Jadis, lorsque le monde était encore jeune, il était peuplé d’elfes, de nains, de gobelins, de mages et de dragons.
À cause de sa complexité, les meilleurs conteurs ou troubadours n’ont jamais raconté le récit qui va suivre dans les moindres détails.
C‘est pourquoi, voici la véridique histoire de la fin d’Ibus, telle que personne ne l’a entendue dans le monde des mages.
À l’époque, le souverain de Beauport cherchait des alliances pour défendre son pays contre un sorcier cruel et conquérant appelé le roi noir. Les autres royaumes s’en moquaient étant donné les conflits passés. Seul un mage de Terrelongue avait répondu à cet appel. Il s’agissait d’un jeune homme nommé Ibus, qui descendait d’une haute lignée d’enchanteurs. Avec ses longs cheveux mal soignés et sa barbe, Ibus avait, à première vue, l’allure d’un vulgaire vagabond. De plus son penchant pour la boisson l’avait amené à faire de mauvaises rencontres dans le passé. Autant dire qu’Ibus ne véhiculait pas une bonne image de lui au sein de son ordre. En dépit de cela, c’était, en vérité, un bon père de famille et un homme de valeur car il n’avait plus bu une seule goutte d’alcool depuis qu’il avait rencontré sa femme. Cette dernière l’avait sauvé de l’alcool et de sa vie violente.
Ibus accompagnait des soldats du royaume de Beauport afin de rassembler des volontaires de son propre pays pour la prochaine bataille sur les collines de Mortebutte. Celles-ci longeaient la sinistre montagne qu’on appelait Noirpic, ou encore la forteresse du roi sombre, car cette dernière s‘y dressait au sommet.
Malgré son asociabilité et son manque d’assurance pour parler aux foules, il entra dans une auberge réputée pour accueillir des magiciens de Terrelongue, La Mésange Folle.
– Mes frères, je fais appel à votre sens du devoir, rejoignez-nous dans cette prochaine bataille. Nous devons combattre le tyran noir et le terrasser une bonne fois pour toutes !
Tous lui rirent au nez. Ibus se sentit humilié car son annonce fut maladroite. Mais comment expliquer à ces inconscients de quoi il retournait ? Personne ne savait que, pendant son dernier voyage, Ibus avait été laissé pour mort et recueilli par des elfes. Ce qui était inhabituel et un privilège pour un homme. Et depuis ce séjour elfique qui l’avait ramené d’entre les morts, il était imprégné de leur magie. Ceci lui avait conféré une sorte de don : rêver de l’avenir. À présent, ce don avait plus l’allure d’une malédiction et le même rêve le hantait chaque nuit : la fin du monde et une lugubre silhouette à la fenêtre d’une tour obscure. Toujours est-il qu’il devait changer le cours du destin, c’était la seule idée qu’il avait en tête désormais, mais cela lui paraissait de plus en plus impossible.
– Es-tu fou Ibus ? voudrais-tu que nous risquions notre vie pour un pays qui n’hésiterait pas à nous envahir à la moindre occasion ?
– Aller combattre au pied de la montagne noire… autant se jeter dans la gueule du loup. Allons donc, Ibus, tu n’es pas vraiment sérieux!
Noirpic était effrayant pour chaque homme de ce monde. On racontait autrefois, que cet endroit était habité par des dragons et que la première conquête du sombre monarque fut celle de cette montagne. Après quoi, sur l’ordre du sorcier, les gigantesques cracheurs de feu furent enfermés dans de profondes cavernes à l’intérieur du mont ténébreux. Ainsi son armée des ténèbres, grande et puissante, naquit. Il devint en même temps le maître de tous les gobelins, grâce au pouvoir des autochtones volants nés de la flamme du sombre pic. Les gobelins, humanoïdes répugnants à la peau de lézard, formaient aujourd’hui la plus grosse partie de son armée. Cette armada en gestation qu’il gardait cachée dans sa montagne, à l’abri de la lumière, se nourrissait des ténèbres.
Le pays de Mont-sur-feu, berceau du sombre sorcier, tomba sous son joug. Enfin, son armée s’agrandit encore avec l’apport des hommes de cette région, dorénavant corrompue.
Ibus fils de Dreak, comprit que son monde ne s’en sortirait jamais. L’égoïsme et la haine le gouvernaient. Il serait très difficile de changer le cours du destin.
– Chaque jour le roi noir gagne en puissance. Demain vos mères, soeurs et enfants vivront dans la peur d’un tyran et lorsque le pouvoir de l’homme noir arrivera à son apogée, la fin du monde sera proche. Est-ce donc ce que vous voulez ? reprit-il.
Personne ne prenait vraiment au sérieux Ibus que l’on croyait fou : un mage rôdeur et alcoolique qui avait disparu et réapparu bien plus tard avec une allure de faux prophète annonçant la fin du monde. Quelques temps auparavant, il avait déclaré l’existence d’un Dieu unique qui communiquait avec lui.
– Foutu pochtron, il a encore abusé de la boisson… – lança l’aubergiste moustachu.
– Non ! Non, je suis sobre je vous dis. Je ne bois plus, une femme m’a guéri…
– Tu en as de la chance Ibus, moi l’alcool m’a guéri de ma femme – lança un habitué de l’auberge avant que tous n’explosent de rire une seconde fois. Mais Ibus demeurait determiné.
