J’ai aidé Laura à s’habiller assez chaudement pour supporter le froid de la nuit et nous nous sommes aventurés dans la demeure déserte. Je m’étais changée rapidement, jetant une cape épaisse sur ma robe de voyage et troquant mes bottines contre des chaussures plus adaptées à la marche. Je ne savais pas encore où nous irons, ni combien de temps nous allions devoir nous débrouiller seules sur les routes. Rejoindre le village le plus proche était exclu, le capitaine viendrait directement nous y débusquer. Il faudrait aller plus loin, bien plus loin, avant que l’alerte de la disparition de Laura ne soit largement diffusée. Et elle le serait très rapidement. Notre fuite, en l’état actuel des choses, semblait impossible. Toutefois il était hors de question d’y renoncer.
J’avais décidé de passer par la porte de la cuisine qui donnait sur le côté ouest de la demeure. Comme cela était coutumier à l’époque, la cuisine était l’endroit le plus éloigné des autres pièces de vie afin d’éviter les risques d’incendie. Léopoldine et Mlle de La Fontaine occupant des chambres au dernier étage, personne ne nous surprendrait. J’en profiterais pour remplir nos sacs de vivres puis nous volerions une monture et prendrions la direction de la forêt.
Une énorme miche de pain trônait sur la table. Les restes du repas dantesque que le capitaine nous avait servi dormaient dans les armoires. Du fromage, des fruits, de la viande, j’empaquetais tout ce que je pouvais trouver. Laura, mutique, regardait à travers la fenêtre. Je craignais que le fait de m’avoir révélé son secret ait effondré ses ultimes défenses. Je mourrai d’envie de la rassurer, de lui parler, d’entamer le long travail d’acceptation qu’elle devrait mener pour, sinon effacer, amenuir le souvenir de ces dernières années passées sous le joug de son père. Mais pour l’heure, tout ce qui comptait de mettre le plus de distance possible entre nous et cet endroit maudit.
Un craquement retentit dans le vestibule. Laura ne l’entendait pas, mais moi je percevais sans peine la plainte des marches du grand escalier. Un pas lourd, traînant, qui excluait la présence du Capitaine. Je saisis Laura pas la main et m’élançai vers la porte, fermée à clef. Je n’avais pas imaginé une seule seconde qu’on verrouille les portes dans un lieu aussi reculé. Je m’acharnais contre le bois, donnant coups d’épaules et coups de poing. Évidemment rien n’ébranlerait le chêne et encore moins une jeune fille de 17 ans. À l’aide d’un couteau, j’entrepris de faire sauter la serrure quand la lumière d’une chandelle suspendit mon geste.
La silhouette charnue de Léopoldine se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle venait satisfaire son vice, un broc à demi-vide dans une main et une bouteille pleine dans l’autre. Elle prit une profonde inspiration comme pour se mettre à crier. Ni une, ni deux je bondis contre sa large poitrine et pressait la lame sur sa gorge.
« Voilà encore un crime que vous allez devoir taire. Je vais emmener Laura avec moi et la protéger des assauts de l’homme à laquelle vous la livrez chaque nuit. »
Elle ne répondit pas, une lueur de terreur brillait dans ses yeux jaunes. Sentir sa peur m’excita, une drôle d’odeur se dégageait de son corps sans tonus. La peur suintait sur sa grosse poitrine, parfumait les plis de son cou potelé et semblait faire bouillir son sang gorgé de vin. J’humectai mes lèvres du bout de la langue. Je fouillai dans ma cape à la recherche d’un bâillon et tombai sur un petit objet métallique. Le médaillon qui renfermait le portrait de ma prétendue famille.
« Vous avez sans doute raison Léopoldine, dis-je en le balançant à quelques centimètres de son visage, je dois être maudite par mille diables. Sachez que j’en suis ravie, cette malédiction – dont je n’aurais jamais eu vent sans vous – me donne suffisamment de force et de courage pour emmener Laura loin de vous et de votre tortionnaire de maître. Un courage que vous n’avez jamais eu. »
Je me rapprochai de son visage pour sentir son souffle chaud, lourd des nombreux verres qu’elle avait dû boire jusqu’à cette heure avancée de la nuit.
« Maintenant disparaissez, remontez vous coucher avant que je plante mes dents dans votre gorge et boive jusqu’à la dernière goutte de votre sang. »
Elle recula, le souffle court, délicieusement terrifiée. Elle allait remonter les trois marches menant au reste de la maison quand elle retira une petite clef de son trousseau et me la tendit avant dereculer dans l’ombre, plus tremblante que la flamme de sa chandelle. J’attendis qu’elle disparaisse pour me précipiter sur la serrure et ouvrir en grand la porte donnant sur l’extérieur. Laura s’engouffra dans la nuit vers les écuries où elle se chargerait de nous trouver une monture. Les chevaux me détestaient, piaillant et renâclant en ma présence comme s’ils sentaient le peu d’affection que je leur portais. Elle réapparut au bout de quelques minutes, une jument docile la suivait par la bride. Je fus rassurée de retrouver un peu de vie dans le regard de Laura, voire un peu d’espoir. Je montais derrière elle, guère habituée que j’étais à chevaucher. L’animal s’ébroua, mais me laisse monter en selle. Alors que Laura s’assurait que nos sacs étaient solidement attachés, je nouais autour de mon cou le pendentif légué par Léopoldine. Si j’étais vraiment celle qu’on prétendait, je n’avais rien à craindre des terreurs qui rôdaient la nuit dans les forêts pleines de spectres de Styrie.

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