Et enfin, arriva cette nuit. Cette nuit ultime. À moins que ce soit une aube. Je ne sais plus si nous étions au milieu de la nuit ou au lever du jour.
C’est son odeur qui m’a sortie de ma torpeur. Puissante, prégnante. Tout l’air en était empli. Des volutes rouges gonflaient l’atmosphère, le rendaient pesant, irrespirable.
Le parfum me tirait d’un sommeil lourd, appesanti par une chasse anonyme. Il me frappe comme l’oxygène brûle les poumons d’un noyé qui retrouve la surface.
La saveur de Laura.
Le sang de Laura.
En quantité immense, tel qu’elle n’aurait jamais pu survivre.
Laura se meurt. Et mon sang n’est pas là pour l’arracher à la mort.

Comment ai-je trouvé ma voie dans ces bois épais, à mille lieues de là où elle m’avait laissée une éternité auparavant, je ne le sais toujours pas. Je finis par émerger des ténèbres pour déboucher dans une bourgade inconnue. Celle de Laura baignait dans un flot rougeâtre. Je claudiquais jusqu’à la porte d’où s’échappaient des voix humaines, entrecoupées de sanglots non pas inquiets, mais proprement désespérés. On priait, on implorait… Il implorait.
Un jeune garçon, à peine un homme, pleurait à chaudes larmes en tenant contre lui un enfant immobile. Un bébé d’à peine quelques heures. Quelques minutes peut-être.
L’enfant ne criait pas, ne bougeait pas. Je reconnaissais que trop bien cette immobilité… Pour autant, le petit vivait, j’entendais son cœur minuscule pomper un sang trop faible pour le maintenir bien longtemps parmi les vivants.
Et dans le grand lit au coin de l’âtre, reposait Laura. Une mer de sang couvrait son ventre et imbibait les draps en gouttant sur le plancher. Elle respirait encore, chaque souffle arrachant les derniers instants qui lui restaient.
Le jeune homme n’ouvrit pas même la bouche quand il m’aperçut, tellement perdu que le diable en personne aurait pu entrer chez lui qu’ill’aurait accueilli les bras ouverts, pourvu qu’on rompe sa solitude et sa détresse.
Je croise son regard vert, pétillant sous les larmes, tendre et terrifié à la fois. Mais je ne m’y attarde pas. Tout ce qui compte pour moi à cet instant et le mince filet d’air qui s’échappe des lèvres de Laura. Le cœur de Laura. La vie de Laura.
« Millarca… »
Ce n’est pas même un chuchotement, à peine un suintement. Sans doute suis-je la seule à pouvoir entendre une voix si faible.
« Millarca…
— Tu dois te taire, dis-je. Tu dois…
— Je vais mourir Millarca, dit-elle en souriant.
— Je l’en empêcherai, tu le sais bien.
— Non, hoqueta-t-elle. Non ce n’est pas pour moi que tu es là, c’est pour lui. »
Elle tourna la tête vers l’enfant que tenait son époux. Un air radieux contraste avec la mort qui se déploie sur le visage de Laura. Un coup me cisaille le cœur quand je réalise qu’elle n’a jamais été aussi heureuse de sa vie. Qu’elle n’a jamais autant aimé de toute son existence. Malgré la douleur et l’injustice, malgré la mort toute proche, elle irradie de bonheur et d’amour.
« Laura…
— Sauve-le, lui. La naissance a été difficile pour lui aussi. Sauve-le. Donne-lui ton sang… »
Prononcer cette simple phrase l’épuise, sa tête part en arrière, saisie d’un dernier vertige.
« Tu ne pourras pas nous aider tous les deux, reprend-elle en s’humidifiant les lèvres. Et je ne veux pas vivre si lui ne survit pas.
— Laura, intervient le jeune homme. Laura chérie, je t’en prie, ne me laisse pas…
— Sauve-le Millarca, dit-elle en l’ignorant, je t’en prie. Si tu m’aimes, sauve mon enfant. » 
Des larmes s’écoulent lentement de ses yeux vitreux. Le simple fait de pleurer l’épuise. Moi j’entends son cœur, son cœur si faible qui ne bat plus que quelques fois par minutes. L’hémorragie a privé son corps d’oxygène de manière irréversible. Si je la transforme, elle ne recouvrera peut-être plus jamais l’usage de ses jambes, de ses mains, de ses si jolies mains… Je tourne la tête vers l’enfant. Chétif, trop chétif. Pour autant, ses petits poings battent l’air comme s’il voulait attraper la vie de sa mère autour de lui. Lui aussi a manqué de sang, quelque chose l’a affaibli, quelque chose qui l’emportera dès qu’il succombera au sommeil. J’entends ses poumons siffler, se racornir sur eux-mêmes, comme enduit de mucus. Malgré l’horreur que m’inspire ce petit être, je m’approche, évaluant ses chances de survie tout comme je le faisais quand ma mère donnait naissance. Il n’en a aucune. Ou alors, il souffrira toute sa vie de cette venue au monde chaotique. Ses muscles ont pâti de la privation d’air, quelque chose dans son visage est comme figé… Toutefois, quand je me penche sur lui, sa bouche, minuscule, se met à téter. Timidement, puis avec ardeur. Ses paupières se lèvent sur des yeux bleu azur, les mêmes que Laura. Laura, éperdue d’amour pour ce fils qui vient de naître, déchirant ses chairs en ne lui laissant aucune chance de survie.