– Ecoutez-moi, vous devez me croire, destituons le roi sur sa montagne avant qu’il ne soit trop tard !
Tous le dévisageaient, Ibus s’enfonçait dans le ridicule.
– Va t’en pauvre fou ! Tu n’as plus toute ta tête, Ibus.
– Vous le regretterez ! Vous périrez tous !
Il quitta l’auberge rempli de colère et de désespoir, convaincu que la fin des temps approchait.
Tous périraient effectivement dans d’autres batailles contre le sinistre souverain comme le prédisait Ibus.
Quant à lui, seul et désespéré, il partit pour la guerre sur les collines de Mortebutte, tout près de la montagne du sinistre monarque. Les armées étaient déchaînées et quand il arriva au milieu de la bataille, seuls les humains combattaient. Le roi noir avait dans un premier temps envoyé son régiment d’hommes de Mont-sur-feu, réservant le plus gros de son armée pour un dessein plus grand.
On raconte que la fureur de cette bataille, qui se déroulait aux portes de Noirpic, réussit à effrayer le mage ténébreux. En réponse à cela, la montagne cracha gobelins et dragons. Ces derniers prirent leur envol sur l’ordre du sorcier. Ibus comprit qu’était venu le temps pour lui de mener une dernière charge. Manifestement, les mages n’étaient pas avantagés sur ce terrain et ils tombaient tous les uns après les autres autour de lui, frappés par les projectiles ou les épées des fantassins humains et gobelins. D’autres enchanteurs mourraient en utilisant leurs pouvoirs de façon excessive, consumés par leur propre énergie spirituelle. Ainsi, sur le champ de bataille, plusieurs mages, se brulant les ailes avec leur propre lumière, s’éteignaient. L’essaim lumineux s’amenuisait.
Lorsque les premiers êtres visqueux à la peau de lézard apparurent, Ibus, dont la lumière brillait de plus en plus, frappa la terre et un grand nombre furent ensevelis. Il traversa les lignes de combat, les unes après les autres, insaisissable. Les gobelins qui se mettaient sur son chemin, finissaient projetés comme de vulgaires pantins. Ainsi, il arriva sur le flanc supérieur du mont ténébreux, tout proche de la forteresse. Les tours d’acier, encore plus menaçantes vues de sa position, pétrifièrent le coeur de notre jeune brave. Le mage sentit sa dernière heure arriver. Il avait déjà vécu cette scène dans ses pires cauchemars. Il était le seul à être arrivé au niveau de la couronne métallique de la montagne. Mais son forgeron ne le laisserait aller plus loin.
Ses dernières pensées allèrent alors vers sa famille. Avant de l’avoir, la vie n’avait aucun goût. Ou plutôt, elle avait le même que celui de l’alcool. Et un beau jour, il découvrit le parfum d’une magnifique femme. De fil en aiguille, la vie prit l’odeur d’un nouveau-né. Quel bonheur et quel fiereté il avait connu. Cela apaisa Ibus et il pria son Dieu unique.
– Seigneur, faites qu’un jour notre terre soit délivrée du mal qui la gangrène, faites qu’un jour mon fils puisse réussir là où j’ai échoué.
La bataille faisait toujours rage en bas et les épées retentissaient. Maintenant, le temps s’était comme figé pour lui. Il aperçut alors la silhouette du tyran à la fenêtre d’une de ses tours. Peut-être qu’il pouvait l’abattre avec une puissante et dernière incantation, Ibus eut un dernier espoir. Après tout, il faisait partie de l’élite des magiciens et il en avait la capacité. Mais il se rendit vite compte de sa propre supercherie pendant qu’il préparait son sortilège : il n’avait pas le pouvoir de changer le destin, il ne pouvait que l’anticiper.
Un sort terrible du sorcier déversa des coulées de lave sur le champ de bataille, qui devint en un instant un cimetière de mages, de soldats et de gobelins. Sans scrupule, le monarque au coeur de glace sacrifia une partie de son armée des ténèbres. Ainsi arriva la fin tragique d’Ibus le valeureux. Au milieu des flots de lave, il éprouva un sentiment curieux avant de mourir, comme une profonde sérénité. Il prit conscience de la chose qui importait le plus à ses yeux : il mourrait en paix car il était un père aimant dont le fils suivrait un jour les traces sans le savoir. Il lui semblait avoir eu une autre prémonition. Délirait-il ou bien était-ce un pouvoir ultime accordé par son Dieu ? Il devait en avoir le coeur net avant le grand saut.
Il se vit dans une forêt de chênes, la lumière du soleil perçait à travers les hêtres, un homme lui faisait face dans une tenue d’enchanteur et il lui ressemblait, c’était comme dans un autre de ses rêves.
– Non, maintenant j’en suis sûr…
Emporté par le magma, son corps fut consumé. Ibus ne le sentait plus mais son esprit vécut assez longtemps pour s’assurer que la vision qu’il venait d’avoir se réaliserait un jour. Ibus mourut avec un sourire au coin des lèvres et prononça ses derniers mots avec un profond soulagement :
– Mon fils…

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