Il devait être un peu plus de minuit, le lendemain de notre fuite, quand les bois nous avalèrent. J’avais hésité à quitter la route principale, car je n’avais aucune idée de comment se débrouillerait notre monture une fois sortie des chemins balisés.
« Elle a le pied sûr et connaît la forêt, assura Laura. Tant pis si nous avançons plus lentement, nous n’allons pas tarder à arriver près d’un village, nous devons rester cachées quoi qu’il en coûte. »
J’acquiesçai en silence. Je ne sais par quel miracle nous avions réussi à nous éloigner autant du manoir sans croiser personne. Nous n’avions pas dormi de la nuit. Quand elle avait jugé que nous étions assez loin pour que le bruit n’alerte personne, Laura avait lancé la jument au galop, laissant derrière nous le pont en ruine. En passant devant la chapelle, j’eus un pincement au cœur en songeant aux portraits que j’abandonnais derrière moi. Puis je m’étais pris à espérer que le Capitaine les découvre…
Quand l’aube s’était enfin levée, nous étions épuisées l’une comme l’autre, fourbues par la chevauchée. Juste le temps de manger un peu et de détendre nos membres, et nous avions repris la route, obsédée par l’idée de fuir le plus loin et le plus vite possible. Ni l’une, ni l’autre n’avions jamais vécu en dehors des palais et des châteaux. Habituées à être servies, choyées, la vie au grand air nous malmenait et nous ne connaissions rien en matière de survie ; le froid d’abord que nous n’avions pas pu repoussé, car incapables l’une comme l’autre de faire un feu, puis les piqûres d’insectes qui voletaient autour de la jument et ne cessaient de se multiplier au fur et à mesure que le soleil se levait, et enfin la chaleur de juillet, qu’aucune citronnade ou mouchoir trempé dans l’eau fraîche, ne venait apaiser… Ses bras, qui maintenaient les rênes, avaient pris une teinte rouge vif. Le haut de mes chevilles et ma nuque viraient au cramoisi et se desquamaient par endroit, me faisant souffrir mille morts. L’air brûlant me soulevait le cœur. Chacune s’efforçait de dissimuler sa fatigue, mais la pénibilité du voyage transparaissait dans chacun de nos nombreux silences.
Vers midi, Laura tâchait de garder les yeux ouverts. Je l’obligeai à s’accorder une pause. Une fois la jument vaguement dissimulée dans les fourrés où elle aussi prenait un repos bien mérité, Laura s’allongea contre moi, à l’abri d’un mûrier. Elle posa sa tête contre ma poitrine, les bras entourés autour de ma taille.
« Est-ce que tu vas dormir ?
— Je n’en ai pas besoin, mentis-je. À la prochaine étape, peut-être. Tu dois guider cette brave Hilde, moi, je n’y comprends rien aux chevaux, alors repose-toi. »
Elle sourit, pour la première fois depuis notre départ. Elle noua ses doigts entre les miens alors que son autre main glissait sous ma cape, contre mon ventre.
« Laura, nous n’avons pas le temps pour… »
Elle retira brusquement sa main et baissa les yeux. Son petit corps tout entier s’était tendu.
« Est-ce que, maintenant, je te dégoûte ? Maintenant que tu sais que, parfois, quand tu me touchais, lui avait fait de même quelques heures auparavant. Et que je ne t’ai rien dit jusqu’à hier… »
Saisie par sa question, je me redressai et resserrai mon étreinte.
« Bien sûr que non, pauvre ange, comment peux-tu croire une chose pareille, lui murmurai-je en baisant ses cheveux, caressant son doux visage. Jamais je ne pourrais penser une chose pareille. Le seul vice qu’on pourrait un jour te reprocher, c’est celui que tu partages avec moi. Tu ne crois pas que je l’adore, ce vice, plus que toute autre chose ? »
Elle garda le silence.
« C’est que… Je ne veux pas qu’il soit la dernière personne à m’avoir touché, confia-t-elle dans un soupir. Un simple bain n’a jamais suffi à effacer ses visites, mais toi tu étais ma source d’eau pure pour me laver de cette… salissure. »
Je jetai un œil rapide à la route. Aucun son, autre que ceux des bois, ne me parvenait. J’avais une ouïe et une vue extrêmement fines, comme je vous l’ai si souvent précisé. Aucun bruit de chevaux, aucun nuage de poussière qui aurait pu annoncer des cavaliers, ne se profilait à l’horizon. Je décidai, pour une fois, de me fier à ces sens exceptionnels qui, si souvent, avaient terrifié mes gouvernantes. Quitte à être considéré comme une bête étrange, autant en tirer quelques avantages… Je me tournai vers Laura, relevant son visage vers le mien et attirant ses hanches contre les miennes.
