Je n’eus aucune peine à retrouver Laura à Hoplseim. À peine entrée dans la petite ville, son odeur se détacha de celle des cinq cents âmes résidant dans le bourg pour me guider jusqu’à elle, exactement comme les courants telluriques de la forêt m’avaient aidé à retrouver le lieu de sa disparition. Le village était de belle taille, relativement riche à en juger par le nombre d’échoppes et l’entretien des rues. Laura occupait une maison à deux étages, non loin du centre, ouverte vers une cour qui abritait un poulailler. Ma tendre paysanne n’avait pas menti, une boutique siegeait au rez-de-chaussée ainsi qu’un petit atelier de couture et de dentellerie. La nuit était tombée depuis un moment, mais des hommes s’attardaient aux tables extérieures d’une auberge non loin de là. Je contournais la masure et entrepris de me faufiler par l’arrière jusqu’aux chambres. Je comptais une autre personne en plus de Laura dans la maison, une respiration de femme, sans doute assoupie, montait d’une des fenêtres donnant sur la rue. Je devais me montrer prudente, Hoplseim était une ville bien plus conséquente que la modeste bourgade de Gurnau. Une horde d’habitants armés et prêts à en découdre ne manquerait pas de fondre sur moi à la moindre alerte. Transportée par l’allégresse, je n’avais pas jugé pertinent de faire disparaître les dépouilles de mes victimes de la veille. Une erreur grossière qui risquait de compliquer mes déplacements dans la région si Laura et moi ne nous hâtions pas de fuir. La nuit était déjà bien avancée, je perdais du temps à rôder autour de cette maison sans y entrer. Il nous faudrait partir avant l’aube, soit dans quelques heures à peine et couvrir suffisamment de distance pour que je puisse me reposer en sécurité.
Je décidais de passer par la boutique plutôt que par une fenêtre du premier. Une porte arrière donnait accès directement à l’atelier. Les volailles s’agitèrent dans leur poulailler quand je franchis la grille du petit jardinet, un jappement rauque retentit sous l’appentis où étaient entreposés divers outils. « Idiote », songeai-je… Un chien de belle taille s’élançait vers moi, grondant et aboyant à tue-tête dans ma direction. Il était retenu au cou par une corde et les coups de dents hargneux qu’il donnait dans le vide n’avaient rien pour m’effrayer… à cela près qu’il allait signaler ma présence à tout le voisinage. Je le saisis au collet, soulevant sans peine ses 35 kilos du sol. Bien que désorienté, il ne cessait d’aboyer furieusement, se balançant de gauche à droite pour attraper n’importe quoi qui aurait pu lui servir de prise. J’allais l’achever quand une fenêtre s’ouvrit au premier étage.
« Fanzi, tais-toi ! Tais-toi ou je… »
Laura… Laura se tenait à la fenêtre.
« Millarca… souffla-t-elle… C’est… »
Le chien retomba mollement sur le sol, les oreilles baissées sur le crâne et la queue entre les jambes
« Je… Attends-moi ici. »
Figée dans le jardinet en désordre, je fermais les yeux pour mieux suivre le bruit de ses pas venant à ma rencontre.

« Où étais-tu Millarca ? »
Sa voix était toujours aussi douce, aussi suave que dans mes souvenirs… ce même nectar qui soupirait l’extase à mes oreilles quand je la tenais contre moi. Pourtant, quelque chose de sévère avait aiguisé son articulation, sa manière de former les mots et de finir ses phrases. Malgré ma force et l’assurance que me conférait ma nouvelle nature, je me retrouvai à me justifier, à demi-mot.
« Je t’ai cherché.
— Tu as mis du temps. Pourtant je n’étais pas parti très loin. »
Son pas léger dans les herbes hautes s’était fait plus abrupt. Depuis plus d’une heure, nous longions la lisière de la forêt qui bordait les champs du village. Je lui avais raconté mon histoire dans les moindres détails sans qu’elle ne prenne peur un seul instant. Elle était restée stoïque à l’écoute des révélations de la bête. J’avais alors acquis la certitude de ce que je soupçonnais depuis cette fameuse nuit dans la chapelle abandonnée.
« Tu le savais, depuis le début, tu savais.
— Qu’est ce que ça change ?
— C’est toi qui as dit à Lépoldine de répondre à mes questions. Tu l’as forcée à me raconter l’histoire de ta mère. »
Laura avait souri pour la première fois depuis nos retrouvailles.