« Millarca… »
Je saisis le nouveau-né des bras de son père, sans douceur ni précaution. Il s’agite, son corps nu dérangé par le froid de ma peau. Puis il s’immobilise. Tétanisé peut-être. Ses grands yeux me fixent, impénétrables. Laura, elle, semble comprendre ce qu’ils veulent dire. Je la vois sourire, son mari a ses côtés pleurant en silence. Je ne sais pas si il aime cet enfant, il me l’a confié sans la moindre peur bien que ma nature ne fasse aucun doute. Je sais que je suis terrifiante. Certes ma beauté n’a pas changé, mais la vie sauvage a entaché ma peau, réduit mes cheveux en une masse informe et sale, rongé mes vêtements pour les transformer en guenilles… Du sang séché couvre ma robe, de longs ongles crasseux achèvent mes doigts plus blancs que des vipères. Néanmoins, je suis forcée de reconnaître que cet homme aime Laura au moins autant que je l’aime. C’est un amour dénué de la splendeur, de la fascination que je nourris pour elle, mais c’est un amour tendre, sincère.
Quant à leur enfant…
Il a refermé sa bouche minuscule autour de son poing et a repris sa tétée imaginaire, trop impatient de s’abreuver du sein de sa mère. Je le soulève à hauteur de mon visage en le tenant d’une seule main. Sa tête trop lourde penche sur le côté.
« Millarca, soupire à nouveau Laura. Je t’en prie, Millarca… »
Je plonge mes crocs dans ma propre chair, à quelques centimètres à peine de la gorge du nouveau-né et je l’oblige à boire ainsi, à la verticale, son corps trop frêle incapable de supporter le poids de sa tête.
« S’il parvient à boire, soufflé-je à Laura, je lui sauve la vie. Sinon, c’est toi que je sauverai. »
Un cri étouffé jaillit de la bouche de son époux. Un hoquet de terreur secoue Laura.
Et une désagréable sensation de succion s’empare de mon poignet. Le petit s’accroche à ma peau comme une sangsue d’eau vive et tête. Il absorbe mon sang comme le lait qu’il appelle de tous ses vœux.
Laura use ses dernières forces pour rire. Un rire de soulagement et de joie qui se perd dans la nuit.
L’enfant, son enfant, continue de boire, les yeux grands ouverts comme s’il contemplait le miracle qui lui accordait la vie sauve. Le sang d’une morte pour survivre. Et même plus que survivre. J’entends ses poumons se dilater, exécrer le liquide épais qui les encrasse. Je vois ses petites veines se gorger de sang rouge vif, riche en oxygène et en force. Je perçois son minuscule organisme récupérer du traumatisme de sa mise au monde, ses muscles se raffermir, ses nerfs se tendre à nouveau. Son visage recouvre une motricité normale, une vivacité dont il était dépourvu quelques instants auparavant. Je finis par le plaquer contre mon sein, sans retirer mon poignet de sa petite bouche barbouillée de mon sang. Je le laisse téter encore quelques minutes, lui accordant le temps de puiser en moi tout ce dont il aura besoin pour survivre et grandir.
Quand enfin j’enlève mon bras, un cri puissant, énergique, retentit, signe de son mécontentement quant à cette interruption de son alimentation. Ne sachant qu’en faire, je le dépose dans les bras de Laura… qui ne bouge plus.
Elle s’est évanouie, emportant avec elle l’image de son fils reprendre vie.
« Que… Elle est… »
Le mari éploré se met à trembler. Je me penche sur elle avec attention. Un drôle de vertige me saisit. Le petit n’a pas absorbé beaucoup de mon sang, mais je suis épuisée, faible comme au lever du jour. Je jette un œil par la fenêtre, il fait nuit noire. La naissance de cet enfant, le fait de l’avoir alimenté dans les premiers instants de sa vie, si fragiles, a tari la richesse de mon sang. Je me sens faible… si faible… Faible, comme si j’étais redevenue humaine et que la vie avait décidé de me quitter. Je titube et chute sur le sol, à quelques centimètres du visage de Laura. La mort n’a pas encore étendu son voile sur elle. Une palpitation ténue anime sa jolie peau, comme si d’avoir sauvé la vie de son enfant lui avait redonné un peu de vie à elle aussi. Comme si c’était lui, ce nouveau-né à peine viable quelques instants auparavant, qui lui rendait tous les bienfaits qu’elle lui avait conférés neuf mois durant.