« Dans ce cas, oublions un peu ces dernières heures…
— Aide-moi à faire peau neuve, chuchota-t-elle.
— Comme un petit serpent à qui on retire sa mue, souris-je en défaisant le ruban dans ses cheveux.
— Il y a des années de mauvaise mue à retirer, tu devrais commencer dès à présent. »
Déjà, ses doigts filaient sous ma robe. Je me surpris à penser que, finalement, la vie au grand air n’était pas si mal.

Malgré l’obscurité, la faim et le froid, je souris en me remémorant notre après-midi. Nous étions reparties une petite heure plus tard, toujours aussi épuisées et courbaturées mais revigorées. Est-ce que nous avions peur ? Évidemment. Et la perspective de passer une nouvelle nuit dehors, en pleine forêt, ne nous rassurait pas. Craquements de bois, bruissement de feuilles, hululement d’oiseaux nocturnes, cette symphonie excitait nos terreurs les plus enfouies. Plus les ténèbres s’épaississaient, plus nos corps se serraient l’un contre l’autre, à la recherche d’un peu de réconfort dans cette chevauchée hostile. La jument elle-même n’était à son aise. Plusieurs fois, elle renâcla à avancer plus avant dans les bois, consciente de constituer une proie de choix pour les loups et autres prédateurs possiblement tapis dans les fourrés. Arrivées devant un amas rocheux, elle refusa catégoriquement d’avancer. Les yeux fous, les oreilles rejetées en arrière, elle se cabra brusquement, nous projetant toutes les deux au sol. Laura, qui tenait les rênes, accusa moins durement la chute que moi et se releva aussitôt pour la rattraper.
« Hilde ! s’époumona-t-elle à la suite de sa jument, Hilde ! Reviens, Hilde ! »
Peine perdue… L’animal avait déjà rebroussé chemin, le fracas de son galop paniqué fut l’unique son qui nous parvint de sa fuite. Très vite, seule la mélodie effrayante des bois revint peupler le silence. Le souffle court, sa robe déchirée et le visage tuméfié, Laura se retourna vers moi :
« Nous devons la retrouver ou jamais nous ne pourrons gagner Tauplitz, pas avant que mon père et ses hommes nous retrouvent.
_ Elle n’a pas dû aller bien loin, concédais-je sans vraiment croire à ce que je disais. J’ai aperçu une clairière plus loin, avec un petit lac, elle est peut-être allée là-bas. Et si nous ne la trouvons pas, nous pourrons au moins nous y reposer.
_ Heureusement, nous avons encore nos affaires, fit-elle remarquer en désignant les deux sacs dont le contenu s’était éparpillé sur le sol.
_ Au moins nous ne mourrons pas de faim tout de suite, maugréai-je en déposant un baiser sur son front où s’était ouvert une légère blessure. Il faudra soigner ça.
_ Tu dois être couverte de bleus…
_ Je te laisserai tout le loisir de les compter une fois à l’abri. »
Elle déposa un baiser sur mes lèvres, j’avais dû me mordre en tombant, car un filet de sang resta accroché aux siennes.
« Ne tardons pas. »
Plus vulnérables que jamais, nous rebroussions chemin, chacune lestée d’un sac. Je ne pouvais m’empêcher de penser que nous étions désormais à la merci des prédateurs, privées de la hauteur et de la vitesse que nous avait offert la jument. Je tentais de me raisonner, il était rare que les bêtes sauvages attaquent des humains, c’est ce que l’on m’avait toujours répété. Mais dans le fond, qu’est-ce que je pouvais vraiment connaître de la faune peuplant les profondes forêts de Styrie ? Comme pour répondre à mes pensées, un râle puissant – mélange de grognement animal et de cri de terreur -suivi d’un grand fracas surgit dans la nuit.
« Qu’est ce que c’est ? s’exclama Laura en se serrant contre moi.