« Et alors ? Tout le monde t’a reconnue, dès le premier jour. Tu leur ressemblais tellement…
— Tu m’as menti.
— Et protéger. Si je n’avais pas insisté, mon père t’aurait jetée aux loups.
— Je ne suis pas sûre de vouloir savoir ce que tu lui as offert en retour ! »
Son sourire s’était éteint, son visage fermé à l’image des bourgeons qui se recroquevillaient sur eux-mêmes à cette heure tardive de la nuit.
Les lueurs faiblardes du village avaient disparu depuis longtemps. J’y voyais comme en plein jour, me gorgeant des traits et expressions qui passaient sur le visage de Laura. Elle avait froid, ses veines s’efforçaient de garder l’afflux de sang à la surface de ses joues pour conserver leur chaleur. Du givre perlait, çà et là, sur les ronces des mûriers qui bordaient les champs déserts.
« Je t’ai cherché, repris-je. Je suis partie à ta recherche dès que j’ai pu sortir de son antre.
— Un an pour sortir d’une grotte… »
Je m’interrompis comme figée.
« Un an ?
— Combien de temps pensais-tu être partie hein ? Tu crois que mes blessures auraient guéri en quelques semaines ? Je n’ai pas pu marcher, ni même me tenir assise pendant plusieurs mois. On a pensé que je ne marcherai plus jamais. »
Elle tira sur sa robe, dévoilant son dos jusqu’en bas des reins. Plusieurs cicatrices couturaient sa chair, dont une d’un violet foncé qui ourlait toute la colonne vertébrale, du cou jusqu’aux lombaires. Je tendis mes doigts pour éprouver la peau malmenée, seule preuve tangible de la durée de mon absence… et de la détresse que Laura avait dû endurée. La chair avait entamé sa lente reconstruction, mais elle suppurait encore à quelques endroits. J’inspirais une profonde bouffée d’air et ne décelait aucune odeur de putréfaction, à mon grand soulagement. Je me mis à genoux et entrepris d’embrasser les bords tuméfiés des blessures. Mais à peine mes lèvres entrèrent en contact avec sa peau, que Laura se dégagea, replaçant son vêtement sur cette parcelle de nudité qu’elle avait consentie à me dévoiler.
« Ce n’est pas grave, dit-elle en agitant sa main comme pour chasser un insecte. Regarde, je m’en suis très bien sortie.
— Comment…
— J’ai rencontré les bonnes personnes. Certaines m’ont sauvée la vie. »
Je repensai alors à Anke et au sort que je lui avais réservé.
« Comment as-tu fait pour échapper à ton père ? Il a recruté tout un corps de garde pour te retrouver.
— Je te l’ai dit, j’ai rencontré les bonnes personnes. »
Je me tus, emboîtant le pas à Laura pour poursuivre notre marche nocturne. Je ne savais pas comment éluder le sujet concernant ses potentiels sauveurs. Je me pris à penser que finalement peu importait celle qui l’avait soignée, que le seul à blâmer était celui qui, par ses actes, l’avait jetée sur les routes, livrée en pâture à la bête, et qui avait laissé à une vieille rebouteuse le soin de remettre sur pied la jeune femme qu’il avait sciemment détruite.
« Je peux t’emmener le voir, finis-je par dire. Ton père. Il ne soupçonnera pas ta présence et je pourrai l’empêcher de t’approcher, si tu le souhaites.
— Je n’en vois pas l’intérêt.
— Tu n’en vois pas l’intérêt ? Cet homme t’a malmenée pendant des années !
— Et il ne le fera plus jamais.
— Est-ce que tu sais qu’il écrit un livre… sur nous deux. Il te décrit comme une pauvre fille naïve et fragile. Une victime…
— C’est ce que j’étais.
— Je ne t’ai jamais vue ainsi.
— Peut-être que tu ne voulais pas le voir.
— Il ment, il a menti sur toute la ligne. Si tu le crois encore maintenant… Bon sang, Laura il me dépeint comme un monstre ! Un monstre qui absorbe ta force vitale et…
— C’est ce que tu es devenue. »
Sa réplique me frappe comme un coup en plein dans la gorge. Je voulais rétorquer, mais j’en étais incapable. Laura se radoucit, visiblement touchée par le mutisme qu’elle a su créer en moi. Elle m’encouragea à m’asseoir sur une souche à l’abri d’un grand sapin sombre, elle prit place à côté de moi, une de ses mains glissa le long de ma joue glacée et rigide sans en éprouver la moindre gêne.
