gobelins, Neil eût une pensée lumineuse. Tout avait été soigneusement calculé par son maître. Le sage avait, en vérité, connaissance de ce siège. Mais il voulait, par cette occasion, retrouver Silvel Lotedan et le délivrer du mal. Quand Neil entendit une voix puissante résonner dans tout le port, il en comprit le sens. Son maître utilisait l’Éloquence, une voie qu’il voulait également emprunter pour sauver Zadion. La voix résonnante du magicien lançait un sort dans la langue elfique et à son issue, le Maudit tomba et l’emprise maléfique s’évapora. Le Dominateur changeait d’apparence pour reprendre celle de l’homme qu’il avait été jadis. Son collier de stalactites tomba et ses écailles disparurent. Il reprit des couleurs et retrouva sa conscience. Enfin il reconnut son frère d’arme. Son sourire au coin des lèvres en dit long.
Mais cette réjouissance fut éphémère car la vie quitta soudainement Silvel. Le sol se déroba sous les pieds d’Ataen qui se mit à pleurer, car son sortilège avait failli. Le stade avancé de la malédiction en avait eu raison devant l’impuissance de son fidèle ami.
*
Si le dragonnier, à l’origine du siège, était vraiment le Prince Ténébreux revenu d’entre les morts, Ataen venait de vivre un signe de la fin des temps : la résurrection des Mages, comme il était prédit dans les livres saints et les anciennes écritures. Par ailleurs, les dernières paroles de son vieil ami restèrent gravés :
– Prends garde au Mage Noir, prends garde à son Nécromancien.
Avant sa mort, un dernier sort lui permit de lire dans ses souvenirs et Ataen vit le Mage Noir en armure se dresser devant un Silvel impuissant. Ce dernier, à genoux, reconnaissait l’autorité et la puissance de celui à qui il avait ôté la tête autrefois. Le marionnettiste immortel avait ainsi posé ses fils sur Silvel. L’exilé se transformait lentement, abandonnant sa lucidité et son humanité. Il devenait ainsi un homme de main à la tête d’un régiment de gobelins marins et les mers du sud devinrent son terrain de chasse.
A la fin de sa métamorphose, Silvel avait l’allure d’un vieil homme malade, recouvert d’écailles. Sa magie mise en cage pour le compte de son maître, lui orna le visage de stalactites. Derrière le Sorcier, Ataen distingua une autre silhouette cachée dans l’ombre. L’homme en retrait avait de longs cheveux blancs et il tenait un sceptre. Il s’agissait certainement du Nécromancien. L’Homme Noir travaillerait donc secrètement avec un autre Mage.

*

Les magiciens et les soldats survivants du royaume de Port-sur-pluie secoururent les rescapés après cette terrible bataille. Les homme-poissons, délivrés de la malédiction, regagnèrent le lac pour rejoindre les mers du Sud, leur territoire.
Pendant ce temps, Ataen sombrait près du cadavre de son ami. Le cœur lourd, tous les bons moments passés en sa compagnie défilaient dans sa tête. Il culpabilisait de l’avoir abandonné aux griffes du Roi Sorcier.

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