_ Je n’en sais rien…, hoquetai-je, tout aussi paralysée par la peur. Dépêchons-nous de rejoindre la clairière » 
Accrochée l’une à l’autre, nous nous sommes mises à courir. Je ne savais pas ce que nous fuyons, mais quelque chose me disait que le danger venait de derrière nous, qu’il nous avait traquées depuis un long moment et n’hésiterait plus longtemps avant de nous attaquer. Les branches se dressaient tels des remparts entre nous et notre salut, comme mues par la volonté d’un être supérieur qui leur commandait de nous ralentir. Des crevasses et des trous étaient apparus dans le sol, menaçant à chaque pas de nous briser les jambes. Même l’odeur des bois semblait se modifier, une pestilence organique montait du tapis de feuilles moisies. Un mélange d’humus, de pourri et… de mort. Je m’attendais à tout instant à voir apparaître des bras décharnés, des torses squelettiques, sortir de terre pour nous happer vers leur royaume putride.
C’est à ce moment-là que nous avons déboulé dans la clairière, haletantes et terrorisées. L’odeur de charogne se fit plus forte et je sus que nous avions eu tort de venir trouver refuge ici. Un second parfum s’éleva alors dans l’air, un parfum que je ne connaissais que trop bien, et Laura poussa un cri.
La carcasse éventrée de la jument grise gisait sur le sol. On aurait dit qu’on avait tenté de la traîner dans le lac, car l’arrière de son corps était en partie immergé dans l’eau saumâtre. Sa tête disparaissait dans l’herbe. Sa cage thoracique, elle, avait été écorchée, ouverte aux quatre vents par des griffes puissantes. Les côtés saillaient à travers les chairs, s’élevant hors de l’eau, comme la coque déchiquetée d’un navire.
Mais l’horreur n’était pas décidée à s’en tenir à cette terrible vision. Un bras, puis une épaule et enfin un torse rampaient hors de la carcasse. Comprenez-moi bien, la « chose » qui tentait de s’extraire du cadavre n’était pas coincée en dessous, mais bien à l’intérieur. Elle serpentait à l’intérieur, repoussant les derniers lambeaux de chair avant de s’extirper du vaste corps. À peine sorti, il bondit sur ses jambes avec une souplesse et une rapidité surprenante. Il ressemblait à un jeune homme, oui, mais n’avait rien d’humain. De longues griffes jaillissaient de ses mains, une chevelure épaisse lui couvrait les épaules et des crocs saillaient hors de sa bouche.
« Cours ! »
Je saisis Laura par le bras et la pousse devant moi. Je ne cesse de lui hurler de s’enfuire, comme si mes mots allaient lui permettre d’accélérer sa vitesse et d’échapper à notre poursuivant. Car il n’a pas tardé à nous prendre en chasse. Il bondit de tronc en tronc plus qu’il ne court. Son corps ne semble pas soumis à la pesanteur ni aux obstacles de la forêt. Parfois il s’évapore dans les feuillages avant de surgire, à quelques mètres à peine derrière nous. « Cours, cours ! » Le monstre apparaît et disparaît de mon champ de vision, jouant sans doute de ce que cette course poursuite a de terrifiant. Un souffle rauque se rapproche de mon oreille et je ne peux m’empêcher de me retourner. C’est cet instant que la créature choisit pour bondir sur Laura, comme si le fait de détourner mon regard d’elle lui avait ôté une sorte de protection. Elle s’effondre sur le sol, la tête contre la terre humide. Il est perché à hauteur de ses omoplates, sa bouche sanguinolente prête à fondre sur son cou.
Je le heurte de plein fouet, arrachant au dos de Laura de longues estafilades prises entre ses griffes. Elle saignet ne se relève pas. La bête, elle, a vite recouvré ses esprits et pèse sur ma poitrine. Mes cheveux en pagaille m’empêchent de le voir, mais je lacère tout ce qui passe à ma portée. Bras, épaule, joue… Une main poisseuse s’écrase sur mon front, écartant mes mèches trempées de sang pour dégager mon visage. Une serre acérée court sur ma gorge, accroche une veine et l’entaille. Je n’ai pas le temps de ressentir la moindre douleur que le monstre coince ma tête contre son bras et me traîne en arrière, loin du corps immobile de Laura. Mes pieds décollent à peine du sol, mais la force de cet être est extraordinaire. Un long sillon de feuilles mortes s’ouvre sous mes pas à mesure que je me débats. À la périphérie de mon champ de vision, j’aperçois la carcasse de la jument. Nous sommes revenus vers le lac, nous nous y enfonçons, l’eau sale engloutit ma bouche alors que des algues gluantes accompagnent ma plongée vers les abysses. Je n’ai que ma voix qui résonne dans ma tête, qui implore de courir, au fur et à mesure que les eaux croupies se referment sur moi.

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