« C’est ce que tu as toujours été, poursuivit Laura. Une créature hors du temps, au-dessus des hommes et de la vie…
— C’est ce que tu as aimé chez moi ?
— Non. Enfin, peut-être. Tu m’as donné l’impression d’être spéciale, d’être comme toi, au-dessus des hommes et de ma simple existence. Ou peut-être est-ce notre histoire, ce passé commun que tu ignorais. Notre affection ne pouvait pas être pire que celle qui a lié tes parents, qui a poussé mon père à devenir ce qu’il est. Si j’étais optimiste, je dirais que nous avons… raccommodé le passé et sauvé l’avenir. »
J’avais tellement envie de me fondre dans son regard, dans ses lèvres qui formaient ses mots sans discontinuer, de me dissoudre dans sa bouche… Mais malgré mon visage contre sa paume, son souffle contre le mien, je savais qu’elle n’était pas sincère. Qu’elle ne l’était plus. Je l’avais senti dès les premiers instants et bien que je me sois efforcée de l’ignorer, la promiscuité de son corps ne faisait que me rappeler ce que je savais déjà.
« Alors pourquoi tu parles de tout ça au passé… »
J’étouffais un faux rire.
« C’est idiot de ma part de te demander, car je sais déjà. Comment s’appelle-t-il ?
— De quoi tu parles ?
— Ne joue pas à ça avec moi Laura, je gagnerai haut la main.
— Millarca…
— Je sens son odeur, partout autour de toi, je pourrais deviner où il a posé ses doigts sur toi la dernière fois qu’il t’a touché. Un an, c’est tout ce qu’il t’a fallu pour te laisser séduire par la vie sans éclat d’une épouse de petit commerçant ?
— Je ne suis pas mariée.
— Non, mais tu en as envie.
— Comment peux-tu savoir ce dont j’ai envie ? 
— Je le sais, car je t’ai sauvée d’un homme qui t’aurait enfermée à jamais dans ta tour jusqu’à ce que tu accouches d’une flopée d’enfants consanguins. Je le sais, car tu as déployé des miracles d’inventivité et de perversité pour me séduire et faire de moi ton chevalier servant. Et surtout je le sais, car tu n’as rien de commun avec ses pauvres filles que la vie d’épouse suffit à combler pour les cinquante ou soixante années de leur existence minable. »
Mon calme légendaire m’avait déserté comme une marré sanguine sur du sable amer.
Je bouillonnais de fureur, d’incompréhension, et, je dois l’avouer, de déception vis-à-vis de Laura.
« Je peux t’offrir ce que personne ne pourra jamais te promettre, repris-je d’une voix plus calme. Laura, je t’en prie, pense un instant à la vie qui pourrait être la tienne, la nôtre. Eternelle, sans peur, sans frontière. Libre à jamais de faire ce que tu veux, de te venger de quiconque te blessera. Tu pourrais traverser les siècles et regarder le monde se transformer devant toi, imagines quel spectacle cela serait ! Tu verrais la peinture, la littérature, la musique, la science se métamorphoser au gré des évolutions humaines. Imagine un peu tout ce qui t’attend, ce spectacle grandiose qui se déroulera sur des siècles et des siècles, juste pour toi. Juste pour nous. »
Elle parut réfléchir un instant, les lèvres serrées et le regard vague.
« Tu as raison. Nous serons d’éternelles spectatrices, rien de plus. »
Je soupirai en balançant la tête en arrière, fatiguée par son défaitisme.
« Tu sais très bien ce que je veux dire… Nous pourrons nous impliquer dans ce monde de la manière que nous le voudrons, moduler les époques à notre image. Je pourrais devenir peintre, les époques façonneront ma peinture et je les façonnerais par ma peinture. Tu serais mon modèle, certes ton corps restera figé à l’âge que tu as actuellement, à ton apparence actuelle, mais je ne cesserais de te réinventer. Nous voyagerons partout où tu le souhaites, nous… »
J’étais à court d’arguments. Je pris ses mains dans les miennes, embrassais ses phalanges en la fixant d’un regard que j’espérais suffisamment hypnotique pour la convaincre.