Allait-elle vivre sans mon sang ? Je n’en étais pas sûre. Pour autant, il m’était impossible de me lever et de baigner ses lèvres dans mes veines. Pourtant, peu à peu, je vois le rouge affleurer de nouveau, couleur bénie qui peut à la fois revêtir l’habit de la mort et celui de la vie. Le flot ininterrompu de sang entre ses cuisses a cessé. Sous la chair de son ventre, je devine son utérus en train de cicatriser et de regagner sa place, bien au chaud dans ses entrailles, prêt à accueillir, dans quelques mois, un nouvel enfant. Car j’en ai désormais la certitude, elle vivra. La convalescence sera longue, mais elle vivra.
« Tenez, buvez. »
Son époux s’est agenouillé à côté de moi et me tend son bras, entaillé jusqu’au coude. Je détourne le visage.
« Comment tu t’appelles ? demandé-je d’une voix rauque.
— Mathias.
— Et tu n’as pas peur de moi, Mathias ?
— Buvez. »
Je repousse son bras parsemé de tache de rousseur.
« Elle ne te touchera pas, balbutie Laura. »
La voilà éveillée, son fils endormi contre son sein. Sa main quitte le crâne nu du nourrisson pour prendre la mienne.
« Il vivra, dis-je.
— Grâce à toi. »
De nouvelles larmes, épaisses, naissent à l’orée de ses yeux.
« Et moi aussi. »
J’acquiesce en silence et me relève. Une fois debout, la pièce tangue quelques instants avant de se stabiliser. La nuit a filé à travers la fenêtre, l’obscurité est toujours aussi profonde, mais je devine, au loin, la menace de l’aube. Que vais-je faire cette fois-ci ? Serai-je capable d’attendre les rayons meurtriers du soleil aujourd’hui ? Aurais-je la force de me consumer ici, dans cette maison loin de tout où Laura a donné la vie ? Sa voix, ténue, m’arrache à ma contemplation morbide.
« Est-ce que tu comprends Millarca ? Est-ce que tu comprends ce que, malgré ce que tu viens de faire, j’ose encore te demander ?
— Je… Je n’ai pas… entendu. »
Elle est si belle. Si vous saviez à quel point elle est belle à cet instant précis. Le fait de devenir mère a modifié quelque chose sur son visage, quelque chose d’imperceptible, d’indescriptible. Elle n’a jamais été aussi magnifique, aucune créature n’a jamais atteint un tel seuil de beauté.
« Je veux que tu continues. Que tu aides d’autres mères, d’autres enfants. Comme moi. Sauve tous ceux qui peuvent l’être. N’écoute jamais les hommes – elle accorde un sourire tendre et complice à son époux –, même s’ils t’implorent de sauver leur épouse, sauve toujours les enfants. Une mère ne peut survivre sans son petit, ou alors elle lui laisse une part d’elle-même pour qu’il l’emmène avec lui. Millarca, offre à d’autres ce que tu viens de me donner. Notre histoire, notre amour, traversera bel et bien les âges si tu t’astreins à cette tâche.  Quand je serai vieille et mourante, je penserai à tous ces enfants sur lesquels tu veilles, à toutes ses mères, et je partirai confiante. »
Elle marque une pause.
« D’ailleurs je survirais en chacun des petits que tu sauveras pour moi. »
Que dire ? Que faire après tant et tant d’amour en si peu de paroles ? La laisser vieillir et mourir m’était tout bonnement insupportable, mais je savais que plus jamais elle ne m’aimerait comme avant. Jamais elle n’aimerait quiconque plus que l’enfant qu’elle serrait contre son sein. Une éternité privée de ce bonheur ne valait rien pour Laura.
Je ne valais plus rien pour Laura. Un souvenir étincelant, un météore dans son ciel éphémère, rien de plus.
Alors, encore tremblante d’avoir nourri son fils, je me penche sur elle et dépose un ultime baiser sur son front avant d’embrasser celui de l’enfant endormi. Il a son odeur, mêlée à la mienne. Une fois que son corps aura absorbé mon sang, elle disparaîtra, mais pour l’heure elle est délicieusement mélangée à celle de Laura.
Notre odeur. Tellement pleine de vie sous ce petit corps repu.
Mes yeux croisent les siens et j’y cueille l’amour qu’elle continue de me porter. C’est un sentiment lointain, poli par le temps et sa nouvelle vie, mais qui anime son regard d’un éclat commun à aucun autre. Celui d’Ophélie, celui de Didon remportant Carthage, mais surtout celui d’une madone étincelante.

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