La descente me semble interminable. Le monstre m’entraîne toujours plus bas, dans un monde où plus aucune lumière ne filtre, où des corps étranges et gélatineux, glacés, me frôlent sans cesse. Il nage à une vitesse stupéfiante, me tirant derrière lui comme si je ne pesais plus rien. Bientôt je n’aurai plus assez d’oxygène dans mes poumons et cette pensée me réjouit. Si je meurs maintenant, je ne saurais rien des sévices qu’il s’apprête à me faire subir. Si je meurs maintenant, je n’aurais jamais la confirmation du décès de Laura et je pourrais m’éteindre en gardant un infime espoir qu’elle ait survécu.
Ma tête bourdonne, mon diaphragme est écrasé par la pression. Jamais je n’aurais pensé qu’un lac pouvait être si profond. Bientôt nous passons sous un amas rocheux, une sorte de tunnel aquatique, dont les parois râpent la peau de mes bras et de mes jambes. Tout sera bientôt fini. Je ne vois déjà plus rien et n’entends plus les battements de mon cœur.
Un flot teinté de rouge jaillit hors de mes lèvres, une toux de tous les diables secoue mes côtes si fort que je crains qu’elles ne se brisent et quelque chose éclate dans ma tête.

Les yeux clos, je reviens doucement à moi. Un calme royal m’entoure. J’essaie d’ouvrir la bouche, mais on presse contre mes lèvres une outre glacé et molle, pleine de ce breuvage dont je raffolais enfant. C’était donc cela… Rien de tout cela n’est réel, ni Laura, ni le monstre, ni la douleur. Ce n’est qu’une fièvre, un cauchemar, qui prend fin dans les bras de ma mère. Elle seule connaît le remède qui me sauvera de ce mal. Le sang d’animaux à peine tiédi dans le petit chaudron qu’elle garde dans sa chambre, empli de cette magie qui me réchauffe le corps, apaise mes peurs… Celui-ci est particulier, dénué des odeurs fauves du gibier ou du bétail. Une saveur racée et charnue tourne dans a bouche et habille toute ma gorge lorsqu’elle y glisse. Un véritable nectar qui, à peine avalé, inonde toutes les parties de mon corps en même temps. Ce qu’il reste de sang dans mes veines répond à ce nouvel apport avec une force animale, se jette à sa rencontre. Plus ils se lient, plus je me sens revivre, pleine de puissance et de santé. Je presse l’outre entre mes doigts pour accélérer le débit, toute à ma joie d’être en vie, d’éprouver une telle vigueur partout dans mon corps. Quand j’aurais fini de boire, je me lèverai, je raconterai à ma mère la terreur que je venais de vivre pour mieux savourer le fait qu’elle n’appartenait qu’au songe.
Mes paupières se soulèvent, libérées de leur poids. C’est bien le visage de ma mère penchée sur moi. Ses longues boucles brunes auréolées d’or, les mêmes que les miennes, glissent sur ses épaules nues. Je reconnais son grain de peau. Curieusement, son odeur m’échappe, ou plutôt, une partie de son odeur, comme si on en avait coupé une partie et remplacé par une autre. Un second détail accroche ma conscience. Ma mère ne porte pas de vêtement. Ma tête est appuyée contre un torse ferme et… viril. Et cette ombre au-dessus de mon visage… c’est un bras, un bras d’homme, blanc et glacé, ouvert sur la longueur. J’ouvre la bouche pour hurler, mais on me maintient immobile, les lèvres scellées à la plaie dont découle le si merveilleux breuvage. J’essaie de me débattre. Le fluide écarlate me barbouille le visage, entre dans mon nez et ma gorge. Une violente quinte de toux m’arrache au monstre, contraint de me libérer s’il ne veut pas que je me noie dans son propre sang. D’ailleurs, le « monstre » n’a plus rien de monstrueux. C’est un jeune homme de belle taille, lavé des viscères de sa proie. Il est presque nu, de longs cheveux sombres tombent jusqu’au milieu de son dos. Et passé autour de son cou, reposant sur sa poitrine cave, le médaillon renfermant le portrait de ma mère… et de mon père maléfique.