« Je t’appartiendrais tout entière, murmura-t-elle après avoir observé un silence. À jamais jeune et jolie, toute dévouée à ton regard…
— Ni la vieillesse ni la maladie ne t’atteindront jamais.
— Et c’est toi qui auras fait de moi ce que je suis.
— En partie, oui.
— Alors en quoi es-tu différente de lui… de la vie qu’il allait me réserver ? Ton enfant éternelle, ton amante désignée pour l’éternité, modelée pour la vie que tu auras rêvée pour nous deux. 
— Comment peux-tu dire une chose pareille, sifflais-je, assommée par ce parallèle.
— Je te pose une question, tout simplement.
— Tu sais bien que ce n’est pas mon intention.
— Tu comprends alors que cette vie que tu dépeins c’est celle que tu veux pour toi, mais peut-être n’est-ce pas celle dont j’ai envie.
— Bon sang Laura mais qu’est-ce qu’il te prend ! Je t’offre la jeunesse, la beauté, la vie éternelle sans douleur ni chaîne et toi, tu… »
Je me relevais d’un bond et lui tournais le dos pour dissimuler la fureur qui déformait mes traits.
« Millarca, je…
— J’aurais dû te laisser moisir là-bas, avec lui. Nourrir une bande de morveux, entretenir une maison, tenir les cuisines et te faire prendre chaque soir dans un élan insipide et sans joie, c’est ce que tu veux finalement ? Retourne au manoir, tu seras aussi bien logée que dans une baraque puante avec ton marchand. D’ailleurs, j’imagine qu’il sait qu’il ne doit pas s’attendre à te trouver vierge le soir de vos noces ? »
Elle me gifla. De toute sa force, de toute sa haine. À cet instant, elle me détesta plus que quiconque, plus que son père. Enfin, je retrouvais en elle un peu de ce feu pur et glacial qui m’avait tant consumé. Elle leva le poing pour me frapper une seconde fois, je saisis son poignet au vol avec la vivacité d’un oiseau de proie, mon autre bras emprisonnait déjà sa taille et collait son corps tremblant de rage contre le mien. Je retrouvais son odeur, délivrée de celle du malheureux qui avait osé poser ses mains sur elle. Sa peau tout entière s’était subitement réchauffée, enflammée par le fiel que j’avais affranchi. Je respirais goulûment, m’empiffrais littéralement de ses effluves. Soif… Très soif… Tout ce sang béni, son sang, palpitant dans ses veines gonflées par la fureur et le froid. Je la retournais pour presser son dos contre ma poitrine et enfouir mon visage dans son cou, enrouler mes bras autour de sa taille et laisser mes doigts courir sur son ventre.
« Une vie sans moi Laura, c’est ce que tu souhaites ? murmurais-je à son oreille.
— Arrête, hoqueta-t-elle.
— Laisse-moi te montrer ce que le sang a de sublime. Goûte-le, éprouve-le… Crois-moi rien ne supplante ce plaisir.
— On ne peut pas vivre que de plaisir, gémit-elle
— Si l’on est immortelle, si. »
Ma langue court le long de sa gorge, mes lèvres glissent à la commissure des siennes. Je laisse mes crocs affleurer à la surface de chacun de mes baisers… Je sais que j’ai gagné. Laura se retourne et m’embrasse à pleine bouche, ses mains courent fiévreusement dans mes cheveux, sur ma poitrine. Des larmes viennent se mêler à sa salive, m’abreuvant du nectar le plus extatique qui m’ait été donné de goûter. Mais brusquement tout s’arrête. Une tombée de rideau brutal sur une féerie morbide.
« Je ne peux pas Millarca. Je ne veux pas.
— Laura… »
J’embrasse ses lèvres avec délicatesse, emprisonnant son visage trempé dans mes mains.
« Non, Millarca. Tu te trompes. Tu as toujours été promise à cette existence et je suis heureuse que tu aies trouvé ta place dans ce monde. »
Elle recule d’un pas, ses grands yeux sont baignés de larmes, ses épaules tremblent sous l’effet des sanglots.
