Le rendez-vous avait été convenu plus d’une semaine à l’avance et jusqu’à l’heure dite, toutes deux avaient hésité à s’y rendre.
« Et bien nous y sommes, dit-elle
— Il semblerait.
— Êtes-vous toujours sûre de vouloir poursuivre ?
— Et vous, Mona ? »
La jeune éditrice plissa les yeux, gênée par l’obscurité, pour relire une dernière fois le contrat qu’elle avait rédigé, bien qu’elle le connaisse par cœur.
« Je suis navrée de vous imposer une rencontre de nuit, déclara l’autre femme en devinant son malaise.
— C’est une contrainte avec laquelle on doit s’accorder quand on rencontre un être tel que vous, rétorqua Mona. »
Son interlocutrice la fixa intensément, sans dire un mot.
« Veuillez m’excuser, reprit Mona, je ne voulais pas être blessante.
— Vous ne l’êtes pas. »
Mona hocha la tête et reprit d’une voix claire et assurée :
« Bien, reprit la jeune femme. Vous tenez à signer cette œuvre de votre nom quitte à ce que votre identité soit remise en doute par la suite. Sur ce dernier point, Mlle Karlnstein, je vous le répète, il serait plus sage d’opter pour l’anonymat si vous souhaitez que votre ouvrage soit pris au sérieux par les diffuseurs et la critique. Carmilla qui souhaite raconter sa version de ce qui, jusqu’alors, n’était qu’un roman, et rétablir la justice… On pensera à une stratégie marketing, rien de plus.
— Je signerai de mon nom où il n’y aura pas de texte. Ce sont mes souvenirs, ma version de l’histoire et je tiens à la reconnaître devant vos semblables.
— Bien, soupira Mona. Alors, commençons ?
— Je tiens simplement à ajouter quelques détails, dit-elle. Vous n’insisterez pas si je ne souhaite pas répondre à certaines de vos interrogations. Je ferais de mon mieux pour être la plus claire possible, mais certains de mes… souvenirs sont destinés à demeurer connus de moi seule.
— Entendu.
— J’aimerais également que vous ne m’interrompiez pas, sauf nécessité absolue. J’ai besoin de conserver une forme de linéarité dans mon récit. Ma mémoire est mécanique. Mes souvenirs sont archivés sans aucun affect lié. Ce ne sont que des dossiers dans lesquels je peux piocher à condition de fournir un effort pour en reconstituer le fil. Ma pensée est linéaire, rien ne s’y brouille ni ne s’y mélange, contrairement à la vôtre.
— Une manière de fonctionner liée à votre nature de… vampire ?
— Il serait peu souhaitable pour ceux de ma race de conserver une mémoire aussi vive que la vôtre et une pensée aussi débordante.
— Vous supposez que vos semblables deviendraient…
— Fous à lier ? Oh je ne le suppose pas, je le sais. »
Millarca eut un très léger pincement de lèvres, un rictus qui pouvait s’apparenter à un sourire. Mona laissa les yeux sombres de la vampire glisser sur elle et la dévisager. Elle avait pris l’habitude que Millarca agisse ainsi et commençait à éprouver une forme de plaisir à se laisser ainsi observer. Elle repensait à cette lettre totalement invraisemblable qui était arrivée non pas au bureau, mais chez elle. Une écriture calligraphiée et élégante se présentait comme étant celle d’une authentique vampire, à la recherche d’une main humaine pour rétablir la vérité sur son histoire, déformée par le récit d’un père n’ayant pas supporté que sa fille s’amourache d’une femme, un monstre qui plus est, au début du 19e siècle. Mona avait tout d’abord pensé à une plaisanterie, mais, par jeu, avait répondu à la missive. Elle avait rédigé un mémoire sur le roman gothique, en particulier sur l’œuvre de Le Fanu et son célèbre Carmilla. Le texterelatait les amours entre une jeune noble et une créature vampire diabolique, qui avait donné son nom au roman. L’étudiante d’alors avait  principalement orienté sa réflexion sur les femmes vampires, hybrides ou monstrueuses. Son travail avait retenu l’attention des éditions de son université qui l’avaient publié. C’est suite à cette lecture que l’auteur des lettres avait voulu entrer en contact avec elle.
Intriguée, elle s’était rendue au rendez-vous fixé dans un petit bar de la capitale et avait fait la connaissance de Millarca. En chair et en os.
Depuis, Mona était incapable de dormir ou même de songer à autre chose qu’à la magnifique femme se tenant devant elle et qui, de fait, se trouvait être un véritable vampire.
« C’est un très long travail qui nous attend, déclara Millarca de sa voix de marbre.
— Mes nuits vous appartiennent. »
Cette fois, Millarca sourit.
« Alors, commençons. »

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