La stupeur, le dégoût empêchent toute pensée cohérente. Je me contente de le fixer, incapable de parler, et il fait de même. Un pli soucieux creuse son front, une forme d’étonnement habille ses traits, comme s’il hésitait sur la conduite à tenir. Du coin de l’œil, je commence à observer les lieux. C’est une sorte de grotte. La hauteur de la paroi me laisse supposer que nous nous trouvons sous une montagne. Combien de temps étions-nous restés sous l’eau ? Le massif préalpin du Darchstein, qui sépare la Styrie de l’Autriche, s’élevait bien plus loin que la forêt, il était impossible que j’aie survécu à une immersion de plusieurs heures. D’ailleurs il était tout bonnement inconcevable qu’un tel espace se trouve sous un si petit lac. Si nous étions sous terre, sans la moindre source de lumière, comment pouvais-je évaluer la hauteur des parois, distinguer avec autant d’acuité la présence des quelques stalagmites arpentant le plafond, examiner la couleur orangée de la roche ? Me vint alors cette question terrible, cauchemardesque : avais-je vraiment survécu ? Et si tel n’était pas le cas dans quel enfer me trouvais-je ?
Instinctivement, mes mains se portent à ma gorge, là où le monstre a tenté d’entailler ma peau. Une longue plaie, ramollie par l’eau, s’ouvre sous mes doigts. Je panique, reserre les bords de ma blessure, mais étrangement je n’ai pas mal. Je constate alors que la chair de mes paumes, celle de mes jambes, a pris la teinte cadavérique des noyés. De grosses veines ont éclaté, des marques noires entachent mes mollets. La peau de mon visage est tuméfiée, celle de mon ventre aussi, gorgée du fluide des morts. Je comprends que la brûlure que j’ai ressentie en sortant de l’eau n’avait rien à voir avec le passage de l’oxygène. En réalité, je ne respire plus depuis un long moment. Je m’effondre, terrassée par le choc. Je cherche de l’air, mais mes poumons sont comme deux pierres… et pourtant je vis. Bientôt, en regardant mes mains, mes bras et mes cuisses, je vois les hématomes se résorber, telles des anémones sombres se rétractant à marée descendante. Un derme lisse, parfait, d’une clarté lunaire, se lève sur ma peau et la recouvre d’un drôle d’éclat nacré. Plus aucun gonflement ne déforme mon visage ni mon abdomen et je devine avant de la toucher que ma plaie aussi a disparu. La panique me saisit à nouveau, je suis prise d’une envie frénétique de me gratter, d’écorcher cette chair nouvelle pour retrouver l’ancienne cachée en dessous. La créature se jette sur moi, immobilise mes poignets et me plaque sur le sol.
« Pas… morte, articule-t-il avec difficulté. Pas morte.
— Bon Dieu, mais qu’est ce que je suis alors ! crié-je, qu’est ce que tu as fait ? »
Il finit par me libérer, je rampe un peu plus loin afin de me tenir hors de sa portée. Je comprends alors qu’il tente de parler, en vain. La frustration durcit son visage, mais sa beauté demeure stupéfiante, totalement irréelle. Je n’ose pas jeter un œil dans l’eau pour y ausculter mon reflet, de peur de trouver la même grâce figée sur mes traits.
« Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est ce que tu m’as fait ?
— Choix.