« Tu es née… Tu es née « comme ça ». Et… Cette nature cruelle, irréelle, elle m’a séduite, c’est vrai. Un être merveilleux, une créature de légende entrait dans ma vie sous les traits d’une magnifique jeune femme et cet être fabuleux tombait amoureux de moi… Tu comblais mes rêves les plus fous. Mes fantômes prenaient vie hors de moi, hors de ma tête, grâce à toi…
— C’est pour cela que nous sommes faites pour être ensemble Laura. Je n’ai jamais toléré la présence des humains à part la tienne, tu m’as ramené vers l’humanité et…
— C’est terminé Millarca. Je ne veux pas repasser du côté de la mort alors que tu m’as montré ce qu’était la vie, la vraie vie.
— Tu… Tu es en train de me demander de disparaître. »
Laura s’étouffe dans ses pleurs, son visage n’est plus que sillon et rougeur. Ses petites mains se sont recroquevillées autour de sa poitrine, comme pour tenir ce cœur qu’elle meurtrit à chacun de ses mots. Mais je sais qu’elle ne reculera pas. Que chacune de ses paroles, elle les pense au plus profond d’elle-même.
« Je suis désolée Millarca, tellement désolée, s’étrangle-t-elle. Je ne peux pas venir avec toi… Plus maintenant. Je t’ai aimée, si tu savais comme je t’ai aimée… »
Je reste stoïque et me contente de la regarder haleter, gémir, hoqueter. Elle finit par reprendre sa respiration, rejeter ses cheveux derrière son épaule pour dégager son visage.
« Le soleil va se lever. Tu dois partir. »
Je la regarde, elle si pâle, si fine, pleine de grâce dans les lueurs de l’aurore. Ses cheveux de cendre, ses yeux translucides, ses lèvres bleuies sous la corolle de veines violettes qui courent sous sa peau… Un spectre magnifique, une merveille de vampire en devenir.
« Bien sûr que je dois partir, murmuré-je. »
Je me penche sur elle et l’embrasse tendrement, insufflant à ce baiser tous les adieux que cette vie peut contenir. Laura répond, douce et offerte, comme autrefois.
« Mais je t’emmène avec moi. »
Mon étreinte se resserre sur elle comme une machine de malheur. Son cœur bat plus fort, si fort. Une quantité phénoménale de sang affleure à la surface de sa peau. Je revois défiler mes tableaux : Ophélie, Didon, tous ses possibles que Laura deviendra une fois délivrée de sa chair mortelle. Mes créatures devenues corps dans le sien. Dans le sang.
Le sien baigne ma bouche, dégringole dans ma gorge, me gonfle toute entière d’un plaisir sublime. Laura a cessé de se débattre et je l’emmène doucement vers notre royaume nocturne et radieux.
Puis c’est la brûlure. Terrible.
L’enfer qui se déchaîne à la surface de mon corps.
Je deviens soudainement aveugle, sourde, muette. Ma peau commence à se racornir, mes os sont à nu, mes muscles grésillent sous l’effet de la morsure. Ravagée, dévorée par l’aurore.
Je recule vers ce qui reste de nuit, vers la forêt. Mais je ne vois rien, mes yeux ont disparu dans leurs orbites. Je titube, je chute, mes mains s’empalent sur des morceaux de bois morts. Je sens qu’on me tracte vers l’arrière, deux petites mains fragiles refermées autour de mes bras à vif. Laura, ma douce Laura, me tire vers l’obscurité. La voilà qui creuse la terre, qui s’affaire à me fabriquer un abri, à moi, son aimée, son amour éternel. Elle s’épuise la pauvre, gratte l’humus avec férocité. Elle me hisse tendrement sur mes pieds, glisse mon bras autour de son cou. Un pas, deux pas. Elle m’allonge enfin dans la fosse, loin du jour et de ses rayons meurtriers. Malgré la souffrance qu’engendre un tel geste, je me mets à sourire. Mes joues se fissurent et mes lèvres se fendent, mais peu m’importe. Laura m’aime. Laura me protège. Elle m’a toujours aimée. Les premières poignées de terre tombent sur mon visage et dans ma bouche. Mon corps tout entier ne tarde pas à en être recouvert. Déjà les brûlures s’apaisent. L’aube est tenue éloignée par la terre que ma tendre aimée déverse sur moi. Je recouvre doucement la vue, juste assez pour voir son visage transfiguré par un mélange de terreur, de haine et de désespoir. Un mot se forme sur ses lèvres, un mot que je n’entends pas, puis elle se détourne en abandonnant une dernière pelletée de terre qui achève de me faire disparaître aux yeux du monde.

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