— Je n’ai pas eu le choix ! Je… »
Je porte ma main à mon ventre. Plus aucunes entrailles ne bourdonnent sous ma peau. Aucun malaise, aucune douleur, pasmême une petite gêne. Tous mes muscles sont souples, aucun tendon ni ligament ne semblent soumis à la moindre pression. Je ne transpire pas, aucun fluide autre que le sang du monstre ne s’agite dans mon corps. C’est un calme parfait, un silence royal qui règne à l’intérieur. Je ne sens même plus mon propre poids, je ne porte plus aucune odeur. Je lève les yeux vers le monstre, stupéfaite de cet état de pure… béatitude.
« Qu’est-ce que ?
— In… Ingrate.
— Non, attends ! »
Il se retourne et disparaît dans un trou à même la roche, la « tanière » où il doit vivre. Je renonce à le suivre, trop occupée à éprouver mon nouveau corps. Je fais rouler mes poignets, mes épaules, mes chevilles, fluide dans chacune de mes articulations. Je suis si légère, libérée de… De quoi d’ailleurs ? J’avance et me penche sur le lac pour examiner mon reflet. Rien n’a réellement changé et en même temps quelque chose est parti, remplacé par un autre mystère. En touchant mon visage, je réalise que ma chair est devenue une surface lisse et légèrement rigide, plus proche du minéral que… du vivant. Voilà ce qui est parti, non pas simplement ma vie, mais ce qui me reliait « organiquement », « biologiquement » aux humains. En un mot, ce qui me faisait horreur chez mes semblables a été emporté par les eaux du lacs. Et je suis forcée d’admettre que, malgré la fatigue, malgré la peur, je ne me suis jamais sentie aussi bien.
Je fais quelques pas, saute sur place, plonge mes jambes dans le lagon sans souffrir de la morsure du froid. Rien ne m’atteint, rien ne me trouble.
Mais cet état n’était pas fait pour durer. Alors que je découvrais l’acuité de ma nouvelle vision, une douleur sourde se mit à enfler dans mon ventre, allant jusqu’à me couper le souffle. Puis je me souviens que c’est une illusion, car je ne respire plus. Un autre pic de douleur irradie à la base de ma nuque, plonge dans la moelle de mon dos avant de gagner mon abdomen. Quelque chose ne va pas. Quelque chose ronge mon corps parfait, le fait souffrir mille morts. Peut-être n’était-ce qu’un simple répit ? Un moment d’apaisement avant la plongée dans les enfers, les vrais ? Je tombe sur le sol, saisie par la souffrance, incapable d’appeler au secours, ni même de réfléchir. Je me mis à ramper vers la tanière, terrifiée par ce qui était en train de m’arriver. Le monstre m’attendait à l’entrée, il m’a jeté un morceau de viande crue, maillée de veine et emplie de sang encore tiède. Je l’ai mordu à pleine dent, sans me soucier de la provenance de l’organe. Pour autant, ce repas ne suffit pas à me rassasier et la faim revint me tirailler, toujours plus pressante. Je ne sais comment décrire un tel état, sinon que je n’étais plus moi-même, qu’aucune pensée cohérente ni raisonnement ne trouvait sa place dans mon esprit. La faim s’était refermée sur lui comme une gaine hermétique et semblait me digérer petit à petit.
« Demande-moi aide. »
Il était accroupi dans une sorte d’alcôve formée par la roche, ses grands bras blancs appuyés sur les genoux.
« Demande-moi aide. »
J’avais tellement mal. Mais l’horreur qu’il m’inspirait égalait presque ma douleur. Si je ne disais rien, je mourrais… encore.
« Demande. »
J’aurais du me taire et disparaître pour de bon, puiser dans ce qu’il me restait d’humanité pour avoir ce courage et ne pas devenir comme lui. Mais mon humanité n’a jamais été parfaite – et, je le comprenais alors, jamais totale. Quelque chose de vicié me refusait le monde des hommes depuis ma naissance, on me l’avait suffisamment fait comprendre. Et aujourd’hui, j’avais trouvé la réponse que j’avais tant cherchée. Alors, j’ai demandé le secours de la bête et c’est ici que tout a commencé.

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